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Date : 20180810


Dossier : IMM-5380-17

Référence : 2018 CF 831

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 août 2018

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

EMMANUEL KWAKU BOAKYE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 27 novembre 2017 par un agent d’immigration (l’agent) aux termes de laquelle l’agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur.

[2]  Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie, car j’ai conclu que l’agent a rendu des décisions défavorables relatives à la crédibilité dont l’importance par rapport à l’issue de la décision est suffisante pour qu’il s’avère nécessaire d’examiner de manière transparente la demande d’audience de M. Boakye. Même si j’ai conclu que la présente demande est théorique étant donné que le demandeur a été renvoyé du Canada, j’ai également conclu que les circonstances particulières de cette affaire exigent tout de même que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande. Dans ces circonstances, mon jugement annule la décision et s’accompagne d’une ordonnance selon laquelle la décision ne doit pas être prise en compte dans toute instance future des autorités de l’immigration canadiennes concernant le demandeur, mais n’accorde aucune réparation supplémentaire.

II.  Énoncé des faits

[3]  Le demandeur, Emmanuel Kwaku Boakye, est un citoyen du Ghana. Il est arrivé au Canada en 1998 à titre de résident permanent après avoir été parrainé par sa mère.

[4]  En 2009 et ultérieurement, M. Boakye a été condamné pour plusieurs infractions criminelles. En mai 2010, il a été déclaré interdit de territoire au Canada et une mesure de renvoi a été prise contre lui. Il a interjeté appel auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI) en janvier 2011 pour des considérations d’ordre humanitaire, mais son appel a été rejeté. En mars 2011, M. Boakye a renoncé à son droit à un ERAR et est retourné au Ghana.

[5]  M. Boakye est revenu au Canada sans autorisation en mars 2017 et a tenté de présenter une demande d’asile sous un faux nom. Sa véritable identité a été découverte et une mesure de renvoi a de nouveau été prise contre lui. Une ordonnance d’expulsion a été émise à son endroit en mai 2017. Il a été placé en détention aux fins d’immigration en juillet 2017. Cette fois, M. Boakye a présenté une demande d’ERAR. Il a déclaré qu’il serait exposé à un risque de persécution au Ghana en raison d’un handicap et de problèmes de santé mentale allégués et que ses problèmes de santé mentale allaient s’aggraver en raison de l’impossibilité d’avoir accès à un traitement médical au Ghana. La demande d’ERAR a initialement été rejetée en octobre 2017, puis M. Boakye a demandé et obtenu un nouvel examen de la décision d’octobre 2017, qui a été rejetée de nouveau en novembre 2017 dans la décision résumée ci-dessous, qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[6]  Le 21 février 2018, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a remis à M. Boakye un avis sur les modalités de renvoi prévoyant son renvoi au Ghana le 1er mars 2018. L’avocat de M. Boakye n’a pas été avisé du renvoi avant le 2 mars 2018, après que le renvoi a eu lieu. Aucun sursis à la mesure de renvoi n’a été demandé. Compte tenu du renvoi, le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, est d’avis que cette demande de contrôle judiciaire est théorique. M. Boakye répond à cette prise de position en déclarant que le renvoi était inéquitable sur le plan procédural, et donc illégal, puisque son avocat n’avait pas été avisé à l’avance, ce qui l’a privé de la possibilité de solliciter un sursis.

III.  Décision concernant la demande d’évaluation des risques avant renvoi

[7]  Dans la décision, l’agent a mentionné que le handicap et les problèmes de santé mentale allégués de M. Boakye seraient attribuables ou auraient été aggravés par une enfance difficile. Toutefois, l’agent a fait remarquer que le témoignage présenté à la SAI ne fait pas mention de tels sévices et que M. Boakye n’a fourni aucune preuve corroborante appuyant ses allégations selon lesquelles il a eu une enfance difficile.

[8]  Bien que les éléments de preuve médicale ajoutés à l’appui de la demande d’ERAR évoquent l’élaboration d’un plan de traitement médicamenteux par la psychiatre de M. Boakye pour le traitement des symptômes du trouble de stress post-traumatique (TSPT), l’agent a observé que ces éléments ne comportaient aucune lettre de la psychiatre ni indication sur la façon dont le TSPT a été diagnostiqué ni par qui. L’agent a admis la déclaration de M. Boakye selon laquelle sa santé mentale s’était détériorée pendant sa détention et que la psychiatre de la prison avait augmenté la dose de sa médication en raison de ses troubles du sommeil et de ses sentiments d’anxiété et de dépression constants. Toutefois, l’agent a conclu que l’emprisonnement combiné au risque de se retrouver loin de sa famille était à l’origine de ces symptômes, qu’il recevait un traitement et qu’il apprenait à gérer ses symptômes.

[9]  Bien qu’il ait fait référence à la documentation sur la situation dans le pays relativement au traitement des personnes atteintes d’un handicap mental au Ghana, l’agent a fait remarquer qu’après avoir quitté le Canada en 2011, M. Boakye a vécu au Ghana et voyagé dans d’autres pays, où il a obtenu des passeports et présenté des demandes d’asile. L’agent a déclaré que M. Boakye n’avait pas accès à des médicaments ou à des professionnels de la santé mentale pendant cette période de temps et a conclu que, même s’il était atteint d’un handicap mental ou intellectuel ou d’autres maladies mentales comme la dépression, l’anxiété ou des troubles du sommeil, il est en mesure de prendre soin de lui-même et de naviguer parmi les processus administratifs et gouvernementaux, ce qui fait en sorte qu’il ne serait pas une cible de persécution à son retour au Ghana.

[10]  L’agent a également observé que l’absence de traitement médical au Ghana ne peut servir de motif pour une demande d’asile en application du paragraphe 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[11]  Par conséquent, l’agent a refusé la demande d’ERAR de M. Boakye et a conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque de persécution, à une menace à sa vie, ni à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, s’il était renvoyé au Ghana.

IV.  Requête en vue d’ajouter un défendeur et de modifier les réparations demandées

[12]  Le 20 juillet 2018, l’avocat de M. Boakye a déposé une requête visant à ajouter le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en guise de défendeur et à modifier les réparations demandées en l’espèce pour y ajouter : a) que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile permette le retour de M. Boakye au Canada et/ou; b) que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration fournisse à M. Boakye une autorisation pour retourner au Canada, un visa de résident temporaire ou un permis lui permettant de retourner au Canada pendant le réexamen de son ERAR. Le 23 juillet 2018, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a déposé un mémoire des faits et du droit en réponse à cette requête et, le 24 juillet 2018, M. Boakye a déposé des observations écrites additionnelles en réponse au mémoire. La Cour a ordonné aux parties de présenter des observations orales sur la requête à l’audience sur la demande de contrôle judiciaire, prévue le 26 juillet 2018.

[13]  À l’audience, les parties ont fait valoir à la fois la requête et la demande de contrôle judiciaire et j’ai reporté le prononcé de ma décision sur les deux questions. Le présent jugement et les présents motifs portent à la fois sur la requête et la demande de contrôle judiciaire.

V.  Questions en litige et norme de contrôle

[14]  Les parties soumettent à la considération de la Cour les questions suivantes :

  1. La Cour devrait-elle accueillir la requête du demandeur?

  2. La Cour devrait-elle refuser d’examiner les éléments de preuve ajoutés par le demandeur, dont l’agent n’avait pas été saisi, dans la présente demande de contrôle judiciaire?

  3. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

  4. Si la demande de contrôle judiciaire est théorique, la Cour devrait-elle tout de même exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande?

  5. L’agent a-t-il commis une erreur en omettant d’examiner ou d’accueillir la demande d’audience du demandeur?

  6. L’agent a-t-il été privé le demandeur de son droit à l’équité procédurale en omettant de lui offrir la possibilité de subir une évaluation psychiatrique avant de prendre sa décision?

  7. La décision est-elle raisonnable?

[15]  Le demandeur soulève divers arguments qui remettent en cause l’analyse approfondie de l’agent dans la décision en ce qui concerne l’évaluation des éléments de preuve par l’agent, notamment la crédibilité du demandeur. Comme il est indiqué dans la dernière question énumérée ci-haut, les parties conviennent, et je suis d’accord, que ces arguments doivent être examinés selon la norme de la décision raisonnable. Les parties conviennent également, et je suis encore une fois d’accord, que les questions d’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte.

[16]  Le demandeur décrit la question dont fait l’objet sa demande d’audition comme une question d’équité procédurale régie par la norme de la décision correcte. Bien que le ministre ne se soit pas opposé à cette position, je considère que la jurisprudence prépondérante récente favorise la conclusion selon laquelle il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui est régie par la norme de la décision raisonnable, en particulier lorsque la question porte sur la mesure dans laquelle une décision relative à un ERAR a été influencée par une détermination de la crédibilité (voir, p. ex., Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474, aux paragraphes 6 à 10). Cela dit, ma décision en l’espèce serait la même si j’appliquais la norme de la décision correcte.

VI.  Discussion

A.  La Cour devrait-elle accueillir la requête du demandeur?

[17]  La requête de M. Boakye évoque le paragraphe 101(1) et l’alinéa 104(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, pour ajouter le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en guise de nouvelle partie à la présente instance et l’article 75(1) pour modifier les réparations demandées. Le paragraphe 101(1) porte sur la jonction de causes, permettant à une partie à une instance de faire une demande de réparation contre une autre partie à l’instance à l’égard de deux ou plusieurs causes d’action. Comme il est expliqué plus en détail ci-après, le paragraphe 101(1) stipule expressément qu’il est sous réserve de l’article 302, qui prévoit que, sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée.

[18]  L’alinéa 104(1)b) permet à la Cour, à tout moment, d’ordonner que soit constituée comme partie à l’instance toute personne qui aurait dû l’être ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige dans l’instance. M. Boakye renvoie la Cour à la décision de la Cour fédérale du Canada, Section d’appel dans l’affaire Stevens c Canada (Commissaire, Commission d’enquête), [1998] 4 CF 125 au paragraphe 20, qui fait référence à une décision dans laquelle il est expliqué qu’il peut s’avérer nécessaire de constituer partie une personne dont la présence est requise pour permettre de juger valablement et complètement la question en litige et statuer sur celle-ci.

[19]  En application du paragraphe 75(1), la Cour peut permettre à une partie de modifier un document si les droits de toutes les parties sont protégés. L’article 75 s’applique à toutes les instances, y compris les demandes (voir Astrazeneca AB c Apotex Inc., 2006 CF 7, au paragraphe 19), ce qui permet à M. Boakye de demander la modification de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire pour obtenir un redressement. Dans l’affaire Janssen Inc. c Abbvie Corp., 2014 CAF 242, au paragraphe 3, la Cour d’appel fédéral a expliqué que dans une requête en modification, il convient de déterminer si les intérêts de la justice seraient mieux servis si la demande de modification était approuvée ou rejetée. Les facteurs à prendre en compte comprennent le moment auquel est présentée la requête visant la modification, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend.

[20]  La démarche de M. Boakye pour constituer partie le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et élargir les réparations demandées dans sa demande de contrôle judiciaire découle du fait que son renvoi du Canada vers le Ghana n’a pas été effectué d’une manière équitable du point de vue de la procédure, et donc, de manière illégale, car le renvoi a eu lieu sans que son avocat soit avisé et qu’il ait la possibilité de déposer une demande de sursis. Sa démarche découle également de sa position selon laquelle il souffre de problèmes de santé mentale, qui sous-tend selon lui le caractère inéquitable de son renvoi sans que son avocat en soit avisé. M. Boakye dépose sa requête en réponse à la position du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon laquelle sa demande de contrôle judiciaire est théorique en raison de son retrait. Il allègue que, comme le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a procédé au retrait d’une manière qu’il prétend illégale, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est une partie nécessaire en l’espèce. M. Boakye soutient que le caractère légitime de la mesure prise par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile doit être examiné pour déterminer si la présente demande est théorique ou si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher la question, et qu’il devrait avoir droit à une réparation lui permettant de revenir au Canada si la Cour conclut que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a agi de manière illégale, réparation qui dissiperait la question du caractère théorique.

[21]  M. Boakye reconnaît que dans l’affaire Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 171 [Perez], la Cour d’appel fédérale établit qu’une demande de contrôle judiciaire d’un ERAR est théorique lorsque la personne qui fait l’objet de la décision relative à l’ERAR ne se trouve plus au Canada. Toutefois, il souligne que la question certifiée examinée par la Cour d’appel dans cette instance était formulée en termes de renvoi ou de départ du Canada après le rejet d’une demande de sursis. Il prétend donc que, comme le retrait n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire par l’intermédiaire d’une demande de sursis comme dans l’affaire Perez et qu’il est présenté comme étant illégal, la conclusion dans l’affaire Perez ne s’applique pas. M. Boakye souligne également les commentaires du juge Roussel dans l’affaire Mrda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 49 [Mrda], au paragraphe 31, le fait qu’une demande de contrôle judiciaire puisse être mise en échec du seul fait de l’exécution d’une mesure de renvoi rend le droit en vertu de la LIPR illusoire.

[22]  Pour justifier la modification des réparations qu’il souhaite ajouter à la présente demande, M. Boakye s’appuie sur l’affaire San Vicente Freitas c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 CF 432 [Freitas], dans laquelle le juge Gibson explique, au paragraphe 36, qu’il n’était pas contesté que s’il rendait une décision en faveur du répondant relativement à la demande de contrôle judiciaire, il avait le pouvoir d’ordonner au défendeur de ramener le demandeur au Canada, aux frais du défendeur, afin de rendre un nouveau jugement valable sur le statut de réfugié. Comme l’observe M. Boakye, la Cour a émis des commentaires favorables sur l’affaire Freitas dans des décisions plus récentes : Magyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 750, au paragraphe 23 et Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 345, au paragraphe 30.

[23]  En s’opposant à la requête de M. Boakye, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration souligne que l’affaire Freitas et les instances dans lesquelles elle a été considérée favorablement portaient toutes sur des décisions relatives à des demandes de contrôle judiciaire concernant la protection des réfugiés, et non des décisions relatives à un ERAR. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient que, dans la mesure où il existe des commentaires judiciaires sur le pouvoir de la Cour d’ordonner le retour d’un demandeur au Canada dans le cadre d’un contrôle judiciaire relatif à un ERAR, la Cour a remis en question l’existence d’un tel pouvoir (voir Solis Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 663, au paragraphe 30; et Sogi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 108 [Sogi], au paragraphe 34).

[24]  Il n’est pas nécessaire que je décide si la Cour possède le pouvoir d’accorder réparation relativement à ce qui a été discuté dans l’affaire Freitas, dans une situation où une personne a été renvoyée illégalement du Canada après le rejet d’un ERAR. Les efforts de M. Boakye pour mettre de l’avant la décision exécutoire de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Perez, et son observation selon laquelle la Cour devrait lui permettre d’élargir les réparations demandées et, en définitive, lui accorder pour permettre son retour au Canada, repose sur son argument selon lequel son renvoi était inéquitable sur le plan procédural, et donc illégal. Toutefois, je suis d’accord avec le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour dire que cette question n’est pas recevable par la Cour en l’espèce et qu’il n’est pas approprié d’élargir la portée de la présente demande pour inclure cette question. Comme le mentionne le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, la décision remise en question dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. Boakye est la décision du 27 novembre 2017 relativement à un ERAR. Son renvoi le 1er mars 2018 et le processus suivi par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile avant ce renvoi ne concernent pas la décision relative à l’ERAR et ne font pas l’objet de la présente demande.

[25]  Comme nous l’avons mentionné précédemment, le paragraphe 101(1) permet la jonction de causes sous réserve de l’article 302, qui prévoit que, sauf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée. L’article 302 ne constitue manifestement pas un obstacle à la remise en question de deux décisions simultanément, ou à la mise au rôle de deux demandes liées pour des audiences simultanées ou consécutives, puisque la restriction de l’article 302 s’applique sauf ordonnance contraire de la Cour. Ce qui empêche la Cour de tenir compte des arguments de M. Boakye concernant la légalité de son renvoi en l’espèce repose sur le fait qu’il n’a pas déposé de demande remettant en question son renvoi. Il cherche plutôt à le remettre en question en demandant d’élargir les réparations demandées en l’espèce par l’intermédiaire d’une requête déposée moins d’une semaine avant l’audience.

[26]  Je reconnais le point soulevé par l’avocat de M. Boakye à l’audience, selon lequel il n’aurait pas pu inclure le redressement qu’il demande maintenant dans sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire originale, car M. Boakye n’avait alors pas été renvoyé et ne savait pas que le renvoi allait avoir lieu d’une manière à laquelle il allait subséquemment s’opposer. Toutefois, l’avocat de M. Boakye a été avisé du renvoi le 2 mars 2018, le lendemain du renvoi. Par conséquent, il a eu amplement le temps de déposer une demande de contrôle judiciaire du renvoi.

[27]  Ma conclusion, selon laquelle la légalité du renvoi de M. Boakye n’est pas recevable par la Cour en l’espèce et il n’est pas approprié d’élargir la portée de la présente demande, n’est pas une question de forme par rapport au fond ni une simple question de temps. Comme l’observe le défendeur, le paragraphe 72(1) de la LIPR prévoit que le contrôle judiciaire d’une décision prise dans le cadre de la LIPR nécessite l’autorisation de la Cour. Aucune autorisation n’a été demandée par M. Boakye ou autorisée par la Cour relativement à toute décision du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile portant sur ce renvoi. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Zaghbib c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 182, aux paragraphes 48 à 54, l’exigence d’autorisation représente un obstacle à la modification de l’objet d’une demande de contrôle judiciaire non seulement en ce qui concerne la modification de la réparation demandée, mais également la remise en question d’une décision différente.

[28]  La décision Zaghbib mentionne également, au paragraphe 53, l’obstacle à la modification d’un contrôle judiciaire découlant de l’absence d’un dossier satisfaisant. À mon avis, cet obstacle est manifestement présent en l’espèce. Je comprends que le dossier indique clairement que l’avocat de M. Boakye n’a pas reçu d’avis avant son renvoi. Les implications de ce fait sont moins évidentes. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient, en s’appuyant sur un affidavit de l’agent de l’ASFC qui s’est occupé du renvoi de M. Boakye, que ce dernier comprenait qu’il faisait l’objet d’un renvoi et qu’il a activement cherché à devancer son renvoi. L’avocat de M. Boakye est fortement en désaccord avec cette description des circonstances du renvoi et insiste de nouveau sur les troubles de santé mentale qui, selon lui, auraient dû être évidents pour l’ASFC. Le fait est que les parties et la Cour n’ont pas le dossier complet qui aurait été produit si le renvoi avait fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire, qui serait nécessaire pour examiner la question en espèce ainsi que les arguments de M. Boakye concernant la légalité de son renvoi.

[29]  Par conséquent, compte tenu des principes décrits ci-dessous encadrant l’application des règles évoquées dans la requête de M. Boakye, je conclus que les intérêts de la justice ne seront pas servis en constituant partie le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ou en élargissant les réparations demandées dans la présente demande. La requête du demandeur est donc rejetée.

B.  La Cour devrait-elle refuser d’examiner les éléments de preuve ajoutés par le demandeur, dont l’agent n’avait pas été saisi, dans la présente demande de contrôle judiciaire?

[30]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est d’avis que la Cour ne devrait pas tenir compte d’un certain nombre d’éléments de preuve déposés par M. Boakye dans le cadre du présent contrôle judiciaire, que ce soit pour évaluer si la demande est théorique ou examiner le bien-fondé de la demande.

[31]  Le dossier du demandeur contient un affidavit de Tyler Goettl, un associé de l’avocat de M. Boakye, qui comprend un certain nombre d’éléments de preuve. Les documents joints à l’affidavit de M. Goettl que conteste le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sont une demande d’aide juridique déposée le 12 décembre 2017 par l’avocat de M. Boakye, un ensemble de documents divulgués par M. Boakye à la SAI relativement à ses problèmes de santé mentale allégués et le traitement des personnes atteintes de problèmes de santé mentale au Ghana, des extraits de la transcription de l’audience devant la SAI et le dossier médical de M. Boakye au Niagara Detention Centre. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est d’avis que, puisqu’aucun de ces documents n’a été présenté à l’agent lors de l’ERAR, la Cour ne devrait pas en tenir compte au moment de prendre une décision relativement à la présente demande.

[32]  M. Boakye n’a pas répondu en présentant des arguments appuyant la pertinence de l’un ou l’autre de ces documents. Je ne crois pas non plus que ses requêtes, qu’il s’agisse du caractère théorique ou du bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire, reposent sensiblement sur ces documents. Je confirme que la Cour n’en tiendra pas compte.

[33]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soulève une question semblable relativement à deux affidavits de David Cote, un autre associé de l’avocat de M. Boakye, datés du 24 mai 2018 et du 20 juillet 2018, dont le dernier a été déposé à l’appui de la requête de M. Boakye en vue de constituer partie le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et d’élargir les réparations demandées. En ce qui concerne l’affidavit du 24 mai 2018, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration conteste en particulier un rapport daté du 6 mars 2018 et rédigé par Dre Michaela Beder, psychiatre, à la suite d’une évaluation de M. Boakye réalisée le 4 février 2018. Encore une fois, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration souligne que l’évaluation et le rapport qui en a découlé datent d’après la décision relative à l’ERAR.

[34]  Toutefois, M. Boakye soutient que ce rapport est pertinent pour appuyer l’un de ses arguments en matière d’équité procédurale selon lequel l’agent avait l’obligation d’offrir à M. Boakye, qui était détenu aux fins d’immigration, la possibilité de subir une évaluation psychiatrique avant de prendre sa décision. Il prétend que le rapport de Dre Beder est pertinent pour cet argument, car il appuie sa thèse selon laquelle si l’agent lui avait offert l’occasion de subir une évaluation psychiatrique, cette dernière aurait révélé des problèmes de santé mentale, comme l’a observé Dre Beder. Dans ses observations orales, l’avocate du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration confirme qu’elle ne s’oppose pas à ce que M. Boakye s’appuie sur le rapport de Dre Beder à cette fin. Je suis d’accord avec la position des parties selon laquelle ce rapport peut être pris en compte pour évaluer l’argument d’équité procédurale décrit ci-haut, mais je suis d’accord avec la position du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon laquelle il n’est pas pertinent en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision.

[35]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration s’objecte également au fait que la Cour s’appuie sur deux paragraphes de l’affidavit du 24 mai 2018 de M. Cote, dans lequel il affirme qu’il a appris auprès de l’agent de l’ASFC, Nadeem Syed, que l’avis sur les modalités de renvoi avait été remis à M. Boakye le 21 février 2018 et que, comme il est analphabète, on ne sait pas avec certitude s’il a correctement compris les répercussions de ce qui était écrit dans ce document. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient de nouveau que l’agent n’avait pas été saisi de ces renseignements au moment de prendre la décision relative à l’ERAR. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient également que, puisque l’avocat de M. Boakye n’avait pas déposé d’observations écrites s’appuyant sur ces renseignements pour répondre à la thèse du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sur la question du caractère théorique et que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration n’a pas été avisé d’un tel argument par M. Boakye, la Cour ne devrait pas tenir compte de ces renseignements pour évaluer le caractère théorique de la demande.

[36]  Je conviens que les renseignements contenus dans les deux paragraphes contestés de l’affidavit de M. Cote ne sont pas pertinents en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision et que l’agent n’avait pas été saisi de ces renseignements. Je comprends que M. Boakye s’appuie sur ces renseignements pour soutenir sa position selon laquelle son renvoi était illégal, question qui, comme il est expliqué ci-dessous, est à son avis pertinente pour déterminer le caractère théorique de la demande. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a raison quand il dit que, même si M. Boakye a déposé l’affidavit conformément à l’ordonnance accordant l’autorisation en l’espèce, il n’a pas déposé le mémoire complémentaire des faits et du droit qu’il était en droit de déposer en application de cette ordonnance, qui aurait avisé le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de son intention de s’appuyer sur l’affidavit pour soutenir sa position sur le caractère théorique de la demande. Toutefois, comme l’a souligné l’avocat de M. Boakye, l’affidavit de M. Syed déposé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration mentionne également que l’avis sur les modalités de renvoi a été remis à M. Boakye le 21 février 2018 et que M. Boakye a avisé M. Syed qu’« il ne lit pas très bien ».

[37]  Par conséquent, je remets en question la mesure dans laquelle le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a été étonné d’apprendre que M. Boakye s’appuyait sur la preuve présentée dans les deux paragraphes contestés et j’estime qu’il ne faut pas empêcher M. Boakye de s’appuyer sur cette preuve. Cela dit, le résultat de mes analyses ci-dessous sur le caractère théorique et l’exercice du pouvoir de cette Cour ne serait pas différent si cette preuve ne m’avait pas été présentée.

[38]  Finalement, pendant sa plaidoirie, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a également exprimé une préoccupation à l’idée que la Cour s’appuie sur l’affidavit subséquent de M. Coté, daté du 20 juin 2018, bien qu’aucune observation détaillée n’ait été déposée à cet égard. Cet affidavit a été déposé à l’appui de la requête de M. Boakye, et non de la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, je n’en tiendrai pas compte pour examiner la demande. Toutefois, après avoir examiné cette preuve aux fins de la requête, je confirme encore une fois que, si j’en avais tenu compte dans les analyses ci-dessous sur le caractère théorique et l’exercice du pouvoir de cette Cour, le résultat de n’aurait pas été différent.

C.  La présente demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

[39]  Les arguments des parties relativement à la requête décrite ci-dessus sont nécessairement pertinents à la question de déterminer si la présente demande de contrôle judiciaire est théorique puisque M. Boakye a déposé la requête à la suite de l’argument du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon lequel sa demande devrait être rejetée en raison de son caractère théorique.

[40]  M. Boakye a renvoyé la Cour à la décision Rosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1234 [Rosa] et à d’autres conclusions de cette Cour selon lesquelles des demandes de contrôle judiciaire n’étaient pas théoriques malgré le fait que le demandeur ne se trouvait plus au Canada. Toutefois, je suis d’accord avec l’observation du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon laquelle la jurisprudence concerne des décisions sur des demandes de contrôle judiciaire auprès de la Section de la protection des réfugiés en application de l’article 96 de la LIPR, qui n’exige pas que le demandeur soit présent au Canada, et donc, ne s’applique pas à une demande qui remet en question un ERAR. En effet, cette distinction est expressément mentionnée par le juge en chef Crampton aux paragraphes 35 et 36 dans l’affaire Rosa.

[41]  Je suis également en désaccord avec la position de M. Boakye selon laquelle l’affaire Perez peut être considérée distinctement parce que le cas présent ne porte pas sur un renvoi effectué à la suite de l’examen judiciaire d’une demande de renvoi. Je comprends que la question certifiée qui a été examinée dans l’affaire Perez a été formulée en termes de caractère théorique du contrôle judiciaire d’un ERAR, alors que le renvoi a été exécuté après le refus d’une demande de sursis. Toutefois, bien que ces circonstances aient donné lieu à l’appel dans l’affaire Perez, l’analyse de cette instance ne repose pas sur le fait qu’une demande de sursis a été entendue avant le renvoi. La conclusion de la Cour d’appel fédérale est rédigée comme suit au paragraphe 5 de la décision :

5  Nous sommes d’avis que la demande de contrôle judiciaire est théorique, et, plus particulièrement, nous souscrivons aux propos suivants tenus par le juge Martineau au paragraphe 25 de ses motifs :

[…] le législateur voulait que la demande d’ERAR soit jugée avant que la personne demandant l’ERAR soit renvoyée du Canada, dans le but d’éviter de la placer à risque dans son pays d’origine. Ainsi, si la personne demandant un ERAR est renvoyée du Canada, avant qu’une décision n’ait été prise sur les risques auxquels elle ferait face dans son pays d’origine, l’objectif visé par le régime ERAR ne peut plus être atteint, ce qui explique pourquoi l’article 112 de la Loi précise qu’un demandeur de protection est une « personne se trouvant au Canada ».

Suivant la même logique, le contrôle judiciaire de la décision défavorable d’un agent d’ERAR rendue après que la personne en cause a été renvoyée du Canada est sans objet.

[42]  J’interprète l’analyse de la Cour d’appel fédérale comme entérinant l’interprétation par le juge Martineau de l’article 112 de la LIPR, qui restreint directement le droit de déposer une demande d’ERAR pour une personne au Canada. Ainsi, si une personne ne se trouve plus au Canada, peu importe qu’elle ait eu ou non l’occasion de déposer une demande de sursis avant son renvoi du Canada, cette personne ne peut plus bénéficier d’un ERAR, et le jugement d’une décision relative à une demande de contrôle judiciaire d’un ERAR antérieur n’a donc aucune portée pratique puisque la cour ne peut ordonner que l’ERAR soit réexaminé, peu importe le bien-fondé de la demande.

[43]  J’ai également examiné la récente décision Murugamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 650 [Murugamoorthy], sur laquelle s’appuie M. Boakye et dans laquelle le juge Walker a déclaré ce qui suit au paragraphe 21 :

[21]  Le demandeur fait valoir que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre et déterminer le bien-fondé de cette demande. Afin de décider si je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire, j’ai examiné les causes impliquant une ERAR ou l’alinéa 115(2)a) citées dans le présent jugement et dans lesquelles les tribunaux ont conclu au caractère théorique malgré que certains demandeurs aient pu remettre en question l’évaluation des risques effectuée dans leur cas. J’ai lu la décision du délégué du ministre de façon rigoureuse et je n’ai rien trouvé d’exceptionnel dans la décision qui pourrait justifier l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire. Aucune observation au dossier ou de la part du demandeur ne suggère que les mesures prises par le défendeur dans le cadre du processus de renvoi aient été prises autrement que dans le seul but de s’affranchir en bonne et due forme de ses obligations en application de la LIPR.

[Soulignement ajouté par le demandeur]

[44]  M. Boakye soutient que, dans l’analyse du juge Walker, il est implicite qu’une demande de contrôle judiciaire d’une décision relative à un ERAR n’est pas théorique, en dépit du renvoi du demandeur, lorsque la légalité du processus de renvoi est remise en question. Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation de l’affaire Murugamoorthy. Comme le soutient le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il est clairement établi dans le passage ci-dessus que les commentaires sur le processus de renvoi concernant la question de savoir si la demande était théorique ou non, ce qu’a conclu le juge Walker au paragraphe 20, ont été émis au moment de déterminer si la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande en dépit de son caractère théorique. Je reviendrai à l’affaire Murugamoorthy pour déterminer si je dois exercer mon propre pouvoir discrétionnaire dans la prochaine section de la présente analyse.

[45]  Je suis lié par l’affaire Perez. Par ailleurs, même si j’acceptais que l’affaire Perez ne s’applique pas lorsqu’un renvoi n’a pas fait l’objet d’un examen judiciaire et a été exécuté de manière illégale, cela n’aiderait en rien M. Boakye à s’opposer à la conclusion que sa demande est théorique puisque j’ai conclu, comme il est expliqué ci-dessus dans l’analyse de sa requête, que la Cour n’a pas à trancher la question de l’équité procédurale de son renvoi en l’espèce. Par conséquent, je conclus que la présente demande est théorique.

D.  Si la demande de contrôle judiciaire est théorique, la Cour devrait-elle tout de même exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande?

[46]  En dépit de ma conclusion selon laquelle la présente demande est théorique, les parties acceptent, et de mon point de vue la loi est claire, que la Cour peut tout de même exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande. Ce principe est implicite dans l’affaire Perez, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a soutenu que, dans l’exercice de sa discrétion pour statuer sur une demande de contrôle judiciaire théorique, la Cour n’a pas à examiner d’autres facteurs que ceux établis dans la décision Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. En effet, cette conclusion est explicite dans la décision subséquente Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a expliqué au paragraphe 30 que, même si une demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR est théorique, la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’examiner ou d’annuler la demande en se fondant sur les facteurs énumérés dans l’arrêt Borowski.

[47]  Le paragraphe 12 de l’arrêt Murugamoorthy résume comme suit les trois facteurs dont doit tenir compte le tribunal pour évaluer si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire :

[12]  La Cour suprême a énuméré trois facteurs dont le tribunal doit tenir compte pour se prononcer sur l’occasion d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur le fond d’une demande de contrôle judiciaire qu’il considère théorique : l’existence d’un litige entre les parties, le souci de l’économie des ressources judiciaires et la nécessité pour les tribunaux de ne pas empiéter sur les fonctions législatives (Borowski, aux paragraphes 31 à 42). L’examen des facteurs n’est pas mécanique et la Cour suprême a reconnu que les facteurs peuvent être soupesés de façon différente dans un cas particulier.

[48]  Comme l’a souligné le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il est possible que d’autres critères puissent être pris en compte en plus de ces facteurs (voir l’arrêt Sogi, au paragraphe 40).

[49]  En appliquant les facteurs de l’arrêt Borowski en l’espèce, je suis d’avis qu’il est manifeste qu’un litige subsiste entre les parties, comme le montrent les efforts importants déployés par les deux parties pour soutenir leurs positions respectives sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire et les questions interlocutoires sur lesquelles la Cour a été appelée à se pencher. En ce qui concerne les autorités nommées par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, j’observe que les autres membres de cette Cour ont de même établi qu’un litige subsiste malgré le fait que la demande de contrôle judiciaire d’un ERAR est devenue théorique en raison du renvoi du demandeur (voir, p. ex., Lai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 646, au paragraphe 22 [Lai], citant les décisions Mekuria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 304, au paragraphe 13; et Rana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 36 [Rana], au paragraphe 70). Toutefois, je souligne également le renvoi du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration au paragraphe 47 de l’affaire Sogi, dans lequel la Cour a jugé que ce n’est pas parce qu’une affaire peut être entendue de façon contradictoire qu’en soi la discrétion devrait être exercée et que ce critère doit être au moins complémenté par l’un des deux autres critères.

[50]  En examinant le deuxième facteur dans l’affaire Borowski, c’est-à-dire l’économie dans le déploiement des ressources judiciaires, je note que ce facteur milite contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire, même dans des instances comme Lai et Rana, dans lesquelles il a tout de même été jugé que le contexte contradictoire requis était présent. La présente instance n’est pas comme les autres, dans lesquelles la Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire pour trancher les questions soulevées dans le cadre du contrôle judiciaire d’un ERAR théorique puisque ces questions étaient de toute façon prises en compte dans le contexte d’une autre décision portant sur une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire (voir. p. ex., Lovera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 786, au paragraphe 49). Toutefois, au paragraphe 43 de l’arrêt Sogi, la Cour souligne, en examinant le deuxième facteur de l’arrêt Borowski, qu’il faut se demander si la solution judiciaire du litige pourrait créer des conséquences concrètes sur les droits des parties, et ce, même si, en pratique, le problème à l’origine du litige ne serait pas résolu.

[51]  Comme nous l’avons mentionné précédemment, le juge Walker a implicitement reconnu dans l’affaire Murugamoorthy qu’une allégation par un demandeur selon laquelle les mesures prises par l’intermédiaire d’un processus de renvoi étaient, en quelque sorte, inadéquates, peut s’avérer pertinente dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. De même, l’avocate du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a reconnu durant sa plaidoirie que, même si les allégations de manquement à l’équité procédurale relatives au renvoi du demandeur ne sont pas pertinentes quant à savoir si la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR est théorique, elles pourraient néanmoins s’avérer pertinentes dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la cour pour statuer sur la demande. Selon le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, si M. Boakye avait souhaité présenter ces allégations, il aurait déposé une demande de contrôle judiciaire remettant en question son renvoi en temps opportun après le renvoi. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient que, si le demandeur avait procédé ainsi en obtenant une autorisation, en remettant en question la légalité de son renvoi et en obtenant son retour au Canada en guise de mesure de réparation, les dispositions de la LIPR lui donneraient droit à un autre ERAR, cas dans lequel il pourrait être utile aux parties de bénéficier d’une décision de la Cour en l’espèce.

[52]  Toutefois, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient que, puisque M. Boakye n’a pas pris les mesures ci-dessus, il ne serait pas utile pour les parties de recevoir une décision en l’espèce, et les allégations de M. Boakye concernant son renvoi ne justifient donc pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de cette Cour. Je ne suis pas d’accord avec cette position. Bien que ma décision de rejeter la requête de M. Boakye émane du fait que je suis d’accord avec l’argument du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration selon lequel M. Boakye ne peut pas remettre en question son renvoi en apportant des modifications à la présente demande, le demandeur a clairement soulevé des allégations selon lesquelles son renvoi était illégal. Si ces allégations sont traitées selon les procédures appropriées, une décision à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire de la relative à l’ERAR pourrait avoir des conséquences sur les droits des parties. Je n’émettrai pas de commentaires sur les probabilités que M. Boakye obtienne gain de cause si de telles allégations sont mises de l’avant. Toutefois, à mon avis, les ressources judiciaires à consacrer au prononcé d’une décision sur la présente demande sont justifiées, puisque la décision pourrait s’avérer avantageuse pour les deux parties.

[53]  J’ai également tenu compte du troisième facteur de Borowski, c’est-à-dire la nécessité que la Cour manifeste sa connaissance de sa fonction véritable dans l’élaboration du droit. Je ne considère pas la présente instance comme représentant une situation dans laquelle la demande de contrôle judiciaire exercera une fonction dans l’élaboration du droit. Toutefois, je ne considère pas non plus qu’une telle décision soulèvera des préoccupations de la nature décrite au paragraphe 22 de l’arrêt Lai, c’est-à-dire qu’une ordonnance de réexamen d’un ERAR risque d’entraîner la création d’une nouvelle catégorie de personne à protéger, que l’exécution de la mesure de renvoi puisse devenir illégale par le seul effet d’une observation du tribunal et que le fait de statuer sur la demande de contrôle judiciaire puisse correspondre à un réexamen indirect d’une décision de sursis antérieure de la Cour. En l’espèce, aucune décision de sursis n’a été prise, je n’ai pas l’intention d’émettre une conclusion sur la légalité du renvoi et, comme il est expliqué ci-dessous, une décision accueillant la demande, s’il y a lieu, peut-être rendue sans ordonner le réexamen de l’ERAR.

[54]  Je souligne que, dans l’affaire Pusuma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 658 [Pusuma], la juge Mactavish a exercé son pouvoir discrétionnaire de statuer sur une demande de contrôle judiciaire d’un ERAR malgré son caractère théorique, car elle aurait pu avoir des conséquences accessoires sur les demandeurs dans d’autres instances. La juge Mactavish a annulé une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui faisait également l’objet d’un contrôle et l’a renvoyée aux fins de réexamen. Toutefois, en ce qui concerne la décision relative à l’ERAR, la réparation de la Cour s’est limitée à l’annulation de la décision et à une ordonnance voulant que, lors du réexamen de la décision fondée sur des considérations humanitaires, aucun poids ne soit accordé aux motifs pour lesquels la demande relative à l’ERAR a été rejetée.

[55]  En résumé, en tenant compte des facteurs de l’arrêt Borowski et des circonstances particulières présentées par M. Boakye, je conclus qu’il n’est pas approprié en l’espèce que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur cette demande en dépit de son caractère théorique.

E.  L’agent a-t-il commis une erreur en omettant d’examiner ou d’accueillir la demande d’audience du demandeur?

[56]  Sur la question du bien-fondé, ma décision d’accueillir la demande repose sur l’argument de M. Boakye selon lequel l’agent a commis une erreur en omettant de considérer sa demande d’audition. Dans ses observations lors de l’ERAR, M. Boakye a présenté une telle demande comme suit :

Si l’agent décisionnel a le moindre doute sur la crédibilité de la demande, il est soutenu qu’une audience doit être convoquée afin que la crédibilité puisse être évaluée. Si la crédibilité est en cause, il est soutenu qu’il est contraire aux règles de justice naturelle et d’équité de refuser au demandeur la possibilité d’être entendu et de répondre, ce qui est particulièrement vrai en l’espèce, car M. Boakye n’a jamais bénéficié d’une audience devant la SPR et sa crainte de persécution n’a jamais été évaluée.

[57]  En dépit de cet argument, l’agent n’a pas accordé d’audience à M. Boakye puisque selon la décision, la demande n’a pas été prise en considération.

[58]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient, avec raison, que dans le contexte d’un ERAR, une audition est requise uniquement dans des circonstances particulières. Comme l’a fait observer le juge Scott dans l’affaire Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 89, au paragraphe 38 :

38  Il est bien établi que, dans le contexte d’une demande d’ERAR, une audience constitue l’exception et n’est justifiée que si la demande d’ERAR soulève des questions importantes à l’égard de la crédibilité. Il ressort clairement de la décision de l’agente qu’il n’existait aucune question de la sorte.

[59]  Cette explication de la loi découle des dispositions législatives particulières qui encadrent la tenue d’une audience dans le cadre d’une demande relative à un ERAR. L’alinéa 113b) de la LIPR stipule qu’une audience relative à un ERAR peut être tenue si le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Ces facteurs sont prévus à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 :

Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

167 Hearing - prescribed factors - For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[60]  M. Boakye soutient que l’agent a commis une erreur en omettant de tenir une audience et que la décision contient une erreur susceptible de révision puisqu’elle ne contient pas d’indication que sa demande a été prise en considération. Comme l’a observé le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration dans l’arrêt Ghavidel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 939 [Ghavidel], aux paragraphes 23 à 25, le juge de Montigny a fait les observations suivantes en ce qui concerne la nécessité de fournir les raisons pour lesquelles une audience n’a pas été accordée :

[23]  La demanderesse avait-elle le droit de savoir pourquoi on avait refusé de lui accorder une entrevue, malgré ses demandes répétées en vue d’en obtenir une? La demanderesse estime qu’elle était en droit de savoir, et elle s’est en grande partie appuyée sur la décision de mon collègue le juge Kelen dans l’affaire Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103 [Zokai], dans laquelle il a écrit :

[11]  Je reconnais avec le demandeur que les faits de l’espèce indiquent qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Dans sa demande ERAR, le demandeur a présenté une demande détaillée en vue d’obtenir une audience, en faisant référence expressément aux facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement. L’agent ERAR n’a toutefois aucunement mentionné ces facteurs, ni les autres facteurs qui l’ont amené à décider de ne pas tenir une audience, malgré la demande en ce sens présentée par écrit. En fait, il n’existe aucun élément qui indique que l’agent a examiné l’occasion de tenir une audience.

[24]  Je suis d’avis que les faits de la présente affaire se distinguent d’avec ceux de l’affaire Zokai, étant donné que la conclusion du juge Kelen était fondée non seulement sur le fait qu’une audience avait été demandée, mais aussi sur le fait que la crédibilité était essentielle à l’issue de l’affaire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. La demanderesse elle-même semble avoir demandé une audience parce qu’elle craignait que l’agente conteste sa crédibilité. Dans les observations à l’appui de sa demande d’ERAR, la demanderesse a écrit : [traduction] « Si l’agente a des doutes quant à ma crédibilité, je demande qu’on m’accorde une entrevue pour que je puisse répondre directement à ces doutes ». Les craintes de la demanderesse, relevant de sa crédibilité, ne se sont donc pas concrétisées.

[25]  Il aurait été sans doute préférable d’expliquer à la demanderesse pourquoi on avait refusé de lui accorder une audience, compte tenu des nombreux motifs exposés dans l’arrêt Via Rail Canada Inc. c Lemonde, [2000] ACF no 1685 (QL), aux paragraphes 16 à 22. Cependant, j’hésite à rendre une telle explication obligatoire et ainsi ajouter au fardeau déjà lourd des agents d’ERAR, surtout lorsqu’une lecture attentive des motifs indique clairement que la question de la crédibilité n’était pas en cause. De toute façon, je ne crois pas que l’omission d’avoir fourni des explications en l’espèce justifie l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un autre agent d’ERAR, étant donné que l’exécution d’une telle obligation n’aurait aucune incidence sur l’issue de l’affaire.

[61]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient qu’en l’espèce, il n’existe aucune obligation de tenir une audience ni d’expliquer pourquoi une audience n’a pas été accordée puisque la crédibilité n’était pas essentielle à l’issue de l’affaire. Selon les observations du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, les allégations de M. Boakye au sujet de son diagnostic, de ses symptômes, de ses médicaments et de ses expériences n’ont pas été jugées non crédibles par l’agent. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration déclare que l’agent a plutôt conclu que les éléments de preuve déposés étaient insuffisants pour appuyer la demande de M. Boakye. En revanche, M. Boakye estime qu’il est clair que la crédibilité était en cause dans la décision en ce qui concerne ses allégations de sévices subis pendant l’enfance et de handicap et problèmes de santé mentale.

[62]  Par conséquent, si la norme de contrôle de la décision raisonnable est appliquée, la décision peut être interprétée comme reposant sur un manque de preuve, comme le soutient le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, plutôt que sur des doutes quant à la crédibilité qui sont essentiels à l’analyse de l’agent.

[63]  Dans la décision, l’agent a observé que M. Boakye avait mentionné dans son affidavit qu’il souffre d’un handicap mental ainsi que de graves problèmes de santé mentale résultant d’une enfance difficile ou exacerbés par celle-ci. L’agent a fait référence à l’énoncé de M. Boakye selon lequel il avait été élevé par une femme maltraitante nommée Afrakuma et les sévices s’étaient poursuivis au Canada après que sa mère l’a parrainé. Toutefois, l’agent a relevé dans le témoignage de M. Boakye devant la SAI qu’il avait été élevé par ses grands-parents après le décès de son père alors qu’il était un nourrisson et que sa mère avait quitté le Ghana. L’agent a observé que le témoignage de M. Boakye devant la SAI ne contient aucune référence à une femme nommée Afrakuma ou à des sévices qu’elle lui aurait infligés. Comme il n’existait aucun autre élément de preuve pour corroborer les allégations de sévices infligés par Afrakuma, l’agent a accordé peu de poids à ce risque et, puisque M. Boakye n’avait pas étayé ses allégations de sévices infligés par Afrakuma, l’agent a accordé peu de poids à l’allégation selon laquelle il souffre d’un handicap mental et de graves problèmes de santé mentale.

[64]  J’ai du mal à interpréter cette analyse autrement que comme une décision défavorable sur la crédibilité. Bien que l’agent ait évoqué une insuffisance de preuve et indiqué avoir accordé peu de poids aux allégations de M. Boakye, il est évident qu’il est parvenu à cette conclusion parce qu’il a jugé non crédible la preuve de M. Boakye selon laquelle il avait été victime de sévices de la part d’Afrakuma pendant son enfance étant donné que son témoignage devant la SAI ne contenant pas de telles allégations et de l’incohérence dans son témoignage sur la personne qui l’a élevé devant la SAI. Il s’agit là de décisions relatives à la crédibilité.

[65]  La même analyse s’applique à l’examen de la preuve de M. Boakye par l’agent relativement aux sévices de sa mère. Compte tenu du fait que sa mère a témoigné lors de son audience devant la SAI que M. Boakye vivait avec elle et qu’il allait continuer à vivre avec elle, l’agent a conclu qu’elle tentait de l’aider avec ses problèmes d’immigration. Par ailleurs, l’agent a observé que rien n’avait été mentionné sur des sévices subis par M. Boakye auprès de sa mère pendant l’audience devant la SAI. Encore une fois, ces éléments montrent que l’agent n’a pas cru les allégations de sévices de M. Boakye.

[66]  Je note également que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration semble reconnaître que l’agent a évalué de manière négative la crédibilité de M. Boakye puisqu’il soutient dans ses observations écrites que l’agent s’est raisonnablement appuyé sur l’absence de référence à Afrakuma devant la SAI pour évaluer sa crédibilité. Toutefois, je reconnais qu’en tenant compte des lignes directrices qui se dégagent de l’affaire Ghavidel, le fait que la décision comporte des décisions défavorables relatives à la crédibilité ne suffit pas, en soit, pour conclure que l’agent a commis une erreur susceptible de révision en omettant de prendre en compte la tenue d’une audience pour M. Boakye. La question qui subsiste consiste à savoir si ces décisions relatives à la crédibilité étaient suffisamment essentielles à l’issue de la décision pour imposer une telle obligation à l’agent.

[67]  À mon avis, la décision n’indique pas que les décisions relatives à la crédibilité étaient essentielles dans le rejet de la demande d’ERAR par l’agent. En plus des analyses présentées ci-dessus, l’agent a accordé peu de poids à la lettre de l’Association canadienne pour la santé mentale datée du 20 septembre 2017 que M. Boakye a déposée en guise de preuve de ses problèmes de santé mentale. L’agent a discrédité la valeur probante de cette lettre en partie parce qu’elle n’indiquait pas comment ou auprès de qui M. Boakye avait reçu un diagnostic de TSPT, mais aussi en raison des analyses précédentes accordant peu de poids aux allégations de sévices pendant l’enfance de M. Boakye.

[68]  En outre, au début de la partie de la décision dans laquelle l’agent conclut que M. Boakye était en mesure de bien fonctionner après son renvoi précédent du Canada, l’agent semble attribuer les symptômes que M. Boakye affirme avoir alors ressentis à sa détention et à son renvoi possible. Ces éléments sont conformes au rejet par l’agent des allégations selon lesquelles des sévices pendant l’enfance étaient à l’origine de ces symptômes. Encore une fois, les décisions défavorables relatives à la crédibilité entourant ces allégations semblent avoir exercé une incidence importante sur l’issue de la décision.

[69]  Je ne conclus pas que l’agent avait nécessairement l’obligation d’accorder une audience à M. Boakye. Toutefois, je conclus que l’agent a pris des décisions défavorables relatives à la crédibilité suffisamment essentielles à l’issue de la décision qu’il avait l’obligation d’évaluer de manière transparente la demande expresse de M. Boakye pour une audience en application des facteurs énumérés à l’article 167.

[70]  Compte tenu de cette conclusion, la décision doit être annulée et il n’est pas nécessaire que la Cour examine les autres arguments soulevés par M. Boakye pour remettre en question l’équité procédurale ou le caractère raisonnable de la décision. Comme il a été expliqué précédemment et étayé par l’affaire Pusuma¸ la réparation accordée dans mon jugement sera limitée à l’annulation de la décision et à une ordonnance selon laquelle, dans toute instance future des autorités de l’immigration canadiennes concernant M. Boakye, aucun poids ne sera accordé aux motifs invoqués par l’agent pour refuser la demande d’ERAR de M. Boakye.

VII.  Questions à certifier

[71]  M. Boakye propose les deux questions suivantes à certifier aux fins d’un appel. Modifiées légèrement pour refléter ma compréhension des questions soulevées, ces questions sont les suivantes :

  1. Un ERAR devient-il théorique après le renvoi du Canada d’un demandeur lorsqu’il existe une preuve prima facie selon laquelle le renvoi était illégal?

  2. Au moment d’évaluer une demande d’ERAR, existe-t-il une obligation de demander une évaluation psychiatrique lorsqu’il existe une preuve prima facie de problèmes de santé mentale et que le demandeur n’est pas en mesure d’obtenir sa propre évaluation en raison de son incarcération dans un établissement à sécurité maximale?

[72]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration s’oppose à la certification des deux questions. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soutient que la jurisprudence existante a clairement répondu à la première question, qui ne repose pas sur les circonstances du renvoi, et que la deuxième question n’est pas pertinente en l’espèce, car même si une telle obligation existait, la preuve présentée à l’agent n’était pas suffisante pour l’invoquer.

[73]  Je conviens qu’il n’est pas approprié que la Cour certifie l’une ou l’autre des questions proposées, mais je parviens à cette conclusion pour des raisons légèrement différentes de celles évoquées par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Je suis d’accord avec le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration pour dire que l’affaire Perez est déterminante en ce qui concerne la première question. Toutefois, aucune des deux questions ne serait déterminante de l’issue d’un appel en l’espèce. La première question ne serait pas déterminante parce que j’ai pris la décision d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande de contrôle judiciaire en dépit de son caractère théorique. La deuxième question ne serait pas déterminante parce que ma décision ne concerne pas la question soulevée par cette question.

[74]  Par conséquent, aucune question ne sera certifiée pour être portée en appel.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5380-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT : la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est annulée avec une ordonnance selon laquelle, dans toute instance future des autorités de l’immigration canadiennes concernant M. Boakye, aucun poids ne sera accordé aux motifs invoqués par l’agent pour refuser la demande d’ERAR de M. Boakye. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5380-17

INTITULÉ :

EMMANUEL KWAKU BOAKYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 juillet 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 10 août 2018

COMPARUTIONS :

Subodh S. Bharati

POUR LE DEMANDEUR

Sharon Stewart-Guthrie

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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