Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180717


Dossier : T-811-17

Référence : 2018 CF 742

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

LYNE BRASSARD

demanderesse

et

JIRKA DANEK, YVON PARIZEAU ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Mme Lyne Brassard a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) des plaintes pour harcèlement sexuel contre M. Jirka Danek et M. Yvon Parizeau, deux fonctionnaires qui ont agi à titre de gestionnaires dans le cadre de son emploi au sein du gouvernement. L’enquêtrice a conseillé à la Commission de rejeter les deux plaintes déposées par Mme Brassard, une recommandation que la Commission a adoptée. Mme Brassard a déposé une demande de contrôle judiciaire des deux refus de la Commission et, pour les motifs suivants, je la rejette, avec dépens.

II.  Faits préliminaires

[2]  Mme Brassard a commencé son emploi en tant qu’adjointe administrative au sein de la Direction des services de la technologie de l’information à Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) en août 2010. Son emploi comprenait une période d’essai, et son contrat devait se terminer le 23 août 2011. Mme Brassard travaillait principalement pour M. Danek. Entre la mi‑décembre 2010 et la mi-janvier 2011, M. Parizeau a remplacé M. Danek à titre intérimaire.

[3]  Le 8 octobre 2010, Mme Brassard a dû rencontrer son équipe de gestion au sujet de son rendement, et cette dernière lui a remis une évaluation. Ensuite, en décembre 2010, l’équipe de gestion lui a remis un plan d’action. Elle a rencontré de nouveau Mme Brassard en janvier, puis en avril 2011 au sujet de ses problèmes de rendement.

[4]  En mai 2011, Mme Brassard a déposé une plainte à l’interne pour harcèlement contre MM. Danek et Parizeau. M. John Rath‑Wilson a mené cette enquête à l’interne. En septembre 2011, il a conclu que la plainte de Mme Brassard n’était pas fondée.

[5]  Mme Brassard a été congédiée avant la fin de son contrat, soit le 28 juin 2011, car elle ne satisfaisait pas aux exigences du poste. Peu après, Mme Brassard a déposé un grief contestant son congédiement le 5 juillet 2011.

[6]  Le 20 décembre 2011, le sous-ministre adjoint principal a rejeté le grief de Mme Brassard. Par la suite, le syndicat de Mme Brassard n’a pas appuyé sa demande de renvoi du grief en arbitrage. Mme Brassard a alors demandé à la Commission des relations de travail dans la fonction publique d’entendre sa plainte; celle‑ci a refusé, car la demande était hors délai.

[7]  En janvier 2012, Mme Brassard a déposé des plaintes pour harcèlement et discrimination auprès de la Commission contre MM. Danek et Parizeau et contre TPSGC. La Commission a décidé de ne pas statuer sur les plaintes pour le motif prévu à l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch H‑6 (la Loi), car les mêmes allégations avaient été examinées plus tôt lors de l’examen du grief et de la plainte pour harcèlement à l’interne.

[8]  Le contrôle judiciaire de cette décision a été entendu par la Cour fédérale (Brassard c Canada (Procureur général), 2015 CF 1355 [Brassard]). Dans Brassard, madame la juge St‑Louis a conclu que la plainte contre TPSGC a été adéquatement traitée selon le processus de grief. Toutefois, la plainte contre MM. Danek et Parizeau n’avait pas été traitée adéquatement dans l’examen interne en raison d’un manquement à l’équité procédurale. Pour cette raison, les décisions de la Commission à l’égard de MM. Danek et Parizeau ont été jugées déraisonnables. En juin 2016, la Commission a ouvert deux nouvelles enquêtes pour examiner les plaintes déposées par Mme Brassard contre MM. Danek et Parizeau.

III.  Décisions de la Commission

[9]  La Commission a tranché en adoptant les recommandations du Rapport d’enquête, et elle a fait savoir par écrit à Mme Brassard et aux mis en cause que « compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifiée.»

[10]  La Commission a communiqué ses deux décisions par lettre adressée individuellement à chaque partie; elle y précise avoir décidé de rejeter la plainte de Mme Brassard en application du sous‑alinéa 44(3)b)(i) de la Loi.

[11]  Il est reconnu dans la jurisprudence que, lorsque la Commission ne motive pas sa décision, elle est réputée faire sien le raisonnement énoncé dans le rapport de l’enquête antérieure : Syndicat canadien des employés de la fonction publique (division du transport aérien) c Air Canada, 2013 CF 184, par 72 [Syndicat]; Cerescorp Company c Marshall, 2011 CF 468, par 49 [Cerescorp].

[12]  Dans ses deux enquêtes menées en l’espèce, l’enquêtrice de la Commission a noté que Mme Brassard a prétendu avoir été harcelée par MM. Danek et Parizeau en raison de son sexe, en violation de l’article 14 de la Loi. Ces deux rapports sont résumés ci‑après.

A.  Enquête visant M. Danek

[13]  Mme Brassard prétend avoir été harcelée parce qu’elle est une femme et qu’elle a refusé les avances sexuelles de M. Danek. Elle appuie ses allégations sur les six « exemples » suivants : 1) M. Danek avait un air menaçant une fois lorsqu’une demande de remboursement de frais de déplacement a été rejetée et une autre fois lorsque certaines personnes n’avaient pas été invitées à une réunion par suite d’un manque de communication. 2) Il a embrassé des collègues de travail et ce geste a embarrassé la demanderesse. 3) Il a séduit des employées et leur a offert des cadeaux pour les « amadouer » parce qu’il faisait des « choses illégales ». 4) Il a fait des commentaires négatifs sur la demanderesse quand il lui a fourni des références d’emploi. 5) Il a refusé de muter la demanderesse « parce qu’elle ne l’aimait pas assez ». Finalement, 6) il a refusé d’inscrire la demanderesse sur une liste de candidats pour qu’elle puisse obtenir un emploi dans son domaine.

[14]  L’enquêtrice a tenu des entrevues avec Mme Brassard, M. Danek et six employés de TPSGC, la plupart desquels avaient des postes de rang égal à Mme Brassard, c’est-à-dire qu’ils travaillaient dans la même équipe que Mme Brassard et donc occupaient des postes relevant de M. Danek.

[15]  En ce qui concerne l’allégation de comportement menaçant lorsqu’une demande de remboursement de frais de déplacement a été refusée et lorsque certaines personnes n’avaient pas été invitées à une réunion, l’enquêtrice a demandé à Mme Brassard en quoi le comportement de M. Danek était du harcèlement sexuel. Elle a répondu que M. Danek avait eu une réaction excessive lorsque sa demande de remboursement de frais de voyage a été refusée et que, parce qu’elle est une femme, il s’agissait de harcèlement sexuel. Elle a affirmé de plus que l’air menaçant de M. Danek lorsque certaines personnes n’ont pas été invitées à ladite réunion était du harcèlement sexuel « parce qu’elle est une femme et il pouvait "l’écraser en milieu de travail"».

[16]  M. Danek, pour sa part, a indiqué dans son entrevue avec l’enquêtrice que Mme Brassard a fait plusieurs erreurs dans la préparation des demandes de remboursement. Il a dit que Mme Brassard ne suivait pas la procédure et ne demandait pas d’aide à ses collègues. Il a affirmé qu’il n’avait jamais haussé le ton avec Mme Brassard. Les autres personnes interrogées ont aussi déclaré que Mme Brassard faisait plusieurs erreurs dans le cadre de son emploi, notamment dans les demandes de remboursement de frais de voyage, et que M. Danek ne haussait pas le ton; l’une d’entre elles a indiqué qu’il avait haussé le ton, mais « il ne criait pas et n’était pas menaçant ».

[17]  De plus, l’enquêtrice a noté que, dans la preuve documentaire, il y avait une évaluation de rendement et un plan d’action pour Mme Brassard, ainsi que des échanges de courriels au sujet des réunions. Ces documents indiquaient clairement que Mme Brassard avait fait plusieurs erreurs. Tout compte fait, l’enquêtrice a conclu à l’absence de fondement des allégations quant aux airs menaçants de M. Danek.

[18]  L’enquêtrice a analysé ensuite l’allégation de comportements sexuels déplacés, soit les « embrassades » (y compris des bises sur le côté de la bouche ou des joues) et les « choses illégales » que M. Danek aurait faites. Mme Brassard a indiqué qu’il s’agissait de harcèlement sexuel parce qu’elle est une femme et qu’elle ne voulait pas être perçue comme une personne qui était là pour obtenir du travail « d’une autre façon ».

[19]  M. Danek, en revanche, a indiqué qu’il faisait la bise quand il n’avait pas vu quelqu’un depuis longtemps et qu’il ne s’agissait pas d’un comportement déplacé. Par ailleurs, Mme Brassard ne lui a jamais indiqué que ce comportement la rendait mal à l’aise. Il a nié de plus avoir fait des « choses illégales ». Par exemple, les fleurs et les chocolats qu’il offrait à ses employées de temps en temps à des occasions spéciales étaient des cadeaux pour les remercier pour leur travail.

[20]  En entrevue, les collègues de Mme Brassard qui ont été « embrassées » ont confirmé que le comportement n’était pas du tout sexuel. Elles ont affirmé de plus que les cadeaux étaient offerts lors d’occasions spéciales, comme Noël. L’enquêtrice a conclu dans son rapport de recommandations que, même si Mme Brassard était « embarrassée », ces gestes ne la visaient pas et que, de toute manière, ils ne constituaient pas du harcèlement sexuel.

[21]  Finalement, en ce qui concerne le présumé refus de M. Danek d’appuyer son perfectionnement professionnel, Mme Brassard était d’avis que ce comportement constituait du harcèlement sexuel parce que M. Danek voulait « lui rendre la vie misérable ».

[22]  En ce qui concerne la présumée affectation, M. Danek a indiqué qu’il n’a jamais été approché pour une possibilité d’affectation. Mme Brassard a plutôt demandé à ses collègues de la soutenir et de signer l’approbation pour son affectation. M. Danek a affirmé qu’après l’avoir appris, il a appelé la gestionnaire responsable de l’embauche pour lui faire part des problèmes de rendement de Mme Brassard. Il a déclaré n’avoir jamais eu de demande de références pour la plaignante et donc n’en avoir jamais fourni.

[23]  L’enquêtrice a indiqué dans son rapport que, selon la preuve, Mme Brassard n’a pas reçu d’affectation. Par ailleurs, Mme Brassard a avoué que M. Danek n’a jamais dit qu’il ne l’appuierait pas parce qu’elle ne « l’aimait pas assez », tel qu’elle l’avait allégué dans sa plainte écrite contre M. Danek. L’enquêtrice a constaté que la preuve n’appuyait pas l’allégation selon laquelle il a fait des commentaires négatifs à l’endroit de Mme Brassard. En revanche, il n’a pas accepté les demandes de formation de Mme Brassard dans son champ d’études et d’intérêt en raison de contraintes budgétaires.

[24]  Tout compte fait, la Commission, en adoptant les recommandations de l’enquêtrice, a jugé que les éléments de preuve recueillis n’appuyaient pas les allégations de Mme Brassard selon lesquelles elle avait été harcelée sexuellement par M. Danek, que le comportement allégué était lié à son sexe et que M. Danek a agi de façon menaçante à son égard. 

B.  Enquête visant M. Parizeau

[25]  Mme Brassard a soutenu que M. Parizeau l’a approchée en novembre 2010 pendant qu’elle était près du photocopieur et a placé son bras autour de son épaule en lui disant « toi et moi, on s’entend bien ensemble », et « la main a frôlé sa poitrine ». Mme Brassard lui a aussi reproché de s’être avancé vers son bureau en décembre 2010, de s’être appuyé sur le bras de sa chaise et d’avoir regardé sa poitrine. Finalement, Mme Brassard prétend qu’il lui a dit, lors d’une rencontre en décembre 2010, qu’elle devait s’habituer à son style de gestion ou qu’elle perdrait son emploi.

[26]  L’enquêtrice a rencontré en entrevue M. Parizeau et des collègues de travail de Mme Brassard (les mêmes personnes qui ont été rencontrées pour l’enquête visant M. Danek, ainsi que ce dernier). L’enquêtrice a noté tout d’abord que Mme Brassard a précisé lors de son entrevue que M. Parizeau ne lui a pas dit qu’elle devait s’habituer à son style de gestion ou qu’elle perdrait son emploi, tel qu’elle l’avait déclaré dans sa plainte écrite contre M. Parizeau.

[27]  M. Parizeau a nié les allégations selon lesquelles il a tenté de toucher et de regarder la poitrine de Mme Brassard. En outre, les collègues de travail de Mme Brassard n’ont pas été témoins de ces événements. Il est ressorti de l’enquête à l’interne menée par M. Rath‑Wilson que les allégations étaient sans fondement. Une des collègues de travail de Mme Brassard qui a été interrogée a indiqué que M. Parizeau « a agi de manière inappropriée envers elle en lui regardant la poitrine à une occasion », mais elle n’a pas porté plainte.

[28]  L’enquêtrice a analysé la preuve documentaire se rapportant à ces allégations. Elle a mentionné que la Cour suprême a défini le harcèlement sexuel en milieu de travail dans Janzen c Platy Enterprises Ltd [1989] 1 RCS 1252, à la page 1284, et que la Cour fédérale a aussi abordé le sujet du harcèlement dans Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (Forces armées), [1999] 3 CF 653 [aussi connu comme Franke], au paragraphe 29.

[29]  Après avoir considéré la jurisprudence et la loi, l’enquêtrice a conclu que la preuve n’étayait pas les allégations de la plaignante et que, par ailleurs, même s’il y avait eu suffisamment de preuves à l’appui de l’allégation selon laquelle M. Parizeau a regardé la poitrine de Mme Brassard, ce geste ne satisfaisait pas au critère applicable en matière de harcèlement sexuel.

[30]  En fin de compte, la Commission a décidé que le renvoi des plaintes contre MM. Danek et Parizeau devant le Tribunal n’était pas justifié parce que Mme Brassard n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants à l’appui de ses allégations.

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[31]  La présente affaire soulève une seule question en litige : les deux décisions de la Commission sont-elles raisonnables?

[32]  Les défendeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable : Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax], par 17. Je suis d’accord (voir aussi Wagmatcook First Nation c Oleson, 2018 CF 77, par 16). Les atteintes à l’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de contrôle de la décision correcte (Southern Chiefs Organization Inc c Dumas, 2016 CF 837, par 23 et 24), mais Mme Brassard n’a pas fait état de telles violations ni n’en a démontré l’existence; j’y reviendrai ci‑après.

V.  Positions des parties

A.  Demanderesse

[33]  Mme Brassard fait valoir que l’enquêtrice ne peut pas avoir réellement « passé en revue les positions des parties ainsi que toute la preuve écrite soumise au cours de l’enquête » parce qu’elle attend toujours les informations qu’elle a demandées au titre de la Loi sur l’accès à l’information (LRC 1985, ch A‑1).

[34]  Toujours selon Mme Brassard, la qualité du rapport de l’enquêtrice n’est pas acceptable, car la Commission a commis un grave préjudice en l’empêchant elle, la demanderesse, de produire certains documents. Mme Brassard indique que « le processus d’enquête a été exécuté de façon très sommaire […] [et elle] y voit un manque de transparence et de bonne foi ».

[35]  Elle ajoute que la Commission est allée de l’avant avec la production de son rapport final, sans l’aviser, et que la Commission a agi de façon expéditive sans tenir compte des droits et des recours de la demanderesse durant cette étape importante de l’enquête.

[36]  Mme Brassard ajoute que la Commission ne l’a jamais avisée des délais de dépôt des informations qu’elle tentait d’obtenir au moyen de sa demande d’accès à l’information et ne lui a jamais donné une « date butoir » pour transmettre des informations supplémentaires après son entrevue téléphonique avec l’enquêtrice le 10 janvier 2017.

[37]  Mme Brassard prétend que la Commission n’a pas considéré toute la preuve documentaire, notamment des courriels qu’elle a déposé en preuve, comme celui du 16 juin 2011 entre M. Danek et une dénommée Elizabeth Stoqua. Mme Brassard déclare que cette erreur a été abordée au paragraphe 49 dans Gosal c Canada (Procureur général) (2011 CF 570) :

Il n’est pas contesté que, lorsque les observations présentées à la Commission par une partie à propos du rapport de l’enquêteur font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser, même brièvement, pourquoi à son avis elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur (Herbert c. Canada (Procureur général), 2008 CF 969, au paragraphe 26).

[38]  Mme Brassard précise que la Commission s’est éloignée de son mandat, qui est d’évaluer le comportement de MM. Danek et Parizeau en milieu de travail. Elle affirme qu’elle « a été mise à la porte » parce qu’elle a porté plainte pour harcèlement sexuel contre MM. Danek et Parizeau auprès de la Commission, que le tout a été « camouflé » en « performance non satisfaisante » et que les deux hommes « ont tout fait » pour la congédier. Mme Brassard fait valoir en outre que la Commission s’est éloignée de la définition de harcèlement sexuel dans son analyse. Elle ajoute que la Commission n’a pas tenu compte du fait que les personnes interrogées sont demeurées à l’emploi de TPSGC, car elles acceptaient le comportement de M. Danek.

B.  Défendeurs

[39]  Les défendeurs soutiennent que les conclusions de la Commission sont raisonnables si elles ont un fondement rationnel (Halifax, par 47). Ils font valoir que la Commission doit suivre le principe d’équité procédurale; toutefois, compte tenu des réalités administratives et financières de l’enquête, il n’est pas nécessaire que celle‑ci soit parfaite (Tahmourpour c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 113, par 39).

[40]  La Commission dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de décider si, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, la poursuite de l’enquête est justifiée (Syndicat, par 61 à 63). Si la Commission juge que la preuve est insuffisante, elle doit rejeter la plainte (Cerescorp, par 48).

[41]  Premièrement, en ce qui concerne la plainte contre M. Danek, les défendeurs déclarent que la décision de la Commission est raisonnable. La preuve n’appuie pas l’allégation selon laquelle M. Danek avait agi de façon menaçante. En fait, la preuve démontre plutôt que Mme Brassard avait des problèmes de rendement.

[42]  Deuxièmement, la prétention selon laquelle M. Danek aurait eu des comportements sexuels déplacés, aurait embrassé des collègues sur le côté de la bouche et les joues et aurait fait des choses « illégales » était dénuée de fondement. Aucun élément de preuve n’étayait les allégations selon lesquelles M. Danek avait commis des gestes illégaux et avait eu un comportement déplacé. Il était donc raisonnable pour la Commission de conclure que, à la lumière de la preuve, ce comportement n’était pas assimilable à du harcèlement sexuel envers Mme Brassard.

[43]  Troisièmement, en ce qui concerne l’argument selon lequel M. Danek a refusé d’appuyer le perfectionnement professionnel de Mme Brassard, les défendeurs font valoir que l’enquêtrice a fait une analyse exhaustive de la preuve des deux parties. Cette dernière a bien expliqué comment elle percevait chaque incident en cause et pourquoi elle ne voyait pas de lien entre les incidents et la définition de harcèlement sexuel. Les conclusions de l’enquêtrice cadrent avec la jurisprudence, notamment l’affaire Franke.

[44]  Pour ce qui est des allégations visant M. Parizeau, selon les défendeurs, le résultat est lui aussi valable parce que l’enquêtrice a également analysé la preuve testimoniale et documentaire et a raisonnablement conclu que la preuve n’étayait pas les allégations de Mme Brassard. Bien qu’une des personnes interrogées ait mentionné que M. Parizeau avait regardé sa poitrine, il convient de noter qu’un tel geste ne constitue pas, selon le critère jurisprudentiel applicable, du harcèlement sexuel, et que les conclusions de l’enquêtrice sont conformes à la décision rendue dans Franke.

[45]  Finalement, en ce qui concerne la déclaration de Mme Brassard selon laquelle elle n’avait pas eu l’occasion de présenter des éléments de preuve supplémentaires parce qu’elle était toujours en attente d’une réponse à sa demande d’accès à l’information (une demande toujours en cours), les défendeurs avancent qu’elle ne mérite pas d’être retenue. Mme Brassard a déposé ses plaintes originales en 2012 auprès de la Commission et a eu la possibilité depuis d’obtenir les preuves nécessaires à l’appui. Les défendeurs ajoutent que les documents en question ne seraient pas manifestement importants et, par conséquent, ne changeraient pas le résultat.

VI.  Analyse

[46]  Je ne puis souscrire aux arguments de Mme Brassard voulant que la Commission ait pris une décision déraisonnable. L’enquêtrice n’a pas manqué à son devoir d’analyser la preuve et n’a pas produit son rapport de façon très sommaire. Quant aux arguments en matière d’équité procédurale, je ne vois pas d’erreur dans la façon dont la Commission et l’enquêtrice ont abordé et mené le processus. Je vais commencer par l’argument de manquement à l’équité procédurale.

[47]  Mme Brassard a eu amplement de temps pour présenter les documents qu’elle dit ne pas avoir en sa possession. La Commission a ouvert à nouveau les deux enquêtes sur MM. Danek et Parizeau en juin 2016 et, au moment où l’enquêtrice a téléphoné à Mme Brassard pour son entrevue en janvier 2017 (huit mois après l’ouverture des plaintes), cette dernière n’avait toujours pas reçu les documents qu’elle attendait. La décision de la Commission a été rendue en mai 2017, soit quatre mois après l’entrevue téléphonique, un an après la réouverture des plaintes déposées auprès de la Commission et un peu plus de cinq années après le dépôt original des premières demandes auprès de la Commission en janvier 2012.

[48]  Je note par ailleurs que Mme Brassard n’a pas expliqué quel genre d’informations elle comptait recevoir et fournir à la Commission ni quelle en était la pertinence. Les défendeurs ont avancé qu’il s’agit d’une expédition de pêche aux renseignements dans le cadre de ce litige. Il est vrai que jusqu’à présent, Mme Brassard n’a pas expliqué de quelle manière les informations non précisées auraient pu influer sur les décisions relatives aux présumés actes de discrimination. 

[49]  Mme Brassard soutient aussi que l’enquêtrice était biaisée. Toutefois, elle ne précise pas quels étaient les préjugés de l’enquêtrice ni ne donne aucun exemple. Donc, une personne informée, qui étudie la question de façon réaliste et pratique, n’arriverait pas à la conclusion que l’enquête, ou le rapport, suscite une crainte raisonnable de partialité (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, p 394). Les allégations de partialité sont sérieuses et doivent être appuyées sur des preuves concrètes (Vo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 230, par 23).

[50]  Mme Brassard a soutenu par la suite que la décision n’était pas raisonnable parce que l’enquêtrice – et donc la Commission – n’avait pas examiné tous les éléments de preuve. Or, l’enquêtrice a clairement noté ce que Mme Brassard avançait en énumérant ses allégations et ses explications. À la lumière de la preuve documentaire et testimoniale, l’enquêtrice n’a cependant pas conclu que les plaintes de Mme Brassard étaient fondées. Je conclus que l’enquêtrice a fondé sa conclusion sur les preuves testimoniales et documentaires plutôt que sur l’entrevue de Mme Brassard, particulièrement la preuve testimoniale des autres personnes qui travaillaient dans son bureau. Ce genre d’argument n’est qu’un désaccord sur l’appréciation de la preuve et, en fin de compte, le résultat de la décision; il ne s’agit pas d’une erreur.

[51]  Mme Brassard a aussi avancé que la Commission n’avait pas tenu compte de l’ensemble de la preuve documentaire.  Plus spécifiquement, elle reproche à la Commission d’avoir passé sous silence certains courriels, et en particulier un courriel-clé échangé par M. Danek et Mme Elizabeth Stoqua.

[52]   Je note que ces courriels, dont ce courriel-clé, n’ont pas été présentés à la Commission et conséquemment n’apparaissent pas dans le dossier certifié du tribunal. Ils ne faisaient pas non plus partie du dossier que la demanderesse a présenté à cette Cour. Ces documents n’ont été présentés à la Cour que le jour de l’audition du contrôle judiciaire.  

[53]  Les défendeurs se sont opposés au dépôt de ces nouvelles preuves. J’ai deux commentaires à faire à cet égard. En premier lieu et en règle générale, on ne peut déposer de nouveaux éléments de preuve lors d’un contrôle judiciaire, puisque le rôle de la Cour est d’examiner si, en fonction du dossier dont elle est saisie, la décision est entachée d’erreurs (Toki c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 606, par 28). Je souscris à la position des défendeurs.

[54]  Néanmoins, même si j’acceptais la nouvelle preuve, et en particulier le courriel en question, je ne suis pas convaincu que le résultat serait différent. Il s’agit d’un courriel entre M. Danek et une autre gestionnaire. Bien que M. Danek y fasse état de sa frustration au sujet de Mme Brassard en tant qu’employée en termes plutôt crus, il ne s’y trouve aucun contenu de nature sexuelle ni quoi que ce soit qui puisse étayer les allégations de harcèlement sexuel de Mme Brassard.

[55]  Finalement, Mme Brassard allègue que la Commission s’est éloignée de son mandat d’évaluer le comportement de MM. Danek et Parizeau. Ce n’est clairement pas le cas. L’enquêtrice a bien noté et analysé chacune des allégations de Mme Brassard et elle a conduit une enquête détaillée et complète, à laquelle la Commission a dûment souscrit, le tout étant raisonnable selon les faits et le droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]). Compte tenu des éléments de preuve et des témoignages qui ont accompagné les plaintes et qui ont été recueillis lors des enquêtes, il était tout à fait loisible au tribunal administratif de conclure que les plaintes n’étaient pas fondées – une solution rationnelle et acceptable à la lumière de l’ensemble des faits connus et des observations présentées. La décision, ainsi que les raisons sous-jacentes, de ne pas renvoyer les plaintes devant le tribunal, satisfont aux critères de la transparence, de l’intelligibilité et de la justification, et la conclusion représente une des issues possibles acceptables, pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, par 47).

VII.  Dépens

[56]  En règle générale, les dépens suivent l’issue de l’affaire, ce qui signifie qu’ils sont adjugés à la partie ayant gain de cause (MacFarlane c Day & Ross Inc 2014 CAF 199, par 6). Comme il a été expliqué dans l’affaire Première Nation de Cowessess no 73 c Pelletier, 2017 CF 859, par 22, notre Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer.

[57]  Après avoir tenu compte des observations faites à la Cour lors de l’audience et par la suite dans les lettres de Mme Brassard et de l’avocate des défendeurs ainsi que des facteurs liés à l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui sont prévus au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, j’accorde aux défendeurs des dépens de 500 $.

VIII.  Conclusion

[58]  En fin de compte, Mme Brassard demande à notre Cour de réévaluer les faits et de trancher en sa faveur. Or, la décision de la Commission est raisonnable à la lumière des faits et du droit. L’enquêtrice a analysé chacune des allégations de Mme Brassard, a interrogé cette dernière, ainsi que les mis en cause et d’autres employés, et a analysé la preuve documentaire. L’enquêtrice a expliqué comment elle en est arrivée aux différentes conclusions dans son analyse et a indiqué pourquoi elle préférait certaines preuves. La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. des dépens de 500 $ sont accordés aux défendeurs.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-811-17

 

INTITULÉ :

LYNE BRASSARD c. JIRKA DANEK ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 juiLLET 2018

 

COMPARUTIONS :

Lyne Brassard

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Me Gabrielle White

 

Pour lES défendeURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour lES défendeURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.