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Date : 20180727


Dossier : IMM-4483-17

Référence : 2018 CF 787

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 27 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

TEHUT ESHETU TEGENE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Résumé des faits

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) par laquelle il a été conclu que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]  La demanderesse est une citoyenne éthiopienne. Elle prétend être membre de la communauté des Amharas et avoir été ciblée par le gouvernement en raison de ses activités politiques en Éthiopie comme sympathisante du Parti de l’unité pour la démocratie et la justice (UDJ). Elle prétend avoir été détenue à deux reprises par les autorités éthiopiennes, notamment en 2010, pendant quatre jours, et de nouveau en 2012 pendant huit jours. Elle affirme avoir été sauvagement battue pendant sa deuxième détention. Elle dit avoir été libérée grâce à son oncle qui lui a servi de caution, après que ses parents eurent soudoyé les autorités.

[3]  Plus tard, en 2012, la demanderesse a quitté l’Éthiopie pour se rendre au Canada et a présenté une demande d’asile. Depuis son arrivée, elle a poursuivi ses activités politiques touchant son pays.

[4]  La demande d’asile de la demanderesse a été rejetée le 12 octobre 2017, principalement en raison des préoccupations du commissaire de la SPR quant à l’absence d’éléments de preuve corroborant son récit. La SPR a fait valoir que la présomption de véracité d’un témoignage de vive voix peut être réfutée par l’omission de la part de la demanderesse de produire les éléments de preuve auxquels on s’attendrait normalement. La SPR a également relevé plusieurs incohérences dans le témoignage de la demanderesse.

[5]  La demanderesse fait valoir que de nombreuses incohérences apparentes dans son témoignage étaient simplement le fait des services d’interprétation inadéquats. Elle fait valoir plusieurs exemples de mauvaise traduction de son témoignage au cours de l’audience devant la SPR, et soutient que la décision de la SPR devrait être annulée pour cette seule raison du fait que la demanderesse a été privée de son droit à l’équité procédurale. La demanderesse soutient également que la SPR a commis une erreur en se fondant sur l’absence d’éléments de preuve corroborants, et n’a pas donné de motif valable pour réfuter la véracité de son témoignage sous serment. Enfin, indépendamment de ce qui précède, la demanderesse fait valoir que les conclusions de la SPR relatives aux incohérences étaient déraisonnables.

[6]  Je n’ai pas besoin d’aborder toutes les questions soulevées par la demanderesse. Plus précisément, je n’ai pas besoin d’examiner i) si les services d’interprétation étaient adéquats, ou ii) si la SPR n’a pas respecté la présomption de véracité d’un témoignage sous serment. Je ne suis pas non plus tenu d’aborder tous les arguments de la demanderesse touchant le caractère déraisonnable des conclusions relatives aux incohérences.

[7]  Je suis en mesure de décider que la présente demande doit être accueillie, et que la décision de la SPR doit être annulée, compte tenu des quatre questions examinées dans les sections ci-dessous concernant les soi-disant incohérences dans le témoignage de la demanderesse.

II.  Les explications de la demanderesse pour ne pas avoir sollicité des déclarations des membres de la famille

[8]  L’une des principales critiques formulées par la SPR concernant le fait que la demanderesse n’a produit aucun élément de preuve corroborant son récit avait trait à l’absence de déclarations des membres de sa famille à propos de ce qu’elle avait vécu, même si elle est restée en contact avec eux depuis son départ de l’Éthiopie.

[9]  La principale explication fournie par la demanderesse pour ne pas solliciter des déclarations des membres de sa famille, c’est que le fait de discuter de questions politiques aurait pu les exposer à des risques puisqu’il est reconnu que les autorités éthiopiennes interceptent ce type de communications.

[10]  La SPR a rejeté cette explication puisque la demanderesse avait eu des communications régulières avec les membres de sa famille depuis son arrivée au Canada, et les autorités éthiopiennes savaient déjà que ses parents avaient été actifs politiquement par le passé et que son oncle et ses parents avaient obtenu sa remise en liberté. La SPR a conclu qu’il était raisonnable de présumer que la demanderesse avait discuté de sa situation avec des membres de la famille.

[11]  L’analyse de la SPR laisse à penser qu’elle n’a pas réussi à saisir la distinction entre le risque associé aux discussions sur des enjeux politiques, comme sa demande d’asile, avec les membres de la famille, et les risques associés à des discussions de nature générale avec des membres de la famille. La demanderesse a déclaré qu’il aurait été risqué de discuter de questions politiques, mais elle n’a jamais soutenu qu’il était risqué de discuter d’autres questions avec des membres de la famille. Rien ne me permet de conclure que de telles discussions de nature générale peuvent constituer une source de préoccupation.

[12]  À mon avis, cette lacune dans l’analyse de la SPR a directement mené à sa conclusion voulant que l’absence d’éléments de preuve corroborants l’emporte sur la présomption de véracité d’un témoignage sous serment. Cette conclusion était déraisonnable.

III.  Les conclusions inférées du fait que la demanderesse vivait cachée

[13]  La SPR a relevé les incohérences suivantes :

  1. La demanderesse a d’abord indiqué qu’elle n’avait reçu aucun traitement médical pour traiter les blessures subies lors de son passage à tabac pendant sa détention, mais a plus tard indiqué qu’elle avait consulté un praticien de médecine traditionnelle;
  2. Elle a indiqué qu’elle ne s’était tenue cachée qu’après sa deuxième détention, mais elle a également déclaré qu’elle se présentait aux autorités chaque semaine, et qu’elle était suivie.

[14]  À mon avis, ces conclusions d’incohérence sont déraisonnables.

[15]  Il n’y a aucun motif d’incohérence dans les déclarations de la demanderesse concernant un traitement médical. Une interprétation juste de son témoignage devrait conduire à la conclusion qu’à ses yeux, une consultation auprès d’un praticien de médecine traditionnelle ne constitue pas un traitement médical. Sa déclaration voulant qu’elle ait vu un praticien n’a pas été motivée par la nécessité de surmonter une éventuelle contradiction dans son témoignage. Il s’agissait simplement d’une clarification. Il était déraisonnable d’effectuer quelque inférence que ce soit à partir de cette déclaration. À tout le moins, la demanderesse aurait dû avoir la possibilité d’aborder ce que la SPR a considéré comme une incohérence.

[16]  En ce qui concerne la question liée au fait que la demanderesse se soit tenue cachée, elle n’a jamais affirmé qu’elle restait à la maison tout le temps. Elle a plutôt indiqué qu’elle avait restreint ses déplacements à l’extérieur de son domicile. Elle a clairement indiqué qu’elle avait quitté sa maison régulièrement. Elle a déclaré qu’elle était suivie et qu’elle se présentait à la police chaque semaine. Je suis convaincu que si la SPR avait suggéré que cela était incompatible avec le fait de vivre cachée, elle aurait précisé qu’elle ne voulait pas dire qu’elle restait à la maison tout le temps.

IV.  Le départ de la demanderesse de l’Éthiopie

[17]  La SPR a noté que la preuve documentaire sur la situation dans le pays indiquait que les députés d’arrière-ban de l’opposition (comme la demanderesse) risquent d’être arrêtés, emprisonnés ou tués en Éthiopie, et que la plupart des députés de l’opposition qui souhaitent quitter le pays le font en traversant d’abord la frontière terrestre du Kenya, afin d’éviter d’être appréhendés à l’aéroport en essayant de prendre l’avion. La SPR a également pris note du fait que la demanderesse aurait attiré l’attention des autorités éthiopiennes. Après avoir souligné que la demanderesse avait quitté l’Éthiopie par avion et avait utilisé son propre véritable passeport, la SPR a déclaré :

Le Tribunal estime que si la demanderesse était une personne d’intérêt pour les autorités éthiopiennes et faisait l’objet de filature comme elle l’a affirmé dans son témoignage, elle n’aurait pas été autorisée à quitter le pays. Le Tribunal tire une conclusion défavorable à cet égard.

[18]  Ce raisonnement n’est pas justifié par les éléments de preuve cités par la SPR. La conclusion de la SPR équivaut à la constatation qu’il est invraisemblable que la demanderesse ait quitté l’Éthiopie sans problème munie de son véritable passeport. Cependant, les éléments de preuve cités ne vont pas plus loin que de souligner un « risque ». Il est inhérent à la notion de risque que l’éventualité en question peut ne pas se concrétiser. Je conclus que la conclusion d’invraisemblance de la SPR était déraisonnable. En outre, l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle était suivie n’exclut pas la possibilité qu’elle n’ait pas été suivie le jour où elle s’est rendue à l’aéroport.

[19]  Je trouve en fait le récit de la sortie de l’Éthiopie de la demanderesse troublant. Il aurait été raisonnable que la SPR estime qu’il était difficile de croire que la demanderesse se serait elle-même sciemment exposée au risque d’être arrêtée à l’aéroport. Ce n’est cependant pas ce que la SPR a conclu, et je ne suis pas prêt à lire une telle conclusion dans son analyse.

V.  L’appartenance à l’UDJ

[20]  Comme preuve de son appartenance à l’UDJ, la demanderesse a produit une lettre du secrétaire de l’UDJ.

[21]  La SPR a accordé peu d’importance à la lettre, en partie parce que la demanderesse n’avait pas produit de carte de membre, même si la preuve documentaire sur la situation dans le pays indique que les cartes de membre sont requises par la loi. Sans le dire clairement, la SPR semblait aussi relever une incohérence entre, d’une part, l’affirmation de la demanderesse voulant qu’elle soit membre de l’UDJ et d’autre part, sa déclaration selon laquelle elle [traduction] « n’était qu’une sympathisante du parti ».

[22]  À mon avis, aucune de ces conclusions ne peut tenir. À propos de la carte de membre, les mêmes éléments de preuve cités par la SPR pour appuyer l’affirmation que la carte de membre est requise par la loi indiquent également que l’UDJ ne délivre pas de cartes de membre. La SPR n’a pas semblé remarquer cet aspect de la preuve. En ce qui concerne la déclaration de la demanderesse voulant qu’elle ait été une sympathisante de l’UDJ, je ne vois pas d’incohérence avec sa déclaration indiquant qu’elle était membre de l’UDJ. Même si sa déclaration voulant qu’elle ait été une sympathisante de l’UDJ constituait une explication du fait qu’elle n’avait pas de carte de membre, elle n’a pas laissé entendre qu’elle reconnaissait en fait ne pas être membre de l’UDJ. Rien ne semble étayer une conclusion en ce sens par la SPR.

VI.  Conclusion

[23]  Compte tenu de l’accumulation des quatre erreurs discutées précédemment, je conclus que la présente demande doit être accueillie et que la décision contestée doit être annulée.

[24]  Les parties ont convenu qu’il n’y avait aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4483-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés, datée du 12 octobre 2017, est annulée et l’affaire est renvoyée afin d’être réexaminée par un tribunal différemment constitué.

  3. Aucune question grave de portée générale n’a été certifiée.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4483-17

 

INTITULÉ :

TEHUT ESHETU TEGENE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Le 18 juillet 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 27 juillet 2018

 

COMPARUTIONS :

Teklemichael Sahlemariam

 

Pour la demanderesse

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Teklemichael Sahlemariam

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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