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Date : 20180720


Dossier : IMM-5106-17

Référence : 2018 CF 767

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AIJIAO CHEN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le cas en l’espèce a trait à une demande de parrainage de conjoint visant l’obtention de la résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial. Aijiao Chen (la demanderesse) est résidente permanente du Canada et citoyenne de la Chine. Elle doit se déplacer en fauteuil roulant depuis son enfance en raison d’un handicap physique.

[2]  La demanderesse a rencontré son mari, Xingsong Chen (M. Chen) en octobre 2009. Elle avait besoin d’un préposé aux soins personnels en raison de son handicap, et un ami a recommandé M. Chen pour cet emploi. La relation entre les deux s’est transformée en relation amoureuse. Même après le déménagement de la demanderesse au Canada (après avoir été parrainée par son fils) en 2013, le couple est resté en contact par téléphone, et la demanderesse s’est rendue en Chine pour des visites. Ils se sont mariés en décembre 2013 en Chine et la demanderesse a par la suite parrainé M. Chen pour qu’il obtienne un visa de résident permanent.

[3]  À la suite d’une entrevue au consulat du Canada à Hong Kong, un agent des visas (l’agent) a conclu que le mariage n’était pas authentique ou avait été conclu principalement dans le but d’obtenir un statut. L’agent a de plus conclu que M. Chen était interdit de territoire au Canada parce que les dispositions financières nécessaires n’avaient pas été prises pour subvenir à ses besoins au Canada.

[4]  La demanderesse a interjeté appel de la décision de l’agent le 17 février 2015. L’affaire devait être entendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) le 7 avril 2017, mais l’audience a été retardée afin de permettre à la demanderesse de déposer un avis de question constitutionnelle. L’audience a finalement été reportée au 26 juillet 2017. Bien que la demanderesse ait sollicité une nouvelle remise de l’audience – afin d’examiner les allégations d’irrégularités de la part de l’interprète qui a participé à l’entrevue à Hong Kong, la SAI a tenu audience. Par une décision (la décision) du 6 novembre 2017, la SAI a confirmé la décision de l’agent selon laquelle le mariage n’était pas authentique, et n’a donc pas examiné la question d’interdiction de territoire pour motifs financiers.

[5]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAI. Dans cette procédure, la demanderesse ne conteste pas la conclusion de la SAI sur l’authenticité du mariage, mais affirme qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale au cours de l’audience à la SAI. La demanderesse affirme en outre que la SAI a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en décidant qu’elle ne pouvait pas accueillir la demande pour motif de retard.

II.  Les faits

A.  La demanderesse

[6]  La demanderesse est une résidente permanente du Canada âgée de 56 ans. Elle souffre d’un handicap physique depuis son enfance et se déplace en fauteuil roulant. Elle a épousé son premier mari le 5 novembre 1984 et deux enfants sont issus de cette union : un fils (Ming Yang) et une fille (Aizhen Yang). Le couple a divorcé en juillet 2003. Le mari de la demanderesse s’est remarié et son épouse canadienne l’a parrainé lui et les enfants pour qu’ils viennent au Canada en 2005. À son tour, le fils de la demanderesse l’a parrainée pour qu’elle devienne résidente permanente du Canada. Elle a acquis son statut et s’est installée au Canada en mars 2013.

[7]  La demanderesse a rencontré son mari actuel, M. Chen, en octobre 2009. Il a été embauché en tant qu’infirmier et aide domestique pour la demanderesse; il devait préparer les repas, faire la lessive, emmener la demanderesse magasiner, etc. La demanderesse affirme qu’ils sont devenus amoureux après environ un an. Après qu’elle eut quitté la Chine en 2013, la demanderesse et M. Chen communiquaient quotidiennement par téléphone. En septembre 2013, la demanderesse est retournée en Chine, où elle a résidé avec M. Chen pendant environ 6 mois. C’est alors que M. Chen l’a demandée en mariage, et ils se sont mariés le 12 décembre 2013.

B.  Procédures d’immigration

[8]  Le demandeur a présenté une demande de parrainage de son époux au titre de membre de la catégorie du regroupement familial en juin 2014. Le couple a donc été interviewé au consulat général du Canada à Hong Kong et Macao (le consulat) en décembre 2014. Après leur entrevue, l’agent a souligné un certain nombre de préoccupations : l’agent n’a pas cru le récit du début de la relation et de l’évolution de la relation du couple, et a conclu que la demanderesse n’avait pas les moyens financiers de soutenir M. Chen au Canada.

[9]  Dans une lettre datée du 13 janvier 2015, le couple a été informé que la demande de parrainage était rejetée. La Section de l’immigration au consulat a rejeté la demande en application du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, indiquant que le mariage visait principalement des fins d’immigration et n’était pas authentique. Citant l’article 39 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), la lettre indique en outre que M. Chen est interdit de territoire pour des raisons financières parce que le décideur n’a pu conclure que des dispositions appropriées avaient été prises pour subvenir aux besoins de M. Chen au Canada.

[10]  Le 17 février 2015, la demanderesse a interjeté appel auprès de la SAI de la décision de l’agent des visas. La demanderesse a retenu les services de Kazuki Takahashi pour l’assister à l’audience de novembre 2015. L’audience avait été fixée au 7 avril 2017, mais l’avocat de la demanderesse a indiqué qu’il souhaitait déposer un avis de question constitutionnelle, alléguant une violation des droits garantis à l’alinéa 11b) de la Charte des droits et libertés (Charte), invoquant le retard dans le traitement de sa demande, ainsi qu’une violation des articles 7 et 15 en raison du handicap de la demanderesse. En conséquence, l’audience a été reportée pour accorder le temps à l’avocat de la demanderesse de déposer la question constitutionnelle, et l’audience a été remise au 26 juillet 2017.

[11]  Le 19 juillet 2017, l’avocat de la demanderesse a sollicité une remise de l’audience parce qu’il avait déposé une demande d’accès à l’information et protection des renseignements personnels (AIPRP) par laquelle il cherchait à obtenir l’enregistrement audio ou vidéo de l’entrevue qui a eu lieu au consulat, alléguant une irrégularité de la part de l’interprète qui a participé à l’entrevue au consulat. Dans une lettre datée du 21 juillet 2017, le ministre indiquait que, après avoir communiqué avec le consulat, le ministre pouvait confirmer qu’il n’existait pas d’enregistrement. Le 24 juillet 2017, l’avocat de la demanderesse a répondu, se demandant si la lettre du ministre constituait la réponse à la demande d’AIPRP, et, si oui, affirmait que cela pourrait constituer une ingérence inappropriée dans les affaires du bureau de l’AIPRP. Cette lettre affirme également que la poursuite de l’audience violerait les droits de la demanderesse en application des articles 7, 14 et 15 de la Charte.

[12]  Le 25 juillet 2017, l’avocat de la demanderesse a déposé un document de « requêtes et directives » alléguant une violation des articles 7 et 15 de la Charte, demandant que l’affaire soit résolue par des moyens extrajudiciaires, que la SAI ordonne au ministre d’assigner à comparaître l’interprète qui a participé à l’entrevue au consulat, ordonne au ministre de produire l’ensemble des éléments de preuve documentaire sur la compétence et les qualifications de l’interprète, et ordonne l’exclusion des notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) dans le dossier. L’avocat de la demanderesse a déposé une deuxième lettre le 25 juillet 2017, demandant que la SAI ordonne à la conseil du ministre et au consulat à Hong Kong de produire l’enregistrement de surveillance vidéo du consulat de la journée de l’entrevue, et ordonne à la conseil du ministre et au consulat de conserver et de produire tous les documents relatifs à l’interprète et à l’entrevue qui avait eu lieu ce jour-là.

[13]  La commissaire de la SAI (la commissaire) a tenu une audience le 26 juillet 2017. Elle a abordé les demandes et requêtes de l’avocat de la demanderesse à la conférence préparatoire et les a toutes rejetées verbalement à l’exception de la demande d’exclure les notes du SMGC, question qu’elle a prise en délibéré.

C.  La décision de la SAI

[14]  La SAI a rejeté l’appel par une décision (la décision de la SAI) datée du 6 novembre 2017.

1)  Notes du SMGC

[15]  La SAI a estimé que les notes du SMGC ne devaient pas être exclues. Au cours de l’audience, l’avocat de la demanderesse a allégué que l’interprète et l’agent qui a mené l’entrevue au consulat avaient eu un comportement collusoire. À l’appui de cette allégation, le fils de la demanderesse a produit sous serment un affidavit attestant les circonstances à l’origine de cette suspicion, et il a aussi témoigné au sujet de l’affaire à l’audience, en dépit du fait qu’il n’était pas présent à l’entrevue à Hong Kong. Ces éléments de preuve n’ont pas persuadé la SAI qu’un acte répréhensible avait été commis au consulat, et la SAI a en particulier estimé que l’affidavit du fils constituait du ouï-dire et que l’avocat de la demanderesse avait omis de l’interroger elle-même sur ces allégations au cours de l’audience. Le SAI a par conséquent décidé que les notes du SMGC resteraient au dossier.

2)  Fond de l’affaire

[16]  La SAI a cerné deux questions dans l’appel : le mariage est-il authentique ou visait-il principalement à obtenir un statut en vertu de la LIPR, et M. Chen est-il interdit de territoire au Canada pour motifs financiers en application de l’article 39 de la LIPR? Le SAI conclut que le mariage n’est pas authentique et a été contracté à des fins d’immigration, et n’abordera donc pas la question de l’interdiction de territoire pour motifs financiers.

[17]  Au début de ses motifs, la commissaire tire une inférence défavorable quant à la crédibilité du fait que M. Chen n’a pas témoigné. Elle exprime le point de vue que M. Chen aurait dû témoigner pour expliquer les contradictions qui ont été observées par l’agent qui a rejeté la demande initiale de parrainage conjugal, et pour donner sa version quant aux allégations d’irrégularités au consulat. La décision de la SAI décrit ensuite l’analyse des éléments de preuve et rejette l’appel par les motifs suivants : a) les circonstances dans lesquelles M. Chen a été embauché, b) l’évolution de la relation du couple, c) les projets de mariage, et d) le premier mari de la demanderesse.

a)  Les circonstances dans lesquelles M. Chen a été embauché

[18]  Le SAI était sceptique quant aux circonstances dans lesquelles M. Chen a été embauché pour travailler avec la demanderesse, et souligne le fait qu’il a apparemment été présenté à la demanderesse pour devenir un soignant en octobre 2009, mais avait travaillé dans l’industrie de la construction jusqu’en octobre 2010, et aurait donc occupé deux emplois en même temps. La SAI rappelle en outre la question de l’agent touchant le fait que M. Chen ait quitté l’industrie de la construction pour devenir un aide domestique, estimant que sa réponse (que la demanderesse est une [traduction] « bonne personne ») était peu sensée et n’était pas crédible. La commissaire a demandé à la demanderesse pourquoi elle avait choisi d’embaucher un homme comme soignant, ce à quoi elle a répondu que les soignantes avaient des familles et d’autres engagements, tandis que M. Chen a montré de la sympathie et de l’empathie pour elle. Le SAI rejette cette explication, estimant qu’elle était [traduction] « douteuse » et affirmant que le récit de l’évolution de la relation du couple n’était pas crédible.

b)  L’évolution de la relation du couple

[19]  La SAI s’inquiète du caractère vague du récit du début de la relation. Au cours de son entrevue au consulat, M. Chen a indiqué qu’il était devenu amoureux de la demanderesse après avoir été son soignant pendant environ un an, et a dit qu’ils avaient discuté de leurs sentiments en juillet ou en août 2010. La SAI soutient que cela ne correspond pas au contenu d’un questionnaire écrit qu’il avait rempli, qui stipule que [traduction] « [a]près son départ pour le Canada, elle s’est rendu compte qu’elle avait toujours besoin de moi. J’ai aussi constaté qu’elle me manquait énormément » (décision de la SAI, au paragraphe 47). La SAI a estimé que cela minait la crédibilité de M. Chen et celle des allégations du couple concernant l’authenticité du mariage.

[20]  La SAI conclut également que le témoignage de la demanderesse sur cette question est en contradiction avec celui de M. Chen. Le SAI souligne que, au cours de l’entrevue au consulat, la demanderesse a affirmé que la relation n’avait pas été romantique avant son départ pour le Canada, ce qui contredit les affirmations de M. Chen selon lesquelles la relation était devenue romantique vers 2010. De plus, interrogée au cours de l’audience, la demanderesse a témoigné qu’elle avait cessé de payer M. Chen pour ses soins lorsqu’il était devenu son petit ami en 2011; elle a cependant affirmé que cela s’était passé avant sa venue au Canada en 2013. La commissaire conclut que [traduction] « les incohérences à propos de cette question essentielle à trancher montrent que le récit n’est pas crédible et que la relation n’a pas évolué de la façon qui m’a été présentée par le couple. » (décision de la SAI, au paragraphe 48).

c)  Les projets de mariage

[21]  Des contradictions sont en outre soulignées dans la décision de la SAI concernant les témoignages du couple sur leurs projets de mariage. La SAI constate que, au cours de l’audience, la demanderesse a déclaré qu’elle avait demandé son époux en mariage parce qu’il la traitait avec gentillesse. La demanderesse a par la suite changé son témoignage pour affirmer qu’elle avait demandé son époux en mariage lorsqu’elle est venue au Canada et qu’il l’avait demandée en mariage avant qu’elle arrive au Canada. Sur la foi de ces incohérences, la commissaire conclut que la demande en mariage n’a pas eu lieu de la façon décrite et que la relation n’a pas évolué comme l’a raconté le couple. La commissaire conclut donc que ni la demanderesse ni M. Chen ne sont dignes de foi.

d)  Le premier mari de la demanderesse

[22]  La SAI a remis en question l’information entourant la mort du premier mari de la demanderesse. Au consulat, l’agent a demandé à M. Chen si la demanderesse était divorcée de son premier mari au moment de sa mort; alors qu’il avait d’abord répondu « non », il a changé sa réponse à « oui » quand on a insisté. En outre, alors que le premier mari de la demanderesse a indiqué qu’il avait divorcé en 2001, la demanderesse a affirmé qu’ils ont été mariés jusqu’en juillet 2003. La commissaire conclut en outre que la demanderesse a menti au cours de son entrevue au consulat au sujet de l’autre relation qu’entretenait son premier mari : elle a d’abord dit que son premier mari s’était marié avec une autre femme pour qu’il puisse venir avec les enfants au Canada, puis a dit qu’il avait une maîtresse sans qu’elle le sache.

III.  Question en litige

[23]  En appel devant notre Cour, la demanderesse soutient que la SAI a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, a appliqué le mauvais critère en ce qui concerne la question du retard, et a violé son droit à l’équité procédurale. Dans ses observations écrites, la demanderesse ne semble pas contester la décision de la SAI voulant que le mariage ne soit pas authentique ou ait été contracté principalement dans le but d’obtenir un statut en vertu de la LIPR.

IV.  Norme de contrôle

[24]  La plus récente décision de la Cour suprême semble indiquer que la norme de contrôle des affaires relatives à l’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire est celle de la décision raisonnable : Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, aux paragraphes 20 à 27, bien que la jurisprudence de notre Cour suggère qu’il subsiste une certaine incertitude résiduelle sur la question. Dans le cas qui nous occupe, je suis disposé à accepter que si la SAI a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, cela constituerait une erreur susceptible de révision selon l’une ou l’autre norme de contrôle.

[25]  Les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte, tout comme la question de savoir si la SAI a appliqué le mauvais critère juridique à la question du retard : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12.

V.  Analyse

A.  L’entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[26]  La demanderesse affirme que la SAI a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en décidant qu’elle n’avait pas compétence pour accueillir un appel pour motif de retard. Le demandeur s’appuie sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, aux paragraphes 102 à 106 [Blencoe] pour étayer la proposition selon laquelle un délai déraisonnable constitue un motif pour soulever des questions de justice naturelle et d’équité procédurale, notamment lorsque ces questions portent préjudice à des éléments de preuve produits par une partie ou vicient autrement la procédure. La demanderesse affirme qu’en application de l’alinéa 67b) de la LIPR, la SAI a compétence pour accueillir un appel lorsqu’un principe de justice naturelle n’a pas été observé, et a donc entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en décidant qu’elle n’avait pas un tel pouvoir.

[27]  Le défendeur soutient que la commissaire n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, mais a plutôt décidé à juste titre qu’elle n’avait pas compétence pour suspendre la procédure. Le défendeur fait remarquer que l’alinéa 66b) de la LIPR permet à la SAI de rendre une ordonnance de renvoi, et puisqu’il n’est pas question de renvoi dans le cas présent, la commissaire n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[28]  À mon avis, la question d’un sursis n’est pas pertinente à la présente procédure. S’il est vrai que l’ex-avocate de la demanderesse a demandé un arrêt des procédures en application du paragraphe 24(1) de la Charte et ait ainsi pu quelque peu distraire l’attention de la question, la demanderesse ne sollicite pas un sursis au renvoi à ce stade (ce ne pourrait être utile dans la situation de la demanderesse, que ce soit maintenant ou lors de la procédure précédente devant la SAI). Ainsi, à mon avis, il ne reste à notre Cour qu’à rechercher si la SAI a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en déterminant qu’elle n’avait pas compétence pour accueillir l’appel pour motif de retard administratif. Cette question est, aussi, théorique, parce qu’elle ne touche pas à ce que la demanderesse sollicitait de la SAI. En conséquence, je ne vais pas examiner la question plus à fond.

B.  Le critère applicable au retard

[29]  La demanderesse affirme que la SAI n’a pas appliqué le bon critère juridique pour déterminer si un retard administratif constituait une violation de son droit à la justice naturelle ou à l’équité procédurale. S’en remettant encore une fois à l’arrêt Blencoe, la demanderesse expose les facteurs tripartites pour évaluer si un retard administratif constitue une violation de l’équité procédurale : 1) le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire, 2) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire, et 3) l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres atteintes à l’existence des personnes touchées par le délai qui s’écoule. La demanderesse affirme que ce cadre est absent de la décision de la SAI; la SAI ne s’est livrée à aucune analyse concernant le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire, les causes du retard, et si le retard équivalait à un abus de procédure pouvant compromettre l’équité de l’audience.

[30]  Le défendeur soutient que la SAI n’a pas commis d’erreur en appliquant le critère relatif au retard. Il affirme que le critère approprié est établi dans l’arrêt Blencoe, mais défend l’analyse de la SAI en soulignant qu’une grande partie de ce retard a été occasionnée par la conduite de la demanderessse, puisque la demanderesse n’a pas demandé un traitement accéléré, et n’a pas présenté de demande à la Cour fédérale pour régler le retard. Le défendeur ajoute que la SAI a examiné la question de préjudice, et a raisonnablement établi que la demanderesse n’avait pas établi qu’un préjudice avait été causé dans son cas en raison du retard.

[31]  Les arguments de la demanderesse à cet égard ne m’ont pas convaincu. Premièrement, dans la procédure devant la SAI, la demanderesse ne semble pas avoir invoqué le critère établi dans l’arrêt Blencoe pour soutenir que le retard, de février 2015 à avril 2017, était démesuré et il est donc inapproprié de contester le défaut allégué de la SAI d’appliquer ce critère à ce stade. Deuxièmement, je suis d’avis que la demanderesse ne s’est pas délestée du fardeau de démontrer que le retard administratif équivaut à une violation de son droit à la justice naturelle. À mon avis, aucune violation de la sorte n’est survenue, et je suis incapable de déceler un véritable préjudice à la cause de la demanderesse en raison du retard.

C.  L’équité procédurale

[32]  La demanderesse fait valoir qu’elle a été empêchée de témoigner à propos de la façon d’aller aux toilettes, malgré le fait qu’il s’agissait d’un élément de preuve important pour illustrer le niveau de soins dont elle a besoin en raison de son handicap. La demanderesse affirme que cet élément de preuve est directement lié au préjudice qu’elle a subi du fait du retard, et elle n’a pu le présenter à la SAI.

[33]  La demanderesse affirme en outre que la SAI a commis une erreur en faisant une distinction entre la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c Jordanie, 2016 CSC 27 [Jordanie] et le cas qui nous occupe en suggérant que les retards dans le contexte criminel sont plus graves que dans le contexte de l’immigration. La demanderesse fait valoir que, comme dans le contexte criminel, les souvenirs s’estompent avec le temps et cela peut empêcher l’auteur d’une demande de parrainage de conjoint de fournir les meilleurs éléments de preuve, et que le résultat d’un rejet peut entraîner une séparation pour des périodes de temps indéfinies.

[34]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que la commissaire indique qu’elle n’entendrait pas le témoignage sur la façon dont la demanderesse va aux toilettes. Le défendeur fait observer que la SAI avait bien conscience des problèmes de mobilité de la demanderesse, et réaffirme que l’élément de preuve que la demanderesse souhaitait présenter n’était pas lié au préjudice qu’elle allègue subir en raison du retard. En ce qui concerne l’arrêt Jordanie, le défendeur soutient qu’il n’existe aucun « plafond présumé » pour le traitement d’un appel, et que le concept de plafond est limité aux affaires de droit criminel. Le défendeur s’appuie sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans la décision Canada c Akthar (MEI), [1991] 3 CF 32, aux pages 38 et 39 (CAF) pour illustrer la façon dont le retard peut s’appliquer dans le contexte de l’immigration, c’est-à-dire que le retard seul ne constitue pas un fondement suffisant pour conclure à une violation du droit à la justice naturelle. Le défendeur ajoute que rien dans les éléments de preuve de la demanderesse ne démontre que la nature de la violation que le retard a entraînée dans son cas est semblable à celle que subit une personne qui fait face à une condamnation au criminel.

[35]  Les interventions de la SAI n’ont pas dépossédé la demanderesse de son droit à un processus équitable sur le plan procédural. La SAI donne des motifs impérieux pour refuser d’entendre le témoignage de la demanderesse à l’égard de sa façon d’aller aux toilettes. La décision de la SAI aborde directement la question de l’équité procédurale en indiquant :

Il me semble évident que [l’appelante] pourrait éprouver des difficultés liées à sa mobilité et à ses activités quotidiennes en raison de son invalidité. Cependant, les questions touchant ses habitudes aux toilettes ne pourront absolument pas faire la lumière sur les questions à trancher dans le présent appel. Empêcher un conseil de poser des questions non pertinentes et humiliantes à sa cliente ne constitue pas un manquement à l’obligation d’équité procédurale.

(Décision de la SAI, au paragraphe 33)

Je suis d’accord avec la SAI. Les défis que la demanderesse doit surmonter dans ses activités quotidiennes, y compris la façon d’aller aux toilettes, n’étaient pas en litige. En fait, au cours de l’audience, la commissaire a explicitement demandé à la conseil du ministre d’indiquer que la demanderesse avait de grandes difficultés d’aller aux toilettes en raison de son handicap, ce qui a été immédiatement accepté par la conseil du ministre. Il n’y avait donc rien à gagner du témoignage de la demanderesse sur cette question qui eût pu appuyer un argument voulant que ses droits garantis par l’article 15 de la Charte aient été violés par le retard dans le traitement de sa demande.

[36]  Bien que je ne sois pas d’accord avec la commissaire lorsqu’elle affirme qu’un retard dans un contexte criminel est plus grave que dans un contexte d’immigration, je suis d’avis que la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Jordanie s’applique uniquement à un contexte assujetti au droit criminel et à l’interprétation de l’alinéa 11b) de la Charte et ne s’applique pas actuellement dans le contexte de l’immigration. Par conséquent, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.

VI.  Question à certifier

[37]  La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions nécessitant une certification. Ils ont affirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier et je suis d’accord.

VII.  Conclusion

[38]  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. La commissaire n’a ni mal appliqué la loi en ce qui a trait à la question du retard ni violé le droit de la demanderesse à l’équité procédurale. La décision est raisonnable et ne justifie pas l’intervention de notre Cour.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5106-17

LA COUR rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Shirzad Ahmed »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5106-17

INTITULÉ :

AIJIAO CHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

LIEU DE L’AUDIENCE :

Le 28 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 20 juillet 2018

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

Pour la demanderesse

Sally Thomas

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EME Professional Corporation

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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