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Date : 20180629


Dossier : IMM-5402-17

Référence : 2018 CF 679

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 juin 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ADEKUNLE BENJAMIN OLANREWAJU

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur est citoyen du Nigéria. En bref, il soutient qu’alors qu’il travaillait comme pasteur au Nigéria, il a fourni un soutien et des conseils à un jeune membre homosexuel de son église, et qu’il faisait généralement la promotion de la tolérance envers les membres de la communauté LGBTQ dans ses enseignements. Le demandeur allègue qu’en raison de sa conduite, son église a été attaquée par des militants islamiques et qu’il a été détenu et agressé physiquement par la police. Il prétend avoir été en fin de compte excommunié de son église, et qu’il craint maintenant de retourner au Nigéria en raison de son orientation sexuelle perçue et de son soutien envers la communauté LGBTQ là-bas.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) du Canada a rejeté sa demande d’asile le 3 mai 2017, en raison de préoccupations portant sur sa crédibilité. Il a interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés (SAR), qui a confirmé la décision de la SPR le 28 novembre 2017. La demanderesse présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAR. Pour les motifs énoncés ci-dessous, je conviens avec le demandeur que la décision de la SAR était déraisonnable et doit donc être annulée, et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen par un tribunal constitué différemment.

II.  Analyse

[3]  Mon rôle consiste à examiner les conclusions de la SAR et l’évaluation par la SAR des éléments de preuve selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35; Majoro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 667, au paragraphe 24. Pour résister à un examen judiciaire, la décision de la SAR doit être justifiable, transparente et intelligible, et elle doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[4]  Bien que le demandeur ait présenté différents arguments dans sa demande, j’ai conclu que la décision de la SAR était fondamentalement déraisonnable en raison de deux conclusions sur des questions qui sont au cœur de la demande du demandeur. Si elles avaient été traitées correctement, le résultant de l’appel du demandeur aurait pu être différent – même s’il s’agit d’une question qu’il appartiendra à la SAR de trancher dans son réexamen.

(i)  Si le demandeur était le pasteur de sa propre église

[5]  Le demandeur a fait valoir devant la SAR que la SPR a mal interprété la preuve en concluant qu’il n’avait jamais été qu’un adjoint pastoral et qu’il n’était pas le pasteur de son église. Il s’agit d’une conclusion cruciale de la SPR, de laquelle découle plusieurs autres de ses conclusions. La SPR a conclu que puisque le demandeur [traduction] «...n’était pas le pasteur de son église, il ne pouvait pas avoir rencontré [le jeune paroissien] de la manière qu’il allègue et son église ne peut avoir été attaquée de la manière qu’il a décrite ».

[6]  La SPR a tiré cette conclusion parce que le demandeur, lorsque la SPR lui a demandé que travail il exerçait au Nigéria, a décrit son rôle comme celui d’un adjoint pastoral :

[traduction] Quand j’ai demandé au demandeur ce qu’il faisait comme travail au Nigéria, il a dit qu’il était adjoint pastoral. […] Cependant, le demandeur n’a pas témoigné qu’il avait été le pasteur de sa propre église à Kaduna, malgré le fait qu’il aurait occupé cette charge pendant environ six mois avant son arrestation. J’ai demandé au demandeur pourquoi il n’avait pas mentionné son rôle comme pasteur de sa propre église. Le demandeur a répondu que je lui avais posé des questions sur son rôle d’adjoint pastoral, et que si je l’avais interrogé sur son rôle de pasteur, il aurait répondu en conséquence. Cependant, ceci n’est pas exact. Je ne lui ai pas posé de questions sur son rôle d’adjoint pastoral; je lui ai demandé ce qu’il faisait comme travail. J’ai répété ma question au demandeur et il a expliqué qu’il devait avoir mal compris la question. Je ne trouve pas cette explication raisonnable. Quand on demande à une personne ce qu’elle faisait comme travail dans son pays d’origine, elle répondra le plus souvent en parlant du dernier poste qu’elle a occupé; surtout si le poste le plus récent représentait une promotion importante, dont elle aurait tiré une grande fierté. Je conclus que si le demandeur avait été pasteur de sa propre église, il m’aurait parlé de ce poste lorsque je lui ai demandé ce qu’il faisait comme travail au Nigéria.

[7]  Je note également que lorsque les plaidoiries finales ont été faites sur ce point à l’audience, le tribunal de la SPR a interrompu l’avocat du demandeur, disant : [traduction]

AVOCAT :  …[le demandeur] a indiqué dans son formulaire Fondement de la demande d’asile et son exposé circonstancié qu’il est citoyen du Nigéria […]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :  Je ne mentionnerai qu’une chose avant que vous ne commenciez, j’ai aussi indiqué que son identité posait problème, et quand je dis identité, je parle de son identité à titre de pasteur.

AVOCAT :  D’accord.

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE :  Je veux simplement dire que je suis convaincu qu’il est un pasteur et que vous n’avez donc pas à traiter cet aspect de la question, donc je ne vois pas où vous allez avec votre plaidoirie, mais vous n’avez pas à aborder cette question, c’est compris, merci.

[8]  Comme il a été mentionné plus haut, le demandeur conteste spécifiquement la conclusion de la SPR sur la question du pastorat devant la SAR, signalant que le demandeur a clarifié à la SPR qu’il croyait être interrogé sur ses fonctions à titre d’adjoint pastoral.

[9]  Dans ses observations écrites à la SAR, le demandeur met l’accent sur cette question, et consacre une partie importante de ses observations à expliquer ce qui selon lui est une mauvaise interprétation par la SPR de cet élément central de la demande. Dans son appel auprès de la SAR, il inclut l’extrait suivant de la transcription de l’audience devant la SPR : [traduction]

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Excusez-moi, pour que je comprenne bien ce que vous dites, maître, vous dites que dans sa réponse à la question, le demandeur me faisait un récit de ce qu’il a fait depuis l’obtention de son diplôme, est-ce bien ce que vous dites...

AVOCAT : Oui...

PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : D’accord.

AVOCAT : Parce qu’on lui a demandé quels étaient ses antécédents de travail et il a alors commencé à raconter qu’il a terminé ses études et qu’il a ensuite été envoyé du siège de l’organisation au Bénin à Kaduna, qu’il a été détaché auprès d’un pasteur et qu’il a ensuite eu le mandat d’ouvrir une autre église.

[10]  Analysant ensuite la question en appel, la SAR a déclaré avoir examiné la transcription et ne pas être convaincue que le demandeur avait établi avoir jamais été le pasteur de sa propre église, écrivant dans sa décision : [traduction]

J’ai pu examiner le témoignage du demandeur, et par conséquent je conclus aussi qu’il n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était le pasteur de sa propre église. Quand on lui a demandé quelles étaient ses tâches, il a répondu qu’il « avait été envoyé pour assister notre mission de Kaduna Kata » et qu’il prêchait lors des services en milieu de semaine et lors des réunions de jeunes, plutôt que lors du « service principal » du dimanche. Le demandeur a en outre témoigné qu’il relevait du « pasteur principal », qui s’occupait des adultes de l’église pendant que lui s’occupait de la chorale, des enfants et des adolescents. Je conclus que ce témoignage est conforme avec le fait d’être un adjoint pastoral et non le pasteur de sa propre église, et que la SPR n’a pas erré dans sa conclusion.

[11]  L’analyse de la SAR sur ce point n’est pas déraisonnable. Personne ne conteste que le demandeur ait initialement décrit ses fonctions comme celles d’un adjoint pastoral lorsque la SPR lui a demandé quel était son travail au Nigéria. La question soumise à la SAR était de savoir si la SPR avait commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait jamais été pasteur principal, parce qu’elle n’a pas accepté l’explication du demandeur à l’effet qu’il avait mal compris la question de la SPR sur son emploi.

[12]  Je ne suis pas d’accord avec les arguments du défendeur à l’effet que les conclusions de la SAR étaient fondées sur une [traduction] « analyse approfondie » du témoignage du demandeur. À mon avis, il ressort de l’analyse de la SAR qu’elle a ignoré ou mal interprété l’élément du témoignage du demandeur qui a conduit à la conclusion que ce dernier n’avait jamais été pasteur principal.

Décision d’accorder un poids limité aux documents à l’appui du demandeur

[13]  De plus, le traitement accordé par la SAR à certains éléments de preuve documentaire était déraisonnable. Comme dans le cas de la conclusion principale, à savoir si le demandeur était le pasteur de sa propre église, que la SAR n’a pas traité correctement, cette preuve documentaire, si elle est jugée légitime après analyse, pourraient être au cœur de la demande du demandeur, pour les motifs ci-dessous.

[14]  Le demandeur a déposé plusieurs document à l’appui de sa demande, incluant : i) deux lettres d’emploi, ii) une lettre relative à son excommunication de son église au Nigéria, iii) une lettre d’un cabinet d’avocats du Nigéria dont le demandeur avait retenu les services pour obtenir sa libération de la détention alléguée, iv) un rapport de police concernant la détention alléguée du demandeur, v) un affidavit du père du jeune paroissien que le demandeur allègue avoir conseillé, vi) un affidavit d’une personne qui témoigne avoir aidé le demandeur alors que ce dernier se cachait de la police, vii) un affidavit de la sœur du demandeur corroborant la détention et la fuite, viii) un affidavit du frère du demandeur affirmant qu’il lui avait conseillé de demander le statut de réfugié au Canada, et ix) une lettre d’une clinique médicale au Nigéria affirmant que le demandeur y avait été traité après avoir été brutalisé par la police.

[15]  La SAR a conclu que deux des documents ayant trait à l’emploi du demandeur comme pasteur principal et à son excommunication subséquente (pièces i) et ii) ci-dessus) étaient probablement frauduleux, en raison de différences dans la signature apparaissant sur les deux documents. À partir de cette évaluation, la SAR a poursuivi en accordant un poids limité aux autres documents du demandeur, comme suit : [traduction]

[30]  Le demandeur fait également valoir que la SPR a commis une erreur en concluant que les autres affidavits fournis par les personnes avec qui il a habité pendant qu’il se cachait ne sont pas véritables, au motif qu’il serait peu probable que les déposants s’incriminent eux-mêmes, et en raison de la prévalence de la fraude documentaire au Nigéria, et en donnant par conséquent peu de poids aux autres documents comme la lettre de l’avocat du demandeur au Nigéria, un affidavit du père du demandeur, un rapport médical et la demande de libération sous caution faite par sa sœur. Je conviens que la SPR a erré en rejetant les affidavits et les autres documents pour ce motif général; cependant, puisque j’ai conclu que le demandeur avait fourni des lettres de son église qui semblent frauduleuses, je n’accorde qu’un poids limité aux documents et je conclus qu’ils ne l’emportent pas sur les préoccupations de crédibilité traitées ci-dessus.

[Non souligné dans l’original.]

[16]  Dans cette demande, le défendeur fait valoir qu’une fois que la SAR a déterminé que les documents traitant de l’emploi du demandeur comme pasteur principal étaient frauduleux, elle était justifiée d’accorder un poids limité à ses autres documents personnels. Le défendeur s’appuie sur un certain nombre de décisions pour justifier sa position, incluant Fernander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 912 [Fernander], dans lequel le juge Manson affirmait que « une conclusion défavorable concernant la crédibilité d’un demandeur d’asile peut être généralisée à tous ses éléments de preuve, y compris les documents, et même s’étendre aux demandes à leurs parents et amis de corroborer des allégations déjà jugées non crédibles » au paragraphe 18, citant Moriom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 588, aux paragraphes 24-27 [Moriom].

[17]  La décision Moriom s’appuyait à son tour sur l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 [Sellan], qui pose comme principe que « Lorsque la SPR tire une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur » (Sellan, au paragraphe 3).

[18]  Toutefois, contrairement aux affaires Fernander, Moriom et Sellan, il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire dans laquelle la SAR a tiré une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité du demandeur et pourrait par conséquent rejeter les preuves simplement corroborantes provenant de parents et amis et ne constituant pas une preuve « indépendante ». Plutôt, le demandeur en l’espèce a fourni plusieurs documents à l’appui de sa demande, documents provenant à première vue de tiers désintéressés, incluant les rapports de police et les rapports médicaux, et une lettre d’un cabinet d’avocats du Nigéria. Il était par conséquent déraisonnable pour la SAR d’attribuer un poids limité à l’ensemble de la preuve documentaire du demandeur – comme elle l’a fait – sur la seule base de sa conclusion précédente que d’autres documents présentés par le demandeur étaient probablement frauduleux.

[19]  Cette affaire se compare davantage à l’affaire Hohol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 870, dans laquelle le juge Manson a conclu que « la conclusion qu’un ou plusieurs documents sont frauduleux ne signifie pas nécessairement que tous les documents sont frauduleux, même si des documents frauduleux auraient été faciles à obtenir. La SPR doit prendre certaines mesures pour confirmer l’authenticité des documents qui semblent légitimes » (au paragraphe 22).

[20]  En l’espèce, la SAR a, de manière déraisonnable, fait défaut de prendre quelque mesure que ce soit pour confirmer l’authenticité et la valeur probante, par exemple, des rapports de police et des rapports médicaux déposés par le demandeur ou de la lettre de ses avocats nigérians.

[21]  Enfin, je veux remercier M. Christopher Crighton, avocat du défendeur, qui doit être félicité pour son excellent travail de défense, même s’il a échoué à faire rejeter cette demande de contrôle judiciaire. M. Crighton a fait preuve d’un professionnalisme et d’une franchise remarquables et a été d’une grande utilité pour la Cour.

III.  Conclusion

[22]  La demande est accueillie. Aucune question n’a été proposée pour certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5402-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen à un tribunal constitué différemment.

  3. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5402-17

 

INTITULÉ :

ADEKUNLE BENJAMIN OLANREWAJU c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

Solomon Orjiwuru

 

Pour le demandeur

 

Christopher Crighton

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Solomon Orjiwuru

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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