Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180718


Dossier : T-1829-17

Référence : 2018 CF 750

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

MIKE LAYCOCK, TAMMY WILSON,

BRIAN GODDEN, SHELDON BATISTA, BRENDA WILKIE, JOHN HOGEWONING, JENNIFER LEOPP, MATHEW BLOCK, DEANA PETERS, ANNA ENGLISH, MICHAEL CALLAGHAN, NICHOLAS NARAIN, JOHN MCCLELLAN,

PAUL CHALMERS, TANYA ANDERSON, IAN STUART, GABRIEL CHOI,

MELINDA DALLA VECCHIA,

SCOTT TIESSEN, CASSANDRA TEMPLE, SHELBY GROSSMAN,

GRAEME MORRISON, CLINT ISTACE, NABIL TARIQ, LLOYD LEINS,

TRACY MERCIER, CORRINA LANYON, NUBIA VANEGAS, DON REELIE,

MELISSA SAUNDERS,

AMBER INDLEKOFER, SCOTT DOBRANSKI, MIRIAM CAVANAILE, AARON DYCK, NICK BROOKS,

JASON PETERS, SHAWN KUTROWSKI ET STEVE LATULIPPE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire cherche à faire annuler une décision rendue par un agent d’appel (l’arbitre) du Tribunal de santé et sécurité au travail Canada qui exerce les pouvoirs conférés par le paragraphe 146.1(1) du Code canadien du travail (le Code), LRC (1985), c L-2. Cet appel a été interjeté d’une ordonnance d’une déléguée du ministre visant le Service correctionnel du Canada (le SCC) en application du paragraphe 145(2) du Code qui ordonnait au SCC de rectifier une condition dangereuse dans un établissement correctionnel à sécurité moyenne (l’Établissement Mountain) situé à Agassiz, en Colombie-Britannique. La directive sous-jacente exigeait que le SCC effectue une fouille exceptionnelle de la prison afin d’atténuer le risque posé par la perte d’un outil tranchant « létal » (le coupe-fil) de l’atelier de rembourrage CORCAN le 30 octobre 2014. L’arbitre a déterminé que la directive de la déléguée était bien fondée et elle a été conséquemment confirmée.

[2]  Les faits pertinents pour cette demande ne sont pas contestés et sont analysés en profondeur dans la décision de 30 pages de l’arbitre. Il suffit à ces fins de comprendre que la préoccupation des agents correctionnels défendeurs concernait le refus de SCC d’effectuer une fouille complète de la prison après la disparition du coupe-fil. Cette décision a entraîné un refus de travailler qui, à son tour, a mené à un nouvel examen et finalement à une fouille exceptionnelle de l’établissement aux termes de l’article 53 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20. En dépit de cet effort, le porte-fil manquant n’a jamais été trouvé.

[3]  Malgré la volte-face du SCC, il a interjeté appel pour obtenir l’annulation de la directive de la déléguée. Le SCC a fait valoir qu’il n’y avait aucune preuve que le porte-fil manquant constituait un danger réel pour le personnel correctionnel; à titre subsidiaire, dans le cas où il y aurait un risque, il s’agirait d’une condition inhérente à un emploi dans une prison et ce risque pourrait être géré par des mesures de sécurité de routine.

[4]  L’arbitre n’a pas retenu les arguments du SCC. Il a reconnu que des dangers sont toujours présents en milieu carcéral et que des fouilles exceptionnelles sont perturbantes et déplaisantes. Quoi qu’il en soit, des pratiques antérieures dans des situations analogues ont mené à des fouilles complètes des unités résidentielles et des cellules des détenus. L’évaluation du risque par l’arbitre était axée comme il se doit sur la question de savoir si la disparition d’un objet létal de l’atelier de rembourrage constituait une « une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé » du personnel correctionnel justifiant une fouille complète de l’établissement. Il a traité ce problème de manière réfléchie comme suit :

[99]   Je suis convaincu que, dans les circonstances décrites dans la preuve, les intimés ont établi qu’ils étaient confrontés à une situation pouvant vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour leur santé ou pour leur vie, pour les motifs exposés ci-dessous.

[100]   Premièrement, la nature de l’outil manquant, qui peut être utilisé comme une arme dangereuse sans transformation, est plutôt convaincante. Les lames du coupe-fil sont tranchantes et pointues aux extrémités. Lorsqu’il est plié, l’outil est petit (10,80 cm - 4,25 po) et peut être facilement caché ou dissimulé. L’employeur a minimisé l’importance de l’utilisation du coupe-fil comme une arme, alléguant que de nombreux objets, notamment un stylo, peuvent être utilisés comme des armes et infliger de graves blessures à une personne. J’oserais présumer que la quasi-totalité des agents correctionnels présents ce jour-là n’aurait probablement pas exercé un refus de travailler si l’objet manquant avait été un stylo.

[101]   Deuxièmement, le lieu physique où l’atelier est situé et les conditions de travail des détenus. Le superviseur de l’atelier de rembourrage ne pouvait pas voir les détenus en tout temps. Les détenus étaient autorisés à prendre leurs pauses à l’extérieur de l’atelier. Les détenus pouvaient utiliser la porte située près des bâtiments du site pour accéder aux unités résidentielles sans être soumis à une fouille. La zone est entourée d’une clôture à mailles losangées et les détenus avaient amplement l’occasion de passer l’outil par les grilles et de l’introduire dans les unités résidentielles. Je ne suis pas convaincu que les protocoles et les contrôles des déplacements des détenus mentionnés par l’employeur éliminent la possibilité que le coupe-fil se soit frayé un chemin dans la population carcérale générale. L’atelier de rembourrage ne fait l’objet d’aucune surveillance vidéo. Le personnel de sécurité et le personnel du bureau ne supervisent qu’occasionnellement la zone située derrière l’atelier de rembourrage CORCAN à côté de la chapelle. Il existe beaucoup d’endroits pour cacher ou dissimuler des objets dans cette zone.

[102]   Troisièmement, le cadre institutionnel dans lequel la situation s’est produite m’a aussi aidé à tirer ma conclusion. Il a été démontré qu’un détenu a tenté de tuer un autre détenu à l’aide d’un couteau à beurre aiguisé, à la vue des agents, environ deux semaines avant les refus de travailler. Ce genre d’incident est considéré comme étant anormal pour un établissement à sécurité moyenne et a été considéré comme un problème comportemental et de sécurité « élevé ». Des inquiétudes quant à des menaces à la sécurité à l’Établissement Mountain ont également été documentées au cours des semaines ayant précédé les refus de travailler, quant à de possible violence à l’endroit de délinquants sexuels commise par d’autres détenus, ce qui inciterait les victimes éventuelles à s’armer. Six (6) armes ont été saisies en octobre, ce qui est un record pour l’établissement, où la moyenne des dernières années est d’environ neuf (9) armes saisies par année.

[103]   À la lumière de ces faits, je suis confronté à deux hypothèses possibles : la thèse des intimés, acceptée par la déléguée ministérielle, selon laquelle il est fort probable que le coupe-fil se soit frayé un chemin jusqu’à la population carcérale générale et qu’il puisse être utilisé contre un agent, une situation qui pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie. Selon la thèse de l’employeur, la probabilité que le coupe-fil se trouve entre les mains d’un détenu ou dans une zone accessible aux détenus était faible, étant donné les fouilles et celles par palpation de détenus effectuées au moyen d’un détecteur de métal, les interrogatoires des détenus à l’atelier CORCAN, l’absence de renseignements indiquant des signes avant-coureurs et l’utilisation possible du coupe-fil à d’autres fins (par exemple, pour de l’artisanat) plutôt que comme une arme. Le coupe-fil aurait aussi pu avoir été égaré dans l’atelier, être accidentellement déposé aux ordures, être tombé dans une boîte ouverte ou avoir été égaré dans l’une des nombreuses zones de l’atelier où il serait difficile à trouver.

[104]   À mon avis, on peut spéculer sur ce qui est arrivé au coupe-fil et la réponse ne sera jamais connue. Avec le temps qui passe et le fait que le coupe-fil n’ait jamais été trouvé ni utilisé par un détenu, on pourrait prétendre que l’évaluation de l’employeur était la bonne. Inversement, on pourrait aussi affirmer que la fouille exceptionnelle de l’établissement menée conformément à l’instruction a amené le détenu qui avait le coupe-fil en sa possession à jeter celui-ci dans les toilettes, comme de nombreux témoins l’ont évoqué. Nous nous trouvons donc face à de la spéculation des deux côtés.

[105]   Par conséquent, nous devons nous rabattre sur les principes de base et l’objectif fondamental du Code, qui est de prévenir les accidents et les blessures en milieu de travail. Je suis incapable d’écarter la possibilité avancée par les intimés selon laquelle le coupe-fil s’est peut-être frayé un chemin jusque dans la population carcérale générale ou a été caché intentionnellement pour être utilisé ultérieurement. Je suis en désaccord avec l’affirmation de l’appelant voulant que le risque soit purement hypothétique et spéculatif parce qu’il repose sur l’hypothèse, qui n’est étayée par aucun élément de preuve accessoire, qu’un détenu a intentionnellement volé le coupe-fil et caché celui-ci afin de s’en servir ultérieurement, dans l’intention de l’utiliser comme arme. La probabilité que le coupe-fil se trouve dans la population carcérale générale est une proposition tout aussi valable, compte tenu du contexte particulier établi dans la preuve. Cela étant, le risque d’agression armée spontanée n’est pas irréaliste.

[106]   Le fait qu’aucun renseignement selon lequel les membres du personnel seraient à risque n’ait été obtenu au moyen de pratiques de sécurité dynamiques n’est pas déterminant. Des agressions contre des agents correctionnels se sont produites spontanément et sans avertissement, comme il est établi dans le témoignage de MM. Plentanga, Wilson et Steward. Le témoignage de Mme Charmaine Weiss, agente correctionnelle employée à l’Établissement Kent, un établissement à sécurité maximale, qui a été victime d’une agression brutale et spontanée par un détenu, et la photo montrant la plaie à son visage, sont particulièrement frappants. Le détenu a utilisé une arme artisanale fabriquée à partir de la lame d’un rasoir jetable. Les blessures physiques et psychologiques résultant d’une telle agression peuvent être profondes. À mon avis, il existe une possibilité raisonnable qu’une telle situation se produise dans le contexte du travail des agents correctionnels et compte tenu des circonstances établies dans la preuve. Je la considérerais comme une menace latente plutôt que comme une conjecture ou une spéculation.

[107]   Comme la Cour l’explique dans les décisions Martin et Verville, lorsqu’il s’agit d’établir si une situation pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse, il faut nécessairement s’intéresser à des événements qui pourraient ne se matérialiser qu’à l’avenir. En ce sens, pour qu’une menace sérieuse existe, on doit conclure que ces événements éventuels pourraient vraisemblablement se produire, il doit s’agir d’une possibilité raisonnable.

[108]   Par conséquent, si l’on considère comme raisonnable la possibilité que le coupe-fil ait été délibérément introduit dans la population carcérale générale, la crainte qu’un détenu l’utilise comme une arme, en légitime défense ou pour agresser, n’est pas une déduction déraisonnable à faire dans le contexte plus large décrit ci-dessus. Le coupe-fil avait disparu et il aurait pu se frayer un chemin jusque dans la population carcérale générale, ce qui évoque la possibilité qu’un agent correctionnel puisse être grièvement blessé ou tué si le coupe-fil avait été utilisé de manière offensive. Les intimés étaient donc confrontés, au moment du refus de travailler, à une situation qui pourrait vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la santé ou pour la vie.

[109]   J’ai accordé beaucoup de poids au témoignage des agents correctionnels à l’audience, à l’exception peut-être de celui de M. Latulippe, qui, à mon avis, avait tendance à exagérer certains faits et qui tenait plus de l’argumentation que des faits. Dans l’ensemble, je suis convaincu que les agents correctionnels étaient véritablement inquiets pour leur sécurité. Ils étaient inquiets parce qu’ils croyaient fermement, étant donné leur perception du contexte institutionnel ayant mené à leur refus de travailler et leur expérience de travail en milieu carcéral, que le coupe-fil s’était probablement frayé un chemin jusque dans la population carcérale générale. Le fait que la quasi-totalité des agents correctionnels en poste était de cet avis n’est pas anodin. Un pénitencier est un monde à part. Dans ce contexte, la Cour fédérale a reconnu dans la décision Verville l’importance de l’opinion de certains témoins ayant plus d’expérience que l’agent d’appel concernant la question en litige :

[51]   […] Une supposition raisonnable en la matière pourrait reposer sur des avis d’expert, voire sur les avis de témoins ordinaires ayant l’expérience requise, lorsque tels témoins sont en meilleure position que le juge des faits pour se former l’opinion […].

[110]   Par conséquent, cette possibilité étant réelle, il s’ensuit qu’elle pourrait présenter une menace sérieuse pour la santé ou la vie des intimés avant que la situation ne puisse être corrigée. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ce point, puisque l’utilisation possible du coupe-fil comme arme pourrait infliger des blessures graves et mortelles. Bien que les agents correctionnels soient munis d’une veste de protection contre les armes blanches, la veste ne protège pas toutes les parties du corps; elle n’empêcherait pas que des lacérations mortelles soient faites à la tête, au cou ou à d’autres parties du corps non protégées. L’agression d’un agent correctionnel peut survenir sans avertissement, en quelques secondes et sans avoir reçu de renseignements ou d’indicateurs qu’une telle agression était envisagée. De toute évidence, la menace peut donc se matérialiser avant que la situation ne soit corrigée, ce qui est conforme au troisième élément du critère énoncé dans Ketcheson.

[111]   L’employeur mentionne un certain nombre des mesures d’atténuation qu’il a mises en place, qui visent à atténuer le risque que pose un outil arrivant jusque dans la population carcérale générale et le risque d’agression d’agents correctionnels. Il n’est pas nécessaire de répéter ces mesures de sécurité de façon détaillée. À mon avis, bien que ces mesures soient très appropriées, elles se rapportent au cadre fondamental dans lequel chaque agent correctionnel accomplit ses tâches, dans l’ordre normal des choses et dans le cadre des activités quotidiennes du pénitencier.

[112]   Les intimés ont fait valoir que les mesures de contrôle des outils qui étaient en vigueur au moment du refus de travailler (comme le code de couleur, la déclaration d’outil manquant et autres) n’étaient pas respectées. Bien que cette affirmation soit étayée par la preuve, elle n’est pas pertinente à la question soulevée dans le cadre de l’appel. Je note que l’employeur a pris des mesures supplémentaires après le refus de travailler afin de s’assurer que les outils utilisés dans les ateliers sont adéquatement contrôlés. Ces mesures sont les suivantes : les détenus ne peuvent plus quitter la zone de travail jusqu’à ce que toutes les armoires à outils soient inspectées et verrouillées; au moment d’emprunter un outil, tous les détenus doivent signer un registre, qui est vérifié par le superviseur; les armoires à outil ne peuvent pas être laissées déverrouillées pendant la journée de travail; tous les outils doivent être comptabilisés dans une armoire ou en lieu sûr à la fin de la journée de travail. Ces mesures visent à empêcher que ne se reproduisent des situations comme en l’espèce, où quelqu’un constate, à la fin de la journée de travail, la disparition d’un outil.

[113]   Toutefois, ce sont les mesures à prendre après la découverte de la disparition d’un coupe-fil et la possibilité réelle que le coupe-fil soit accessible à la population carcérale générale qui sont en cause en l’espèce.

[114]   Il résulte de l’analyse qui précède que le jour du refus de travailler, il existait dans le lieu de travail des intimés une situation qui constituait un danger pour eux au sens du Code.

[5]  Le procureur général soutient que la décision de l’arbitre était déraisonnable au motif qu’elle exprime une erreur fondamentale dans l’application de la définition du terme « danger » qui se trouve au paragraphe 122(1) du Code. Cette disposition est libellée comme suit :

danger Situation, tâche ou risque qui pourrait vraisemblablement présenter une menace imminente ou sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté. (danger)

 

danger means any hazard, condition or activity that could reasonably be expected to be an imminent or serious threat to the life or health of a person exposed to it before the hazard or condition can be corrected or the activity altered; (danger)

[6]  La définition ci-dessus se distingue de la version antérieure par le retrait du terme « éventuel » qualifiant les termes « situation », tâche » et « risque ». Ce changement a eu de profondes répercussions sur le critère prévu par la loi pour conclure à un danger donnant ouverture à un droit d’action qui, avant l’ajout du terme « éventuel », exigeait une conclusion de danger réel : voir la décision Canada (Service correctionnel) c Glenn Brown et Kevin Kunkel, 2013 TSSTC 20, au paragraphe 73, 2013 CarswellNat 4491.

[7]  L’argument du procureur général comporte un certain nombre de problèmes, à commencer par la norme de contrôle. Bien que le procureur général accepte qu’il faille faire preuve de retenue à l’égard de la décision de l’arbitre, il insiste toutefois pour que la Cour effectue un examen en regard de la norme de la décision correcte.

[8]  La Cour est toutefois tenue d’appliquer la norme de la décision raisonnable qui laisse beaucoup de latitude au décideur désigné par la loi dans l’interprétation de sa loi habilitante. Une nouvelle formulation très récente de ce point se trouve à l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 55, [2018] ACS no 31 :

[55]   Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle‑même retenue.

[9]  Il n’était pas déraisonnable d’interpréter la définition actuelle du terme « danger » en concluant que la disparition d’un objet létal tranchant de l’atelier de rembourrage, potentiellement dans la population carcérale en général, constituerait « une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé » des agents correctionnels y travaillant. Le retrait de la référence antérieure à une « [s]ituation, tâche ou risque [...] éventuel » ne modifie pas de manière significative la disposition actuelle. Les dispositions portent toutes deux sur les risques éventuels pour la vie ou la santé des employés exposés à une condition dangereuse.

[10]  Je rejette également l’argument du procureur général selon lequel l’arbitre a mal appliqué la jurisprudence pertinente. L’arbitre connaissait cette modification législative et a appliqué les décisions Service correctionnel du Canada c Ketcheson, 2016 TSSTC 19, 2016 CarswellNat 6830 et Keith Hall & Sons Transport Limited c Robin Wilkins, 2017 TSSTC 1, 2017 CarswellNat 800 faisant autorité. Ces décisions n’accordent pas d’importance particulière à la modification législative sur laquelle se fonde le procureur général. Dans la décision Keith Hall, la question de danger a été ainsi formulée :

[52]   Toutefois, l’instruction est fondée sur l’existence d’une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de M. Wilkins, par opposition à une menace imminente. Encore une fois, pour conclure à l’existence d’une menace sérieuse, il n’est pas nécessaire de déterminer précisément le moment où la menace se matérialisera. On doit évaluer la probabilité que la situation, la tâche ou le risque allégué cause des blessures sérieuses (c’est-à-dire sévères) à une personne ou la rende gravement malade à un moment donné dans l’avenir. La question en litige consiste à déterminer si les circonstances sont telles que la menace peut vraisemblablement causer des blessures sérieuses à l’employé ou le rendre gravement malade, même si le préjudice causé à sa vie ou à sa santé pourrait ne pas être imminent.

[11]  La décision Ketcheson, précitée, au paragraphe 198 à 200, va dans le même sens :

[198]   Dans le New Shorter Oxford English Dictionary (1993) le mot « threat » est défini comme suit [traduction] : « une personne ou une chose considérée comme étant susceptible de causer un préjudice ». On peut donc dire que, selon cette définition, la menace indique la probabilité d’un certain niveau de préjudice. Certains risques sont des menaces et d’autres ne le sont pas. Un risque très faible, soit en raison de sa faible probabilité ou de sa faible gravité, n’est pas une menace. La probabilité et la gravité doivent chacune atteindre un seuil minimal avant que le risque ne puisse être appelé une menace. Il est clair qu’un risque faible n’est pas un danger. Un risque élevé est un danger.

[199]   Pour simplifier, les questions à poser pour déterminer s’il y a un « danger » sont les suivantes :

1)   Quel est le risque allégué, la situation ou la tâche?

2) a)   Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace imminente pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

ou

b)   Ce risque, cette situation ou cette tâche pourrait-il vraisemblablement présenter une menace sérieuse pour la vie ou pour la santé de la personne qui y est exposée?

3)   La menace pour la vie ou pour la santé existera-t-elle avant que, selon le cas, la situation soit corrigée, la tâche modifiée ou le risque écarté?

[200]   Cette interprétation du mot « danger » permettra de réaliser l’objet du Code. Les diverses dispositions du Code portent sur tous les risques non futiles. Cette interprétation du mot « danger » porte sur un petit sous-ensemble de risques auxquels les gens pourraient faire face dans le lieu de travail. Si les autres moyens permettant de répondre aux préoccupations de SST sont utilisés adéquatement par les parties sur le lieu de travail, il devrait être rare qu’une personne soit confrontée à un « danger ». À l’inverse, des efforts insuffisants pour utiliser les autres mécanismes du Code se traduiront par des « dangers » et le refus de travailler constituera le meilleur moyen d’y remédier.

[12]  Bien que l’arbitre ait aussi appliqué la décision Verville c Canada (Service correctionnel), 2004 CF 767, [2004] ACF no 940, rendue avant la modification de la disposition, il l’a seulement fait à l’égard de la probabilité ou de la perspective d’une blessure découlant d’un risque existant et à l’égard du moment où on peut dire qu’un risque résiduel constitue une condition normale d’emploi. En l’espèce, il ne s’agit pas de questions litigieuses et, comme l’arbitre l’a souligné, la décision Verville continue de fournir une orientation utile sur ces questions.

[13]  Malgré le renversement de la décision initiale de ne pas effectuer de fouille exceptionnelle de l’établissement, le procureur général demeure préoccupé à l’égard du fait que des fouilles exceptionnelles ne devraient pas devenir une réponse par défaut dans des cas analogues. Cet argument soulève toutefois des doutes qui lui sont propres. Si la perte d’un objet létal, potentiellement dans la population carcérale en général, ne justifie pas la prise de mesures d’atténuation complètes, on peut se demander quand de telles mesures devront être prises. Il ne fait aucun doute que le coupe-fil disparu était extrêmement dangereux dans un milieu carcéral à risque moyen. Comme l’a fait observer l’arbitre, les mesures de contrôle des outils en place à ce moment-là étaient souples et même ces mesures n’étaient vraisemblablement pas suivies. Ces manquements font que, selon toute vraisemblance, le coupe-fil a délibérément été déplacé de l’atelier de rembourrage. Au moment pertinent, la situation à l’établissement était également très tendue.

[14]  Le milieu à risque que l’arbitre a considéré était unique. Par exemple, le coupe-fil n’a pas besoin d’être modifié pour constituer une arme. Certains risques sont plus importants que d’autres, et d’autres risques sont plus ou moins inhérents à un emploi dans une prison. Vraisemblablement, les pratiques de contrôle des outils plus strictes maintenant en place réduiront substantiellement les chances qu’une telle situation se répète.

[15]  En l’espèce, l’arbitre a rigoureusement examiné les éléments de preuve. Il a ensuite appliqué ces éléments de preuve à une interprétation très raisonnable et très bien établie de la disposition législative. Il s’agissait d’un exercice basé sur des faits qui a mené à la détermination de la probabilité d’un préjudice sérieux. La Cour de révision doit accorder une grande déférence lorsqu’une expertise hautement spécialisée est appliquée dans le domaine du travail. Cela est particulièrement vrai dans un environnement carcéral où les considérations multifactorielles sont nombreuses. L’arbitre était attentif et sensible à ces nuances et, plus particulièrement, au besoin de séparer le risque particulier qui se présentait ici des risques contextuels qui sont toujours présents dans un milieu carcéral. Il n’y a pas de raison d’intervenir à l’égard des conclusions juridiques ou autres de l’arbitre, et la demande est donc rejetée.

[16]  Le procureur général doit verser aux défendeurs des dépens de 2 500 $.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1829-17

LA COUR rejette la présente demande avec dépens payables aux défendeurs et fixés à 2 500 $.

« R.L. Barnes »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1829-17

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c MIKE LAYCOCK, TAMMY WILSON,

BRIAN GODDEN, SHELDON BATISTA, BRENDA WILKIE, JOHN HOGEWONING, JENNIFER LEOPP, MATHEW BLOCK, DEANA PETERS, ANNA ENGLISH, MICHAEL CALLAGHAN, NICHOLAS NARAIN, JOHN MCCLELLAN, PAUL CHALMERS,

TANYA ANDERSON, IAN STUART, GABRIEL CHOI,

MELINDA DALLA VECCHIA,

SCOTT TIESSEN, CASSANDRA TEMPLE, SHELBY GROSSMAN, GRAEME MORRISON,

CLINT ISTACE, NABIL TARIQ, LLOYD LEINS,

TRACY MERCIER, CORRINA LANYON,

NUBIA VANEGAS, DON REELIE,

MELISSA SAUNDERS, AMBER INDLEKOFER, SCOTT DOBRANSKI, MIRIAM CAVANAILE,

AARON DYCK, NICK BROOKS,

JASON PETERS, SHAWN KUTROWSKI ET

STEVE LATULIPPE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUIN 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JUILLET 2018

 

COMPARUTIONS :

Marc Séguin

POUR LE DEMANDEUR

 

Mathieu Huchette

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

UCCO SACC CSN

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.