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Date : 20180704


Dossier : T-1618-17

Référence : 2018 CF 683

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 4 juillet 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

FARRELL CAMPBELL

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. Campbell conteste une demande de divulgation de renseignements émise par l’Agence du revenu du Canada [ARC]. Il conteste également la validité constitutionnelle des articles 231.1 et 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), c 1 (5e suppl.) [la Loi], qui confère à l’ARC le pouvoir d’émettre de telles demandes. Je rejette sa demande, parce qu’il n’y a absolument aucune preuve d’une violation des droits constitutionnels de M. Campbell, et que rien ne me permet de conclure que les dispositions législatives contestées entraînent une telle violation.

I.  Contexte

[2]  Le régime fiscal canadien repose sur le principe de l’autodéclaration. L’ARC peut néanmoins procéder à des vérifications pour s’assurer que les contribuables font des déclarations exactes de leur revenu imposable. Pour faciliter ces vérifications, la Loi confère à l’ARC le pouvoir d’obtenir des renseignements auprès des contribuables. Deux dispositions précises sont pertinentes quant à la présente demande : L’article 231.1 de la Loi permet à l’ARC d’« inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable » et, à cette fin, d’obliger le contribuable à « répondre à toutes les questions pertinentes à l’application et l’exécution de la présente loi [...] » L’article 231.7 confère à notre Cour le pouvoir de rendre une ordonnance contre le contribuable qui n’a pas respecté la demande formulée aux termes de l’article 231.1.

[3]  L’ARC a émis une demande à M. Campbell aux termes de l’article 231.1, lui demandant de remplir un questionnaire de 15 pages au sujet de ses avoirs étrangers.

[4]  M. Campbell a refusé de répondre à cette demande, soutenant que l’ARC procédait en fait à une enquête criminelle pour fraude fiscale, et que l’article 231.1 ne pouvait pas servir à faire progresser une enquête criminelle. Il a s’est adressé à la Cour en vue de faire annuler la demande fondée sur l’article 231.1. Il a également sollicité un jugement déclaratoire suivant lequel les articles 231.1 et 231.7 étaient inconstitutionnels parce qu’ils enfreignaient ses droits garantis par les articles 7 et 13 et par l’alinéa 11c) de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].

[5]  Invoquant l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, M. Campbell a obtenu les renseignements en possession du décideur, c’est-à-dire de l’employé de l’ARC responsable de la vérification. Ces renseignements ont été déposés au dossier de la Cour. Avec le consentement des parties, les résultats d’une demande d’accès à l’information ont également été déposés. M. Campbell a également sollicité l’autorisation de contre-interroger deux employés de l’ARC et de mettre en preuve le contenu d’un autre dossier de la Cour. J’ai rejeté cette demande (Campbell c Canada (Procureur général), 2018 CF 412).

[6]  M. Campbell reconnaît maintenant qu’il n’a absolument aucun élément de preuve à offrir établissant que l’ARC mène une enquête criminelle sous le couvert d’une vérification de nature civile. À l’audience, il a également limité ses arguments fondés sur la Charte à ceux qui reposent sur l’article 13. Il demande maintenant à la Cour de déclarer que l’article 13 s’applique aux réponses qu’il a données à la demande de l’ARC, et qu’il ne sera contraint de répondre que si l’ARC lui présente un affidavit déclarant qu’aucune enquête criminelle n’a été ouverte. À titre subsidiaire, il demande à la Cour de déclarer inconstitutionnels les articles 231.1 et 231.7.

[7]  Entre-temps, le procureur général a présenté une demande aux termes de l’article 231.7 pour obliger M. Campbell à répondre aux questions qui lui ont été posées. Avec le consentement des parties, cette demande a été entendue en même temps que la demande de M. Campbell.

II.  Analyse

A.  Principes fondamentaux

[8]  Même si M. Campbell n’invoque plus que l’article 13 de la Charte, il est utile d’examiner la protection contre le témoignage incriminant dans une perspective plus large. Les dispositions suivantes de la Charte peuvent servir à protéger contre le témoignage incriminant :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

11. Tout inculpé a le droit :

11. Any person charged with an offence has the right

[…]

[…]

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

(c) not to be compelled to be a witness in proceedings against that person in respect of the offence;

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

13. A witness who testifies in any proceedings has the right not to have any incriminating evidence so given used to incriminate that witness in any other proceedings, except in a prosecution for perjury or for the giving of contradictory evidence.

[9]  L’alinéa 11c) n’est pas pertinent en l’espèce. Il s’applique à tout « inculpé ». M. Campbell n’est accusé d’aucune infraction à l’heure actuelle (voir, par analogie, les arrêts Martineau c MRN, 2004 CSC 81, [2004] 3 RCS 737, et Guindon c Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 RCS 3).

[10]  L’article 13 n’est pas non plus utile à cette étape. Il s’applique lorsque le témoignage est utilisé pour incriminer une personne dans « d’autres procédures ». À l’heure actuelle, il n’existe pas de telles « autres procédures ». L’article 13 ne s’appliquerait qu’au moment où M. Campbell serait accusé d’une infraction criminelle. Si cela se produisait, le tribunal qui entend l’affaire examinerait la question de savoir si une personne qui répond à la demande formulée aux termes de l’article 231.1 est une personne qui donne un témoignage visé par l’article 13, et de déterminer le type de protection, le cas échéant, qui découlerait de l’article 13. Je ne dois pas trancher ces questions à cette étape-ci, parce que l’article 13 ne permet pas au témoin de refuser de répondre. Il donne plutôt effet à un compromis selon lequel le témoin doit témoigner, en échange de quoi l’État s’engage à ne pas utiliser ce témoignage pour l’incriminer dans d’autres procédures (R c Nedelcu, 2012 CSC 59, aux paragraphes 6 et 7, [2012] 3 RCS 311 [Nedelcu]).

[11]  M. Campbell affirme néanmoins que la protection accordée par l’article 13 s’applique à toute procédure ultérieure, y compris aux procédures de nature civile ou administrative. Il fonde son argument sur un certain nombre d’extraits de l’arrêt R c Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 RCS 609, dans lequel la Cour suprême affirme que l’article 13 accorde une protection contre l’utilisation de témoignages antérieurs « à quelque fin que ce soit » (paragraphe 49). Ce que la Cour a cependant voulu dire par cette phrase est que l’article 13 interdit l’utilisation de témoignages antérieurs non seulement pour prouver la culpabilité de l’accusé, mais également pour mettre en doute sa crédibilité. La Cour n’a jamais laissé entendre que l’article 13 s’appliquerait à l’utilisation de témoignages antérieurs dans des procédures ultérieures de nature civile ou administrative. Le concept de « témoignage incriminant », qui est au cœur de l’article 13, fait nécessairement référence à la preuve de culpabilité dans des procédures criminelles. Bien que le témoignage antérieur ait pu être livré dans une procédure civile, comme dans l’arrêt Nedelcu, l’article 13 régit son utilisation uniquement dans des procédures criminelles ultérieures. Au paragraphe 9 de l’arrêt Nedelcu, le juge Michael Moldaver a défini le « témoignage incriminant » d’une manière incompatible avec  l’application éventuelle de l’article 13 aux procédures civiles ou administratives ultérieures :

En quoi consiste donc un « témoignage incriminant »? À mon avis, la réponse devrait être simple. Cette expression ne peut s’entendre que du témoignage que le témoin a fourni lors d’une procédure initiale et que le ministère public pourrait utiliser, à supposer qu’il soit autorisé à l’utiliser, pour démontrer la culpabilité du témoin, c’est-à-dire pour prouver ou pour l’aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments constitutifs de l’infraction reprochée au témoin lors de son procès ultérieur.

[12]  L’article 7 accorde toutefois une protection plus large contre le témoignage incriminant, qui s’étend au-delà des situations précises visées à l’alinéa 11c) et à l’article 13. La protection contre le témoignage incriminant est considérée comme un principe de justice fondamentale qui relève de l’article 7 lorsque la liberté d’une personne est compromise (R c S (RJ), [1995] 1 RCS 451). La Cour suprême du Canada a examiné l’application de l’article 7 en dehors du contexte criminel dans l’arrêt British Columbia Securities Commission c Branch, [1995] 2 RCS 3. Cette affaire portait sur la contestation de la validité d’une disposition de la Securities Act de la Colombie-Britannique qui exige que les administrateurs d’émetteurs répondent à des questions sous serment et produisent des documents. La Cour a conclu que l’article 7 peut s’appliquer soit au moment où l’on contraint une personne à témoigner, soit au moment où le témoignage est utilisé dans des procédures ultérieures. Toutefois, au moment de la contrainte, l’immunité sera rarement accordée. La règle veut que la personne doive témoigner. Une exception sera admise seulement s’il est établi que le but véritable d’obliger une personne à témoigner est de l’incriminer. Lorsque le but est lié à l’application d’un cadre réglementaire, une personne peut être contrainte de témoigner et elle bénéficiera de l’immunité contre l’utilisation de cette preuve dans des procédures criminelles ultérieures. Par conséquent, il a été conclu que la disposition de la Securities Act n’allait pas à l’encontre de l’article 7.

[13]  La Cour suprême a résumé les principaux éléments de la protection contre le témoignage incriminant accordée par l’article 7 dans l’arrêt Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 RCS 248, au paragraphe 71 :

L’immunité contre l’utilisation de la preuve empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer soit utilisé directement contre lui dans une instance ultérieure. L’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer serve à obtenir d’autres éléments de preuve, sauf si ces éléments de preuve peuvent être découverts par d’autres moyens. L’exemption constitutionnelle confère une forme de droit absolu de ne pas témoigner lorsque les procédures engagées visent ou servent essentiellement à recueillir des éléments de preuve qui permettront de poursuivre le témoin.

[14]  La Cour suprême du Canada a examiné l’application de ces principes aux enquêtes menées aux termes de la Loi de l’impôt sur le revenu dans l’arrêt R c Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 RCS 757 [Jarvis]. Les propositions suivantes résument les leçons à tirer de cet arrêt :

  • Il n’y a pas d’immunité contre l’utilisation de la preuve. Les vérificateurs de l’ARC peuvent valablement communiquer des renseignements recueillis aux termes de l’article 231.1 aux enquêteurs. Il n’existe pas non plus d’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée (Jarvis, au paragraphe 95).

  • Lorsqu’une enquête a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du contribuable, les protections garanties par la Charte s’appliquent. Par conséquent, les enquêteurs doivent obtenir un mandat de perquisition au lieu d’avoir recours à l’article 231.1 (Jarvis, au paragraphe 96).

  • Néanmoins, si une enquête criminelle est menée parallèlement à une vérification de nature civile, les vérificateurs peuvent continuer à avoir recours à l’article 231.1 pour leurs propres fins (Jarvis, au paragraphe 97; voir aussi Romanuk c Canada, 2013 CAF 133; Bauer c Canada, 2018 CAF 62).

B.  Jugement déclaratoire

[15]  M. Campbell a d’abord sollicité une ordonnance pour que les documents à produire en réponse à la demande formulée aux termes de l’article 231.1 [TRADUCTION] « soient protégés par les articles 7, 11 et 13 de la Charte et que par conséquent, ces renseignements et documents ne puissent pas être utilisés contre le demandeur dans une autre instance, quelle qu’en soit la nature. » Comme je l’ai déjà mentionné, M. Campbell demande maintenant à la Cour de rendre un jugement déclaratoire uniquement au regard de l’article 13. Il a également précisé que le jugement déclaratoire proposé ne visait pas à empêcher l’utilisation des renseignements dans des procédures se rapportant directement à une nouvelle cotisation d’impôt sur le revenu, par exemple, dans des procédures devant la Cour canadienne de l’impôt.

[16]  Il n’est pas approprié de rendre une telle ordonnance maintenant, puisqu’à l’heure actuelle, il n’y a aucun différend réel concernant l’utilisation future des renseignements que M. Campbell est appelé à fournir. M. Campbell n’est actuellement accusé d’aucune infraction. La réparation qu’il demande est de la nature d’un jugement déclaratoire. Dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, au paragraphe 11, [2016] 1 RCS 99 [Daniels], la juge Rosalie Abella de la Cour suprême du Canada a énoncé les circonstances dans lesquelles il est approprié de rendre un jugement déclaratoire :

[…] La partie qui demande réparation doit établir que le tribunal a compétence pour entendre le litige, que la question en cause est réelle et non pas simplement théorique et que la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue. Un jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’est-à-dire s’il règle un « litige actuel » entre les parties […].

[17]  En l’espèce, rien n’indique que l’ARC entend utiliser les renseignements demandés à M. Campbell pour porter des accusations criminelles. Il n’y a simplement aucune utilité pratique à déterminer la portée de la protection que conférera la Charte si jamais des accusations sont portées contre M. Campbell. En fait, si je devais rendre un jugement déclaratoire, j’usurperais le rôle de la cour de juridiction criminelle qui serait saisie du dossier de M. Campbell. Un tel tribunal pourrait entendre une requête visant à exclure des éléments de preuve aux termes du paragraphe 24(2) de la Charte. Comme il existe un autre recours, le jugement déclaratoire n’est pas approprié.

[18]  M. Campbell se fonde sur l’arrêt Seth c Canada, [1993] 3 CF 348 (CA) [Seth], dans lequel le juge Robert Décary a fait remarquer que « l’utilisation du témoignage forcé [...] est protégée dans des poursuites subséquentes au criminel par l’article 13 de la Charte ». La Cour d’appel fédérale n’a toutefois pas rendu de jugement déclaratoire en ce sens. La phrase citée faisait partie intégrante des motifs pour lesquels la Cour a refusé de suspendre les procédures administratives dans lesquelles le demandeur serait contraint de témoigner. En l’espèce, mon approche est compatible avec celle adoptée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Seth.

[19]  En outre, dans la mesure où le jugement déclaratoire proposé renvoie simplement à la protection accordée par certains articles de la Charte, il n’a aucune utilité pratique, parce qu’il ne fait que « réaffirmer des principes de droit bien établis » (Daniels, au paragraphe 53). La Charte s’applique indépendamment de tout jugement déclaratoire que je pourrais rendre.

C.  Exiger de l’ARC qu’elle présente un affidavit

[20]  M. Campbell demande également à la Cour d’assujettir toute ordonnance l’obligeant à répondre à la demande de l’ARC à la condition que cette dernière présente un affidavit déclarant que la vérification est effectuée principalement à des fins administratives, et non criminelles. Étant donné que, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, M. Campbell n’a aucun droit à l’interrogatoire préalable, cela serait le seul moyen pratique de s’assurer de la conformité aux principes établis dans l’arrêt Jarvis.

[21]  Je ne peux pas accéder à cette demande. M. Campbell me demande de renverser le fardeau de la preuve, sans aucun fondement légal ou jurisprudentiel. Il y a également d’importantes raisons de principe justifiant le fait de ne pas permettre aux demandeurs d’interroger des fonctionnaires au sujet de la manière dont ils mènent des enquêtes. L’efficacité des enquêtes pourrait être compromise si leur existence était divulguée (voir, par exemple, l’arrêt P.G. (Nouvelle-Écosse) c MacIntyre, [1982] 1 RCS 175, aux pages 187 à 189).

[22]  En fait, les articles 16 à 16.5 de la Loi sur l’accès à l’information, LRC (1985), c A-1, énoncent des exemptions générales au droit à la communication de renseignements liés aux enquêtes sur l’application de la loi.

[23]  Dans l’arrêt Potter c Nova Scotia (Securities Commission), 2006 NSCA 45, au paragraphe 20, le juge Thomas Cromwell, siégeant alors à la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, a souligné l’importance du secret des enquêtes administratives :

[traduction]

« […] les instances administratives ne devraient pas avoir à révéler de renseignements qu’on leur permet (ou demande) de garder confidentiels pour la simple raison qu’une personne conteste les mesures que ces instances prennent. Le processus d’enquête pourrait échouer si l’accès complet au fruit du travail des enquêteurs était possible du simple fait de déposer une demande de contrôle judiciaire. »

[24]  Ainsi, la demande de M. Campbell n’est pas seulement dénuée de fondement juridique, elle va aussi à l’encontre des principes établis.

D.  Validité des articles 231.1 et 231.7

[25]  À titre subsidiaire, M. Campbell demande à la Cour de rendre un jugement déclaratoire suivant lequel les articles 231.1 et 231.7 sont invalides sur le plan constitutionnel, parce qu’ils enfreignent les articles 7 et 13 et l’alinéa 11c) de la Charte et qu’ils ne sont pas justifiés par l’article 1 de la Charte. En tant que personne à qui ces dispositions sont appliquées, M. Campbell a le droit de demander à la Cour de se prononcer sur leur validité.

[26]  Si je comprends bien son argument, M. Campbell soutient que les articles 231.1 et 231.7 sont invalides, soit parce qu’ils ne précisent pas que les éléments de preuve recueillis au moyen de ce processus ne peuvent pas être utilisés dans des procédures criminelles ultérieures, soit parce qu’ils font obstacle à l’application des garanties prévues par la Charte.

[27]  Je ne peux pas retenir l’argument de M. Campbell. Le législateur n’est pas tenu de reformuler dans une disposition législative les protections accordées par la Charte. Il en va ainsi parce que la constitution canadienne est « autoexécutoire ». Elle établit des règles juridiques appliquées par les tribunaux, que ces règles soient reproduites ou non dans la loi. Sous réserve des règles de la qualité pour agir et de la justiciabilité, les citoyens peuvent toujours demander aux tribunaux de faire respecter la Constitution (Barry Strayer, The Canadian Constitution and the Courts, 3e éd., Toronto, Butterworths, 1988, aux pages 145 et 146).

[28]  Lorsque l’application d’une mesure législative valide entraîne la violation d’un droit garanti par la Charte dans un cas donné, la contestation doit porter sur les gestes posés dans ce cas spécifique et la réparation appropriée est une réparation individuelle en application de l’article 24 (voir, par exemple, l’arrêt R. c Duarte, [1990] 1 RCS 30). Lorsque l’exercice d’un pouvoir administratif à caractère discrétionnaire porte atteinte à un droit garanti par la Charte, la Cour suprême a établi une grille d’analyse afin de veiller à ce que les effets préjudiciables sur les droits protégés soient proportionnels aux objectifs publics visés par la disposition législative en question (Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395).

[29]  La disposition législative sera déclarée inopérante conformément à l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 seulement lorsqu’il est prévisible qu’elle entraîne ou exige une violation de la Charte. Il s’ensuit que la disposition législative n’est pas inconstitutionnelle du fait de ne pas mentionner explicitement les garanties accordées par la Charte ou de ne pas prévoir une procédure visant l’application de ces garanties.

[30]  En l’espèce, rien dans les articles 231.1 et 231.7 ne mène inexorablement à une violation de la Charte. Comme l’arrêt Jarvis le précise, dans la grande majorité des cas, l’application de ces dispositions n’entraînera pas une violation de la Charte. Si, dans un cas donné, la Couronne cherche à utiliser les renseignements obtenus par l’entremise de ces articles d’une manière susceptible de contrevenir à l’article 7, ces éléments de preuve pourraient alors être exclus aux termes du paragraphe 24(2). Rien dans les articles 231.1 et 231.7 n’empêcherait un tribunal compétent d’accorder une réparation s’il conclut que la Charte a été violée. Il n’y a donc aucune raison de déclarer les articles 231.1 et 231.7 inopérants sur le plan constitutionnel.

[31]  Un argument semblable a été invoqué dans l’arrêt Del Zotto c Canada, [1997] 3 CF 40 (CA), inf. par [1999] 1 RCS 3. Le juge Strayer, dont les motifs dissidents ont été adoptés par la Cour suprême, a déclaré ce qui suit aux pages 61 et 62 :

Il ne s’agit pas d’une affaire comme les affaires Hunter ou Baron dans lesquelles la disposition ne peut guère ou pas s’appliquer valablement en raison de l’absence d’un élément essentiel. Le fondement du reproche adressé par les appelants est que, dans certaines circonstances, une enquête ouverte en vertu de cette disposition, ou une citation particulière décernée dans le cadre d’une telle enquête, ou la production d’un document particulier, ou encore l’utilisation dans une poursuite ultérieure d’éléments de preuve recueillis au cours de l’enquête, pourrait porter atteinte aux droits constitutionnels garantis à une personne par l’article 7 ou 8 de la Charte. On pourrait dire la même chose d’une enquête ouverte en vertu de la Loi sur les enquêtes fédérale et des différentes lois provinciales équivalentes qui autorisent en des termes les plus larges possible la mise sur pied de commissions d’enquête qui sont notamment dotées de pouvoirs d’assignation. Il existe de nombreux cas dans lesquels on a contesté avec succès le mandat particulier de ces commissions d’enquête ou certains actes ou certaines conclusions de commissaires, dont certains se rapportent à des droits constitutionnels semblables à ceux qui sont litigieux en l’espèce. Toutefois, le simple fait que la Loi sur les enquêtes pourrait parfois être utilisée à des fins inconstitutionnelles ne justifierait pas le prononcé d’un jugement déclaratoire quant à sa nullité totale. J’estime en outre que des utilisations ou des conséquences de l’utilisation de l’article 231.4 qui sont théoriques et potentiellement nulles ne justifient pas le prononcé d’un jugement quant à la nullité de cette disposition.

[…]

Bref, s’il existe des circonstances dans lesquelles l’utilisation de ce pouvoir d’enquête, ou l’utilisation ultérieure de la preuve dérivée de l’enquête, peut porter atteinte à des droits constitutionnels, il sera possible de faire valoir ces droits au moment où l’atteinte est imminente et peut être démontrée. Jusqu’à maintenant, la Cour a uniquement été saisie d’hypothèses.

Par ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel et de ne rendre aucun jugement déclaratoire à ce moment-ci quant à la nullité de la Loi ou de l’enquête.

[32]  Je remarque également qu’un argument semblable a été rejeté dans l’arrêt Beaudette c Alberta (Securities Commission), 2016 ABCA 9.

[33]  Par conséquent, je rejette la contestation de M. Campbell de la validité constitutionnelle des articles 231.1 et 231.7 de la Loi.

E.  Demande fondée sur l’article 231.7

[34]  M. Campbell ne s’oppose pas sérieusement à la demande du procureur général aux termes de l’article 231.7. Il soutient qu’une ordonnance en application de cet article devrait être conditionnelle à l’exigence de présenter un affidavit établissant l’objet prédominant de l’enquête, mais j’ai déjà rejeté cette thèse. M. Campbell ne conteste pas que les conditions de délivrance d’une ordonnance en application de l’article 231.7 sont respectées.

[35]  En conséquence, la demande de contrôle judiciaire de M. Campbell est rejetée, et la demande du procureur général visant à obtenir une ordonnance en application de l’article 231.7 est accueillie, avec dépens contre M. Campbell.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1618-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.  L’intitulé est modifié pour que soit retirée l’Agence de revenu du Canada à titre de défenderesse.

2.  La demande de contrôle judiciaire de M. Campbell est rejetée en totalité.

3.  La requête du procureur général déposée en application de l’article 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu est accueillie.

4.  M. Campbell est tenu de remettre à une personne autorisée par le ministre du Revenu national certains documents et renseignements exigés dans la demande de renseignements en date du 28 septembre 2017.

5.  M. Campbell est condamné à payer les frais de la demande de contrôle judiciaire et de la requête en application de l’article 231.7.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1618-17

 

INTITULÉ :

FARRELL CAMPBELL c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 juin 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 4 JUILLET 2018

COMPARUTIONS :

Louis-Frédérick Côté

 

Pour le demandeur

 

Ian Demers

Marie-France Camiré

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Spiegel Sohmer inc.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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