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Date : 20180629


Dossier : IMM-5215-17

Référence : 2018 CF 678

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 29 juin 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

DAVID KOTAI

VIOLETTA KALOCSAI

TIFANI KOTAI

MIRELLA VIOLETTA KOTAI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR), à l’encontre de la décision rendue le 9 novembre 2017 (décision) par la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), qui a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs de la décision défavorable de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la CISR qui a refusé leur demande d’asile. Les demandeurs demandent que soit délivrée une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un tribunal de la SAR constitué différemment.

[2]  Les demandeurs forment une famille de citoyens hongrois d’origine rome, qui comprend le père, la mère et leurs deux enfants mineurs. Les demandeurs allèguent qu’ils seront victimes de persécution dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et du logement s’ils retournent en Hongrie. En ce qui a trait plus précisément à l’éducation, il est allégué que les demandeurs mineurs ont fait l’objet de discrimination à l’école où ils ont été tenus à l’écart des élèves qui n’étaient pas d’origine rome.

[3]  Les demandeurs allèguent en outre avoir vécu plusieurs incidents de violence à caractère raciste en Hongrie. Ils allèguent ainsi qu’un groupe d’extrême droite a attaqué leur domicile en 2010 et que le demandeur de sexe masculin a fait l’objet de profilage racial et de harcèlement par la police en 2015, qu’il a été presque agressé par la police en 2015 et qu’il a été attaqué par des extrémistes d’extrême droite en 2016. Ils mentionnent également que le père et la sœur du demandeur masculin, qui vivaient dans la même ville que les demandeurs en Hongrie – habitant même avec le père du demandeur masculin pendant un certain temps – ont été acceptés à titre de réfugiés au sens de la Convention au Canada.

[4]  Les demandeurs soulèvent plusieurs questions dans cette demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Ils contestent l’analyse que la SAR a faite de la protection offerte par l’État, alléguant que la SAR a appliqué le mauvais critère pour établir que la protection de l’État était adéquate et que cette analyse était de toute façon erronée, notamment parce que la SAR a fait abstraction de certains éléments de preuve documentaire. Les demandeurs soutiennent en outre que la SAR a omis de faire une évaluation raisonnable des demandes des demandeurs mineurs.

[5]  Bien que les demandeurs aient soulevé d’autres questions, je conviens a) que l’évaluation que la SAR a faite des demandes des demandeurs mineurs révèle une erreur susceptible de révision et b) que la SAR a omis de tenir compte des incohérences dans les éléments de preuve sur la protection offerte par l’État. Par conséquent, la décision de la SAR est déraisonnable et doit être annulée, et je n’ai pas à examiner les autres questions soulevées par les demandeurs.

II.  Analyse

(i)  Demandeurs mineurs

[6]  Dans leur appel auprès de la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR avait omis de tenir compte du fait que les demandeurs mineurs feraient l’objet de persécution en Hongrie à cause de la ségrégation scolaire. Ils ont également souligné le fait que la SPR n’avait rédigé que deux paragraphes sur les demandeurs mineurs dans sa décision.

[7]  Ils ont fait valoir devant la SAR que la SPR avait omis d’examiner les demandes des demandeurs mineurs séparément, invoquant à l’appui l’affaire Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 429 (aux paragraphes 13 à 16). Ils ont souligné le fait que, bien que la SPR ait examiné les initiatives gouvernementales visant à s’assurer que les enfants roms fréquentent l’école, elle n’a pas pris en compte l’efficacité réelle de ces initiatives. Ils ont aussi soutenu que le raisonnement de la SPR se limitait à un « couper-coller » générique, citant essentiellement Gonzalez Aguilar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 85.

[8]  Ils ont contesté la conclusion de la SPR selon laquelle un des demandeurs mineurs fréquentait une école « intégrée », en soulignant au contraire que la fillette avait été isolée à l’intérieur de son école catholique, étant reléguée à l’arrière de la classe avec la seule autre fillette rome.

[9]  Les demandeurs ont ensuite cité en détail la preuve documentaire au dossier qui, selon eux, montre que le ministre responsable de l’Éducation publique en Hongrie est en faveur de la ségrégation – bien qu’elle soit interdite par la loi –, que la ségrégation scolaire des enfants roms s’aggrave et que le gouvernement hongrois n’a mis en place aucune mesure efficace pour y faire échec.

[10]  Enfin, les demandeurs ont fait valoir devant la SAR que la ségrégation scolaire pourrait constituer une violation des droits reconnus aux demandeurs mineurs en vertu de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit la discrimination fondée sur la race.

[11]  L’ensemble de l’analyse de la SAR, en réponse aux arguments des demandeurs concernant les demandes des demandeurs mineurs, se résume au paragraphe suivant :

[traduction]

Les demandeurs soutiennent que la SPR n’a pas tenu compte de la demande des demandeurs mineurs. Après avoir écouté l’enregistrement des audiences devant la SPR et lu la preuve écrite présentée par les demandeurs, la SAR conclut que les incidents dont se plaignent les demandeurs mineurs n’atteignent pas le niveau de la persécution.

[Non souligné dans l’original.]

[12]  Les demandeurs soutiennent que le raisonnement de la SAR au sujet des demandes des demandeurs mineurs, qui se limite à une seule phrase, montre que la SAR n’a pas vraiment analysé la question. Ils prétendent que la SAR n’a pas fourni de justifications, qu’elle n’a mentionné aucune des circonstances des demandeurs mineurs, n’a cité aucun élément de preuve provenant de l’enregistrement de l’audience devant la SPR qu’elle a écouté, n’a mentionné aucune preuve écrite ou objective et n’a pas précisé si une évaluation cumulative avait été faite.

[13]  Le défendeur rétorque que la SAR n’a commis aucune erreur en concluant que l’expérience des défendeurs mineurs ne correspondait pas à de la persécution. Il soutient en outre que, d’après les faits présentés en l’espèce, les demandeurs n’ont pas été placés dans des écoles ségréguées – un point, on se rappellera, que les demandeurs ont contesté devant la SAR. Le défendeur fait aussi valoir que, dans sa décision, la SAR a appuyé l’analyse et les conclusions de la SPR sur les initiatives mises en œuvre en Hongrie pour lutter contre la discrimination et la ségrégation dans les écoles.

[14]  Je suis d’avis que les arguments invoqués par les demandeurs sur cette question m’obligent à examiner la suffisance des motifs de la SAR, un point sur lequel leur avocat a insisté durant l’audience sur le contrôle judiciaire.

[15]  Il est un fait bien établi que le caractère adéquat des motifs ne constitue pas, à lui seul, un fondement pour annuler une décision — il faut plutôt se demander si les motifs invoqués permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 et 16 [Newfoundland Nurses]).

[16]  Cependant, comme l’a clarifié récemment la Cour Suprême du Canada dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2 [Delta Air], au paragraphe 27, « les motifs ont encore de l’importance ». Pour satisfaire à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], les motifs doivent être intelligibles, justifiés et transparents [Delta Air, au paragraphe 27].

[17]  De même, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’arrêt Newfoundland Nurses « ne donne pas [...] toute la latitude voulue » à une instance révisionnelle pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, pour deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou pour émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser (Lloyd c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 115, au paragraphe 24 [Lloyd], citant Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11 [Komolafe]). L’arrêt Newfoundland Nurses permet simplement aux cours de contrôle de « relier les points » d’une décision, quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées (Lloyd, au paragraphe 24).

[18]  Je conviens avec les demandeurs que l’analyse faite par la SAR des demandes des demandeurs mineurs était déraisonnable, eu égard aux décisions précitées. Cela ne signifie pas que l’analyse de la SAR doit être très détaillée — de fait, dans l’arrêt Administration de l’aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158 [AAIV], la Cour d’appel fédérale note que, même une phrase ou deux, conjointement au dossier, peuvent suffire à motiver la décision du tribunal (au paragraphe 25). En l’espèce, toutefois, comme on peut le voir dans l’extrait reproduit au paragraphe 11 précité, la SAR n’a fourni aucun motif pour expliquer sa conclusion que l’expérience des demandeurs mineurs n’atteignait pas le niveau de la persécution, et ce, bien que les demandeurs aient directement soulevé cette question dans leur appel devant la SAR, en citant largement le dossier de la preuve.

[19]  En bref, les motifs de la SAR ne me permettent pas de comprendre le fondement de sa décision; ces motifs ne sont donc pas transparents, intelligibles ou justifiés, comme l’exigent les arrêts AAIV (au paragraphe 16) et Dunsmuir (au paragraphe 47). Dans l’arrêt Morrisey v Canada (Attorney General), 2018 FCA 26 [Morrisey], la Cour d’appel fédérale a récemment conclu qu’une analyse limitée faite par le tribunal d’une question cruciale [traduction] « montre que le tribunal a omis d’examiner la véritable question de fond qui a été soulevée par les appelants et qui était essentielle pour statuer sur l’affaire » (au paragraphe 21). Sur la base des décisions précitées, une lacune comparable a été établie en l’espèce.

(ii)  Protection de l’État

[20]  Je conviens également avec les demandeurs que la SAR a omis d’analyser la preuve documentaire qui contredisait ses conclusions sur la question du caractère adéquat de la protection offerte par l’État. Cela ne signifie pas que la décision concernant la protection de l’État est nécessairement erronée – cela signifie simplement que la SAR avait l’obligation, compte tenu des incohérences relevées dans la preuve sur cette question, de faire une évaluation indépendante des observations des demandeurs.

[21]  Plus précisément, les demandeurs ont fait valoir devant la SAR que la SPR a fait abstraction d’éléments de preuve documentaire pertinents, avant de conclure qu’il existait en Hongrie une protection adéquate de l’État. La SAR a tranché cette question comme suit :

[traduction]

[36] La SAR aurait manqué à ses obligations si elle n’avait pas admis et pris en compte les renseignements contenus dans la documentation, y compris la documentation de la Commission et les arguments présentés par le demandeur, qui indiquent que de nombreux incidents d’intolérance, de discrimination et de persécution ont été signalés envers des personnes d’origine rome en Hongrie. La SAR juge que la SPR a fait une analyse adéquate très détaillée de la preuve documentaire, en tenant compte de tous les facteurs pertinents concernant le traitement des Roms en Hongrie, y compris de questions qui n’avaient pas été soulevées par les demandeurs.

[22]  Le défendeur prétend dans le présent contrôle judiciaire qu’il était loisible à la SAR d’accepter simplement, comme elle l’a fait, l’analyse de la preuve documentaire de la SPR.

[23]  Je ne suis pas de cet avis. L’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 établit clairement que la SAR doit examiner les conclusions de fait de la SPR qui ne mettent pas en cause la question de la crédibilité, en regard de la norme de la décision correcte (au paragraphe 106). Il était déraisonnable pour la SAR, eu égard aux arguments précis des demandeurs selon lesquels la SPR a fait abstraction d’éléments de preuve pertinents, d’admettre que certains renseignements dont elle a été saisie appuyaient les positions des demandeurs sans expliquer pourquoi elle a néanmoins choisi de retenir l’analyse de la preuve faite par la SPR. Là encore, tout comme pour la question liée à l’éducation des demandeurs mineurs, les motifs invoqués par la SAR montrent qu’elle ne s’est pas penchée sur la question de fond soulevée par les demandeurs (Morrisey, au paragraphe 21), et notre Cour est incapable de « relier les points » (Lloyd, au paragraphe 24).

III.  Conclusion

[24]  Les observations formulées par les demandeurs devant la SAR contestent directement l’évaluation inadéquate faite par la SPR des demandes des demandeurs mineurs, ainsi que les éléments de preuve documentaire sur le caractère adéquat de la protection de l’État. L’analyse de la SAR était très superficielle et n’a pas raisonnablement tenu compte de ces questions fondamentales. La décision sera donc annulée et l’affaire sera renvoyée pour être réexaminée par un tribunal constitué différemment. Aucune question n’a été proposée pour certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5215-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie.

  2. La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen à un tribunal constitué différemment.

  3. Aucune question n’a été proposée pour certification et l’affaire n’en soulève aucune.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5215-17

 

INTITULÉ :

DAVID KOTAI ET AL. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 juin 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

David Vagos

 

Pour les demandeurs

 

Hilary Adams

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Vago

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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