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Date : 20180620


Dossier : IMM-5386-17

Référence : 2018 CF 638

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

KETTIA JOSEPH

STECY DORMEUS

ALYSSA DORMEUS

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La demanderesse principale, Kettia Joseph, est citoyenne d’Haïti. Elle entre au Canada en provenance des États-Unis le 16 août 2017 et présente une demande d’asile. La demanderesse est accompagnée des deux (2) demanderesses mineures, sa fille aînée, également citoyenne d’Haïti, et sa fille cadette, citoyenne américaine.

[2]  Dans son formulaire de fondement de la demande d’asile [FDA], la demanderesse principale allègue notamment qu’en juillet 2011, des voleurs sont entrés dans la maison qu’elle habitait avec son mari, ses beaux-parents et sa fille aînée. Ils voulaient de l’argent, ont tiré des coups de feu et ont incendié la maison en quittant les lieux. Un constat a été produit par un juge de paix, mais il n’y a eu aucune arrestation. À la suite de cet incident, le mari de la demanderesse a quitté Haïti pour le Brésil. La demanderesse l’a rejoint avec leur fille en janvier 2014 et ils ont obtenu la résidence permanente au Brésil. La situation au Brésil s’est détériorée en raison de la pénurie d’emplois. La demanderesse ainsi que son mari ont subi beaucoup de discrimination parce qu’ils étaient perçus comme prenant les emplois des Brésiliens. Ils ont donc quitté le Brésil pour les États-Unis le 17 juillet 2016, où ils ont présenté des demandes d’asile. Celles-ci ont été rejetées et le mari de la demanderesse a été expulsé des États-Unis vers Haïti en mars 2017. La demanderesse n’a pas été déportée, car elle était enceinte. Après avoir donné naissance à sa fille cadette, la demanderesse a quitté les États-Unis craignant d’être expulsée elle aussi des États-Unis.

[3]  À l’audience devant la Section de la protection des réfugiés [SPR], la demanderesse principale ajoute, en réponse à une question du commissaire, qu’elle croit que l’incident de juillet 2011 serait en lien avec les activités politiques de son mari. Elle déclare également qu’elle et ses filles sont à risque de subir de mauvais traitements advenant un retour en Haïti puisque les femmes subissent beaucoup de violence à l’endroit où elle habitait.

[4]  Les demanderesses mineures sont représentées par la demanderesse principale et leurs demandes d’asile sont basées sur celle de leur mère.

[5]  Le 7 novembre 2017, la SPR rejette les demandes d’asile après avoir conclu que les demanderesses n’ont pas la qualité de « réfugiées au sens de Convention » ni de « personnes à protéger ». De plus, elle conclut, conformément au paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], que les demandes d’asile sont dépourvues d’un minimum de fondement.

[6]  La SPR estime que la demanderesse n’a pas démontré que le cambriolage et l’incendie de juillet 2011 étaient en lien avec un des motifs de la Convention ni que cet incident puisse démontrer que la demanderesse et sa famille étaient personnellement visées au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR. Selon la SPR, l’incident de juillet 2011 s’inscrit plutôt dans la malheureuse réalité du risque généralisé en Haïti. Elle souligne l’omission de la demanderesse de mentionner dans son FDA que l’incident de 2011 était possiblement lié à l’implication politique de son mari et son défaut d’apporter cette précision en début d’audience lorsqu’il lui a été demandé si elle avait des amendements à faire à son FDA. La SPR juge non raisonnables les explications de la demanderesse et indique que cette omission mine sa crédibilité. La SPR retient également le témoignage de la demanderesse voulant qu’après l’incident de juillet 2011, et ce jusqu’à son départ pour le Brésil, aucun autre incident n’est survenu pouvant faire en sorte qu’elle craigne pour sa sécurité.

[7]  Concernant le motif soulevé par la demanderesse relativement à la violence subie par les femmes à l’endroit où elle habitait, la SPR reconnaît que la violence envers les femmes est endémique en Haïti, particulièrement pour les femmes seules qui ne bénéficient pas d’une unité familiale ou d’une présence masculine qui peut leur offrir de la protection contre les crimes reliés au genre. Elle est toutefois d’avis que cette situation ne s’applique pas à la demanderesse.

[8]  Le 24 novembre 2017, les demanderesses portent la décision de la SPR en appel à la Section d’appel des réfugiés [SAR]. L’appel est rejeté le 1er décembre 2017 pour absence de juridiction conformément à l’alinéa 110(2)c) de la LIPR.

[9]  Ainsi, les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

II.  Analyse

[10]  Bien que formulée autrement par les demanderesses, la Cour est d’avis que la question déterminante en l’instance concerne la conclusion de la SPR qu’il y a « absence de minimum de fondement » des demandes d’asile selon le paragraphe 107(2) de la LIPR.

[11]  Puisque cette conclusion soulève des questions mixtes de faits et de droit, elle est révisable selon la norme du caractère raisonnable (Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 598 au para 22). Lorsque cette norme s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[12]  À la lecture du dossier et après considération des arguments des parties, la Cour estime que la conclusion de la SPR sur l’absence de minimum de fondement des demandes d’asile est raisonnable et qu’il n’y a pas matière à intervention.

[13]  Selon la jurisprudence, le seuil pour conclure qu’il y a absence de minimum de fondement d’une demande d’asile est élevé. Il en est ainsi puisqu’une telle conclusion a pour effet de priver un demandeur d’asile d’un droit d’appel à la SAR (Rahaman c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CAF 89 aux para 19, 27-30, 51-52 [Rahaman]; Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218 au para 10).

[14]  Le paragraphe 107(2) de la LIPR se lit :

Preuve

No credible basis

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

[15]  Les demanderesses prétendent que la SPR ne pouvait conclure à l’absence de minimum de fondement tout en reconnaissant que les femmes en Haïti font face à une situation endémique de violence.

[16]  La Cour est d’avis que l’affirmation de la SPR relativement à la situation de la violence envers les femmes en Haïti doit être considérée dans son contexte. En examinant la crainte alléguée par la demanderesse, la SPR indique que la preuve documentaire démontre qu’Haïti est un pays où la violence envers les femmes est endémique. Elle précise cependant que cette situation est particulièrement vraie pour les femmes seules qui ne bénéficient pas d’une unité familiale ou d’une présence masculine qui peut offrir de la protection contre les crimes reliés au genre. Elle conclut que cette situation ne s’applique pas à la demanderesse au motif qu’elle n’a pas démontré qu’elle ne pourrait pas bénéficier de la protection de son mari ou du reste de sa famille advenant un retour au pays.

[17]  Les demanderesses n’ayant pas contredit l’interprétation que fait la SPR de la preuve documentaire ou fourni une preuve contraire, la SPR pouvait raisonnablement conclure que la demanderesse ne faisait pas partie du groupe visé étant donné qu’elle a témoigné à l’audience être mariée, être en contact avec son mari plusieurs fois par jour et avoir plusieurs frères et sœurs qui habitent la même région qu’elle et son mari. La demanderesse a également reconnu qu’outre l’incident de juillet 2011, elle n’avait jamais subi de la violence sur sa personne.

[18]  Même si les demanderesses pouvaient prétendre que leur appartenance au groupe visé par la violence constitue un élément de preuve crédible, la Cour estime que ce n’est pas suffisant pour éviter une conclusion d’absence de minimum de fondement selon le paragraphe 107(2) de la LIPR. Dans Rahaman, la Cour d’appel fédérale conclut que l’existence de certains éléments de preuve crédibles ou dignes de foi n’empêchera pas une conclusion d’absence de minimum de fondement si ces éléments de preuve sont insuffisants en droit pour reconnaître le statut de réfugié au demandeur d’asile (Rahaman au para 30). Elle souligne également que les rapports sur les pays seuls ne constituent généralement pas un fondement suffisant pour reconnaître le statut de réfugié puisqu’ils ne traitent pas de la situation du revendicateur en particulier (Rahaman au para 29).

[19]  En l’instance, outre le témoignage de la demanderesse principale qui a été jugé non crédible par la SPR, les demanderesses n’ont présenté aucun autre élément de preuve pouvant justifier une décision favorable sur leurs demandes d’asile. Il était donc raisonnable pour la SPR de conclure, selon le paragraphe 107(2) de la LIPR, qu’il y avait absence de minimum de fondement des demandes d’asile.

[20]  Pour ces motifs, la Cour est d’avis que la décision de la SPR est raisonnable parce qu’elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Elle est aussi justifiée d’une manière qui satisfait aux critères de transparence et d’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir au para 47).

[21]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-5386-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5386-17

INTITULÉ :

KETTIA JOSEPH ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JUIN 2018

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 20 juin 2018

COMPARUTIONS :

Darius Constantin

Pour les DEMANDERESSEs

Michèle Plamondon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chamoun, Constantin Avocats

Montréal (Québec)

Pour les DEMANDERESSEs

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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