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Date : 20180622


Dossier : IMM-3871-17

Référence : 2018 CF 649

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2018

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

KERANJIT KAUR GILL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Énoncé des faits

[1]  Mme Keranjit Kaur Gill est une citoyenne de la Malaisie qui est arrivée au Canada en 2001 avec son mari, sa fille Pravina (aujourd’hui âgée de 29 ans), son fils Mandeep (aujourd’hui âgé de 27 ans) et son autre fille Aveena (aujourd’hui âgée de 25 ans). L’asile leur a été accordé en 2003, et ils sont devenus résidents permanents du Canada en 2006.

[2]  À l’été 2006, comme ils ne craignaient plus pour leur vie en Malaisie, les membres de la famille se sont rendus dans leur pays d’origine et y sont restés deux mois.

[3]  En 2008, Aveena, qui avait 15 ans à l’époque, souffrait de problèmes de santé mentale. Elle est devenue suicidaire après avoir été intimidée à l’école. Après avoir passé une courte période en famille d’accueil au Canada, elle est retournée en Malaisie jusqu’à ce que son état mental s’améliore.

[4]  Pravina est retournée en Malaisie en 2009, alors que le mari de Mme Gill y est retourné en 2010. Ni l’un ni l’autre ne sont revenus au Canada. En revanche, Mandeep n’est jamais retourné en Malaisie et est toujours résident permanent du Canada.

[5]  Mme Gill a quitté le Canada pour la Malaisie le 24 octobre 2011 pour aller s’occuper de son père diabétique qui avait été victime d’une crise cardiaque en août 2011.

[6]  En avril 2016, les tentatives de Mme Gill et d’Aveena pour revenir au Canada ont été contestées par des agents d’immigration. Mme Gill a fait l’objet d’un examen à son arrivée à l’aéroport de Vancouver, puis une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre elle. L’agent a jugé qu’elle a omis de respecter l’obligation de résidence durant la période de cinq années s’étalant d’avril 2011 à avril 2016 en application de l’article 28 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Elle n’a cumulé que 181 jours de présence effective au Canada sur les 730 jours de résidence requis. La demande de titre de voyage pour résident permanent d’Aveena a été refusée, car l’agent d’immigration à Singapour a conclu qu’elle n’avait pas non plus satisfait l’exigence en matière de résidence.

[7]  Elles ont toutes deux porté ces jugements en appel devant la Section d’appel de l’immigration (SAI) et leurs appels ont été entendus ensemble.

[8]  La SAI a accueilli l’appel d’Aveena, mais a rejeté celui de Mme Gill. Je suis donc saisi du contrôle judiciaire de cette décision défavorable.

[9]  Mme Gill ne conteste pas la validité ni la légalité de la mesure d’interdiction de séjour prise contre elle, mais elle affirme plutôt, comme elle l’a fait devant la SAI, que son appel aurait dû être accueilli pour des motifs d’ordre humanitaire.

II.  Question en litige et norme de contrôle

[10]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question :

La SAI a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’accueillir l’appel de la demanderesse fondé sur des motifs d’ordre humanitaire?

[11]  La question de savoir s’il y a lieu de prendre des mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire au regard de l’obligation de résidence est une question mixte de fait et de droit que la SAI doit examiner en se fondant sur la norme de la décision raisonnable. La décision de la SAI commande l’exercice d’un vaste pouvoir discrétionnaire et un degré élevé de retenue (Ahmad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 923, au paragraphe 18).

[12]  Dans la mesure où le processus cadre bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Samad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 30, au paragraphe 29; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

III.  Analyse

[13]  La demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur dans son application des facteurs à considérer lors de l’exercice de sa compétence en équité dans le contexte d’un appel sur l’obligation de résidence, comme l’a confirmé notre Cour dans l’arrêt Ambat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 292. Les facteurs énoncés dans la décision Ambat sont les suivants :

1.  l’étendue du manquement à l’obligation de résidence;

2.  les raisons du départ et du séjour à l’étranger;

3.  le degré d’établissement au Canada, initialement et au moment de l’audience;

4.  les liens familiaux avec le Canada;

5.  la question de savoir si la personne a tenté de revenir au Canada à la première occasion;

6.  les bouleversements que vivraient les membres de la famille au Canada si la demanderesse est renvoyée du Canada ou si on lui refuse l’entrée dans ce pays;

7.  les difficultés que vivrait la demanderesse si elle était renvoyée du Canada ou si elle se voyait refuser l’admission au pays;

  1. l’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.

A.  Conclusion de la SAI concernant les raisons du départ et du séjour à l’étranger de la demanderesse

[14]  Selon la demanderesse, la conclusion de la SAI selon laquelle elle est retournée en Malaisie en 2011 pour s’occuper de son père malade ne concorde pas avec un extrait de son témoignage. À un certain moment, la demanderesse a été interrogée à savoir qui, de son père ou de sa fille, représentait la principale raison de son séjour en Malaisie. La demanderesse a répondu ce qui suit : [traduction] « Mon enfant est plus important pour moi... Et, bien sûr, mon père aussi ».

[15]  À cet égard, la SAI avait des raisons suffisantes de croire que la demanderesse s’était rendue en Malaisie et y était restée aussi longtemps pour s’occuper de son père malade.

[16]  Premièrement, Aveena est retournée en Malaisie en 2008, alors âgée de 15 ans, sans la demanderesse. En 2010-2011, elle étudiait en Inde; par conséquent, elle ne se trouvait pas en Malaisie lorsque la demanderesse y est retournée en 2011. Lorsque la demanderesse était en Malaisie, Aveena n’habitait pas avec ses parents pendant la majeure partie de la période de cinq années; elle cohabitait plutôt avec une amie à Kuala Lumpur.

[17]  Deuxièmement, la demanderesse est retournée en Malaisie en 2011, environ deux mois après que son père a été victime d’une crise cardiaque. La séquence des événements permet de confirmer la conclusion de la SAI, selon laquelle la demanderesse est retournée en Malaisie pour s’occuper de son père malade.

[18]  Troisièmement, la demanderesse a affirmé que lorsqu’Aveena est retournée en Malaisie en 2008, l’intention initiale était qu’elle y reste jusqu’à ce qu’elle puisse prendre soin d’elle-même, soit environ un an. Elle a ajouté que la seule raison pour laquelle elles sont restées en Malaisie pendant une aussi longue période était l’état de son père.

[19]  Quatrièmement, Aveena a affirmé qu’elle souhaitait revenir au Canada peu après son arrivée en Malaisie. Même si elle a reconnu qu’elle n’était pas tout à fait prête à revenir à ce moment-là ni à regagner l’indépendance dont elle jouissait au Canada, elle aurait probablement pris un vol pour retourner au Canada si elle n’avait pas perdu sa carte de résidente permanente. Son appel devant la SAI a été accueilli pour ce motif.

[20]  Compte tenu de tous les éléments de preuve, même s’ils présentent quelques incohérences, il était loisible à la SAI de conclure que la principale raison du départ de la demanderesse et de son long séjour en Malaisie était la santé de son père.

B.  Conclusion de la SAI concernant la raison du retour de la demanderesse au Canada

[21]  La demanderesse conteste également le scepticisme de la SAI concernant le fait qu’elle ait dû rester en Malaisie pendant près de cinq ans, soit pour s’occuper de son père ou parce que l’état mental d’Aveena était instable, ainsi que le scepticisme de la SAI concernant les raisons de son retour au Canada.

[22]  En ce qui concerne le père de la demanderesse, les éléments de preuve démontrent que l’état de santé de celui-ci est la raison pour laquelle le mari de la demanderesse est retourné en Malaisie en 2010. Ainsi, le mari de la demanderesse s’est occupé du père de celle-ci de 2010 à 2011 et s’occupe de lui depuis 2016. Bien que la demanderesse ait affirmé que son mari n’était pas qualifié pour injecter de l’insuline à son père ou pour vérifier sa glycémie, il était raisonnable pour la SAI de conclure que les éléments de preuve démontrent que le mari s’est en fait occupé du père pendant un certain temps, avant que la demanderesse arrive en Malaisie, et qu’il s’en occupe depuis qu’elle a quitté le pays. Quelques mois avant que la demanderesse revienne au Canada, le Dr Baker a déclaré ce qui suit au sujet du père de la demanderesse dans une lettre : [traduction] « D’autre part, son diabète n’est pas bien contrôlé, et on lui a prescrit un autre médicament contre le diabète lors de sa dernière visite ». Il était raisonnable pour la SAI de conclure que la demanderesse n’était pas la seule personne étant capable de s’occuper de son père malade et qu’elle n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve justifiant le fait qu’elle a dû rester en Malaisie aussi longtemps.

[23]  En ce qui concerne Aveena, il était également raisonnable pour la SAI de conclure que la présence de la demanderesse en Malaisie pendant toutes ces années n’était pas requise, étant donné que la demanderesse n’a pas jugé nécessaire d’accompagner sa fille en Malaisie alors qu’elle avait 15 ans. En outre, lorsque la demanderesse a quitté le Canada pour la Malaisie, Aveena avait 18 ans et étudiait en Inde.

[24]  À mon avis, les conclusions de la SAI concernant la durée du séjour en Malaisie de la demanderesse et les raisons de son retour au Canada sont raisonnables.

C.  Conclusion de la SAI concernant l’établissement de la demanderesse au Canada

[25]  Enfin, la demanderesse conteste le fait que la SAI, lorsqu’elle a examiné son établissement au Canada, a omis de tenir compte de la période s’étalant de 2001 à 2011 et ne s’est concentrée que sur la période d’un an comprise entre son retour et l’audience de son appel devant la SAI.

[26]  Il est vrai que, dans cette partie de la décision, décrite aux paragraphes 26 à 30, la SAI fait uniquement mention de la situation actuelle de la demanderesse au Canada. La SAI fait allusion à son emploi actuel, à son engagement au sein de la communauté et à titre de bénévole, à ses économies, à ses biens (ou à l’absence de biens) et à ses liens familiaux.

[27]  Cependant, plus tôt dans la décision, la SAI avait reconnu les antécédents de la demanderesse au Canada et, elle énonce, au paragraphe 20, ce qui suit : [traduction]

[...] Au moment de son départ du Canada, le 24 octobre 2011, son mari et ses deux filles étaient déjà retournés en Malaisie, laissant la demanderesse et son fils au Canada. Lors de l’examen des éléments de preuve, le tribunal a jugé que la majorité des membres de la famille immédiate de la demanderesse se trouvaient en Malaisie, et que celle-ci y est retournée pour être avec eux, étant donné que leurs craintes en tant que réfugiés au sens de la Convention étaient dissipées, et que la Malaisie aurait pu être un meilleur environnement pour que l’appelante, Aveena Kaur Gill, y fasse une pause en raison de la fragilité de son état mental et de son diagnostic de trouble déficitaire de l’attention.

[28]  Il existe une présomption selon laquelle le décideur est présumé avoir tenu compte de toute la preuve devant lui et n’est pas tenu de se reporter à l’ensemble de la preuve dans les motifs de sa décision (Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 [QL], au paragraphe 1 [CA]). Par conséquent, la SAI est réputée avoir pris en considération tous les éléments de preuve documentaire présentés aux pages 229 à 265 du dossier certifié du tribunal, dans lequel il est précisé que de 2001 à 2011, la demanderesse a eu plusieurs emplois et qu’en 2009, elle a suivi une formation pour devenir infirmière auxiliaire autorisée, bien qu’elle n’ait jamais travaillé dans ce domaine.

[29]  Deux derniers points doivent être soulevés par rapport à cette conclusion : premièrement, la Cour a examiné les éléments de preuve documentaire et conclut qu’ils ne contredisent pas la conclusion de la SAI concernant la question de l’établissement.

[30]  Deuxièmement, la Cour a conclu que le degré d’établissement d’un demandeur au Canada, même s’il a passé de longues périodes au Canada, n’est pas suffisant en soi pour justifier que l’appel soit accueilli ou que la demande soit acceptée pour des motifs d’ordre humanitaire (Zlotosz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au paragraphe 35). Cette décision est renforcée en l’espèce par le fait que l’établissement n’est que l’un des huit facteurs de la décision Ambat qui doivent être pris en compte dans l’exercice d’une compétence en équité dans le contexte d’un appel sur l’obligation de résidence.

IV.  Conclusion

[31]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’a été soulevée dans la présente affaire.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3871-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé de la cause est modifié en y substituant « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » à « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté ».

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3871-17

INTITULÉ :

KERANJIT KAUR GILL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

Le 22 juin 2018

COMPARUTIONS :

Roger S. Bhatti

Pour la demanderesse

Nima Omidi

Keith Reimer

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roger S. Bhatti

Avocat

Surrey (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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