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Date : 20180611


Dossier : IMM-3977-17

Référence : 2018 CF 602

Ottawa (Ontario), le 11 juin 2018

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

ADLI BEN ABDERRAZAK

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] d'une décision [Décision] de l'agente d'immigration [l’Agente] de la Section d’appel de l’immigration [SAI] en date du 31 août 2017 cassant la mesure de renvoi contre le défendeur et concluant qu’il n’avait pas perdu son statut de résident permanent.

[2]  Les raisons pour lesquelles l’Agente en est venue à cette conclusion figurent dans une mesure de renvoi du délégué du Ministre qui a conclu le 3 décembre 2016, soit 102 jours avant la fin de la période quinquennale, que le défendeur ne pouvait pas être effectivement présent au Canada pendant au moins 730 jours durant la période du 15 mars 2012 au 15 mars 2017. Il n’a pas été en mesure de se conformer à son obligation de résidence, tel que prévu à l'article 28 de la LIPR.

[3]  À l'audience, le défendeur a indiqué qu'il ne conteste pas la légalité de la Décision. Il a plutôt demandé son droit d’appel pour motifs humanitaires, vu les circonstances de l'affaire et compte tenu de l'intérêt supérieur de l’enfant.

II.  Les faits

[4]  Le 15 mars 2012, le défendeur, citoyen tunisien et français, est arrivé au Canada et est devenu résident permanent dans la catégorie des travailleurs qualifiés du Québec.

[5]  Le 25 mars 2012, le défendeur a quitté le Canada.

[6]  Même si le défendeur a immigré au Canada sous la catégorie des travailleurs qualifiés, il est investi dans plusieurs projets qui nécessitaient sa présence à l’extérieur. Surtout, il travaillait sur des projets d’ouverture d’une usine de munitions d'armes en Tunisie, à Malte et éventuellement vers septembre 2016, à Granby, Québec.

[7]  Entretemps, le défendeur s’est marié à Rania Ben le 4 mai 2012, à Paris. Elle s’est établie au Canada de façon permanente depuis le mois de septembre 2014. De leur union un garçon est né le 21 mai 2016, à Montréal.

[8]  Malgré son statut de résident permanent, le défendeur n'a jamais travaillé au Canada ni fait une déclaration d'impôt.

[9]  Le 3 décembre 2016, une mesure d'interdiction de séjour a été émise contre le défendeur par un délégué du Ministre, car il n'a pas respecté son obligation de résidence conformément à l'article 28 de la LIPR.

[10]  Le défendeur a porté cette décision en appel à la SAI pour motifs humanitaires.

III.  Décision contestée

[11]  Dans une courte décision de 13 paragraphes, l’Agente a accueilli l’appel du défendeur. Elle a conclu que le défendeur aurait plutôt passé environ 50 jours au Canada de 102 jours après son interdiction de séjour pour un total d’environ 380 jours au Canada pendant la période pertinente de 5 ans − un peu plus de la moitié de ce qui lui était demandé et que ces absences étaient pendant la première période de sa vie au Canada.

[12]  L'Agente a décrit de façon appropriée les facteurs justifiant une analyse fondée sur des motifs humanitaires, tels que décrits dans Ribic v Canada (Minister of Employment & Immigration), [1985] IABD No 4, qui ont été approuvés par la Cour suprême du Canada dans Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 3 aux paras 40−41, 77.

[13]  L’Agente a reconnu que 380 jours en tant que résident pendant la période pertinente au Canada n'étaient pas très nombreux. Cependant, l’Agente a conclu que la période limitée de résidence a été atténuée par le fait que le début de la vie au Canada pouvait poser des problèmes à certains travailleurs qualifiés qui ne participaient pas pleinement au marché du travail.

[14]  Elle a encore diminué l'impact de la courte période de résidence du défendeur parce qu'il avait consacré ses énergies au développement d'une entreprise de fabrication de munitions au Canada. Toujours dans le but de réconcilier son absence au Canada, l'Agente a indiqué qu'elle croyait que ses visites à l'extérieur du Canada au cours des deux dernières années étaient requises pour développer son projet lorsque l'expertise nécessaire était située à l'étranger.

[15]  Enfin, en distinguant la jurisprudence interdisant de tenir compte d'un potentiel d'établissement futur, l’Agente a conclu que, même si l'entreprise n'était pas encore en activité, les ententes de principe, dans divers cas, démontraient, à ce stade un effort de s’établir au Canada, et que cela dépassait un simple potentiel futur.

IV.  Questions en litige

  1. Est-ce que la Décision autorisant l'appel pour des raisons d'ordre humanitaires, compte tenu des circonstances de l'affaire et compte tenu de l'intérêt supérieur de l’enfant, était raisonnable?

V.  Norme de contrôle

[16]  L’évaluation des motifs humanitaires par la SAI implique un haut degré de discrétion et est sujette à la norme de contrôle raisonnable : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citizenship and Immigration) v Tefera, 2017 FC 204; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12. Le caractère raisonnable concerne principalement l'existence de la justification, de la transparence et de l'intelligibilité dans le processus décisionnel et la question de savoir si la décision s'inscrit dans une gamme de résultats possibles et acceptables qui sont défendables au regard des faits et du droit.

VI.  Analyse

[17]  Pour que l'appel soit accueilli, conformément à l'article 67(1)c) de la LIPR, la SAI doit être convaincue au moment de l'appel que « compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché - des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres problèmes de l'affaire, le prix de mesures spéciales » que l’appel est fondé.

[18]  La Décision de la SAI, à son tour, doit être raisonnable.

[19]  Les motifs, à première vue, sont insuffisants et dépourvus de justification et d'intelligibilité nécessaires. Les arguments du défendeur sont entièrement fondés sur ses activités d'investisseur, bien qu'il ait obtenu le statut de résident permanent à titre de travailleur qualifié sélectionné. De plus, plusieurs autres conclusions de la SAI ne sont pas étayées par la preuve et ne sont pas raisonnables.

[20]  Bien que l'intérêt de l'enfant et la perturbation de la famille causée par l'exclusion du défendeur aient été cités comme facteurs, aucune preuve quel que soit n'a été fournie à l'égard de l'un ou de l'autre. Par conséquent, l’Agente n’en a pas fait aucune mention.

[21]  De même, l'Agente a reconnu que le temps passé au Canada par le défendeur était insuffisant, soit environ la moitié de celui requis pour conserver sa résidence. Cela est important, surtout lorsqu'on rappelle que l'exigence de 730 jours ne représente que deux des cinq années de résidence permanente: voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Wright, 2015 CF 3 au para 82 [Wright].

[22]  Les commentaires de la Cour sur les autres facteurs que l'Agente a considérés sont les suivants:

  • 1) Les liens que le défendeur continue d'entretenir au Canada, y compris avec les membres de sa famille.

    1. Le demandeur n'a jamais occupé un emploi au Canada ni payé d'impôt. De même, il n'y a aucune preuve de l'intégration de sa famille dans la société canadienne. Il est retourné au Canada, mais il n'y a aucune preuve du rôle qu'il a joué dans la famille.

  • 2) Les raisons données par le défendeur pour quitter le Canada, les efforts faits pour y revenir et les raisons pour lesquelles il est demeuré à l'extérieur du Canada.

  • 3) Les circonstances propres au défendeur pendant son séjour à l'extérieur du Canada.

  • 4) Les efforts faits par le défendeur pour revenir au Canada à la première occasion raisonnable.

[23]  Le défendeur a quitté le Canada 10 jours après avoir obtenu sa résidence permanente. Il n'y a aucune preuve à l'appui de la conclusion de la SAI selon laquelle il n'aurait pas pu obtenir un emploi au Canada, comme ce fut le cas pour obtenir sa résidence permanente à titre de travailleur qualifié sélectionné. Les propos de la SAI selon lesquels : « les premières années peuvent poser des défis pour certains appelants, spécialisés, à qui le marché du travail n'ouvre pas pleinement les bras » ne s'appliquent pas au défendeur. Le défendeur n'a pas fourni de preuves démontrant une recherche d'emploi ou bien qu’il y avait des motifs impérieux pour quitter le Canada.

[24]  La jurisprudence confirme que garder un emploi à l'extérieur du Canada est contraire aux objectifs de la LIPR : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jiang, 2011 CF 349; Canada (Citizenship and Immigration) v He, 2018 FC 457

[25]  La démarche de la SAI est erronée, comme qu’énoncé dans Wright au para 83 :

La conclusion de la SAI suivant laquelle les Wright avaient des raisons impérieuses (au sens de « convaincantes ») de quitter le Canada en 1977 n'est également pas corroborée par la preuve. La pêche au homard n'est pas économiquement viable. La SAI a conclu que les Wright ne pouvaient pas « traîner » dans la région ni y chercher un travail lorsqu'ils ont reçu une offre d'emploi ferme aux États-Unis. Même si on peut comprendre que l'emploi offert aux États-Unis était trop avantageux pour le refuser, il n'était pas réaliste de leur part de s'attendre à ce que leur statut de résident permanent ne soit pas mis en péril par leur départ. La conclusion selon laquelle ils n'avaient pas d'autres choix ne l'était pas non plus; la SAI n'a pas examiné quelles auraient été les options qui s'offraient à un jeune couple ailleurs que dans le petit village de Vogler's Cove.

[Je souligne]

[26]  La seule preuve disponible démontre que le défendeur a quitté le Canada immédiatement pour s'occuper des investissements et des projets à l'étranger, et non au Canada, et qu'il a seulement commencé à se concentrer sur les opérations canadiennes vers la fin de la période de cinq ans. Il n'y a aucune preuve corroborant la façon dont il a passé son temps pendant ses quatre années à l'extérieur du Canada, mis à part quelques documents indiquant des efforts pour créer des usines de fabrication de munitions en Tunisie et à Malte. Il n'y a donc aucune preuve expliquant pourquoi il ne pouvait pas revenir au Canada plus fréquemment. De plus, le délégué du Ministre était d'avis qu'il retournait au Canada pour voir sa famille et non pour rétablir ses liens avec le pays.

[27]  La Cour trouve également déraisonnable la conclusion de la SAI selon laquelle, même si les activités n'étaient pas encore en cours, les ententes de principe dans divers cas démontraient un effort pour s'établir au Canada qui va au-delà d'un simple potentiel futur. Les ententes, si on peut les appeler ainsi, étaient pour la plupart sans engagement et semblaient référer aux projets à l'extérieur du Canada, sur lesquels aucune preuve n'avait été fournie quant à leur succès.

[28]  En ce qui concerne la preuve au sujet du projet d'usine de fabrication de munitions, elle établit les faits suivants : le projet devait avoir lieu en Tunisie ou à Malte; le projet a été modifié pour avoir lieu à Granby en septembre 2016; en septembre 2016, le projet a reçu un accord de principe fondé sur l'information fournie, mais aucune autorisation d'entreprendre la construction de bâtiments et de structures; et le financement devrait être approuvé dans la semaine du 29 mai 2017.

[29]  La preuve que le projet irait probablement de l'avant était également inadéquate sans aucune indication d'engagement d'un investissement de plusieurs millions de dollars, ou même d'où ses fonds devaient provenir. Rien dans le dossier ne démontre que le défendeur était un homme d'affaires prospère, possédait une certaine expertise dans le domaine, possédait son propre avoir net ou avait accès aux investissements considérables qui seraient nécessaires pour réaliser un projet de cette envergure dans le monde compétitif des industries des munitions et de la guerre.

[30]  Malgré le fait que la SAI reconnait ne pas pouvoir tenir compte d'un établissement potentiel futur dans sa Décision, elle se contredit en considérant le potentiel établissement du défendeur dans l'évaluation des considérations humanitaires :

[24]  Pour ce qui concerne le potentiel d’établissement de M. Hassan, notre Cour a établi, dans une situation différente certes, que le facteur relatif aux motifs d’ordre humanitaire pertinents est l’établissement réel au moment auquel la SAI rend sa décision, et qu’« il ne s’agit pas d’un exercice prospectif » (au paragraphe 21). Il serait effectivement « absurde, compte tenu du régime législatif », de considérer expressément le potentiel d’établissement comme un facteur pertinent, car pareille démarche « pourrait en fait enlever toute pertinence à la conclusion d’interdiction de territoire »  (Lotfi, au paragraphe 22).

Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hassan, 2017 CF 413 au para 24.

[31]  Finalement, la Cour tient compte du fait que la SAI a été complètement silencieuse sur toute la preuve concernant l'établissement du défendeur qui allait à l'encontre de sa conclusion. La SAI avait l'obligation de mentionner cette preuve et d'expliquer comment elle est parvenue à sa conclusion malgré la preuve.

VII.  Conclusion

[32]  La SAI a erré en accordant l’appel du défendeur pour des considérations humanitaires et en concluant que le défendeur n’avait pas perdu son statut de résident permanent.

 


JUGEMENT au dossier IMM-3977-17

LA COUR STATUE que la demande ce contrôle judiciaire du demandeur est accueillie et qu’aucune question ne sera certifiée.

« Peter Annis »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3977-17

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c ADLI BEN ABDERRAZAK

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Sherry Rafai Far

pour LE DEMANDEUR

 

Me Rami Kaplo

pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour LE DEMANDEUR

 

Cabinet Kaplo

Montréal (Québec)

 

pour LE DÉFENDEUR

 

 

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