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Date : 20180608


Dossier : IMM-4252-17

Référence : 2018 CF 597

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2018

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

SOPHIE KAVUGHO-MISSION

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  L’aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Sophie Mission Kavugho, est une citoyenne de la République démocratique du Congo. De 2010 à 2016, elle étudie dans le domaine du génie chimique en Corée du Sud, où elle décroche une maîtrise et travaille en tant que recherchiste. Après avoir été acceptée pour poursuivre des études doctorales en génie chimique à l’Université de Sherbrooke au Québec, Mme Kavugho dépose une demande de permis d’études auprès des autorités canadiennes. Elle essuie un premier refus en janvier 2017, mais dépose une seconde demande dès le mois de février. En août 2017, soit plus de six mois après le dépôt de sa demande, et bien après le début de ses cours prévu pour mai 2017 à l’Université de Sherbrooke, un agent des visas [Agent] à l’ambassade du Canada située à Manille aux Philippines rejette sa demande de permis d’études [Décision]. L’Agent n’était pas convaincu que Mme Kavugho quitterait le Canada et retournerait à son pays de résidence à la fin de ses études. De plus, selon l’Agent, Mme Kavugho ne satisfaisait pas aux autres exigences des articles 216 et suivants du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement] eu égard à sa situation financière, ses perspectives d’emploi et son statut d’immigrant dans son pays de résidence.

[2]  Mme Kavugho soutient que la Décision est déraisonnable, car elle est fondée sur des considérations factuelles qui ne trouvent pas appui dans la preuve. Elle demande à la Cour d’accueillir sa demande de contrôle judiciaire, d’annuler la Décision de l’Agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent des visas afin qu’un nouvel examen de sa demande de permis d’études soit effectué.

[3]  La demande de Mme Kavugho ne soulève qu’une seule question : la Décision de rejeter sa demande de permis d’études est-elle déraisonnable ?

[4]  Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Kavugho sera accordée. Compte tenu du dossier présenté à l’Agent, je conclus que la Décision est déraisonnable, car la preuve ne supporte pas les principales conclusions factuelles tirées par l’Agent. L’Agent a plutôt ignoré les éléments qui contredisaient son appréciation et, dans les circonstances, cela suffit pour faire basculer la Décision hors du champ des issues possibles et acceptables au regard des faits et du droit.

II.  Le contexte

A.  La Décision

[5]  La Décision de l’Agent est brève. Elle prend la forme d’une lettre type de Citoyenneté et Immigration Canada où l’on peut lire que, « avant la prise d’une décision relative à une demande, plusieurs facteurs […] sont pris en compte ». Parmi ces facteurs figurent notamment : 1) si l’intéressé a été accepté dans un établissement d’enseignement canadien; 2) la capacité de l’intéressé de payer le voyage et les frais de scolarité, et de subvenir à ses besoins pendant son séjour au Canada; et 3) si l’intéressé quittera vraisemblablement le Canada au terme de la période de séjour autorisée. En annexe de la Décision se trouvent quatre pages où l’Agent identifie les considérations qui ont motivé son refus en cochant les cases pertinentes dans un formulaire préétabli. Dans le cas de Mme Kavugho, l’Agent indique ne pas être convaincu que Mme Kavugho quittera le Canada au terme de son séjour, et ce pour quatre principales raisons : 1) le statut d’immigrant de Mme Kavugho dans son pays de résidence; 2) les perspectives d’emploi dans son pays de résidence; 3) sa situation actuelle en matière d’emploi; et 4) ses biens mobiliers et sa situation financière. Aucun autre motif n’est coché par l’Agent dans la Décision.

[6]  Dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], des notes de l’Agent en date du 8 août 2017 (lesquelles font partie de la Décision) éclairent davantage les raisons de son refus. L’Agent y mentionne que Mme Kavugho recevra un salaire de 17 000 dollars en tant qu’étudiante au doctorat, qu’elle a de modestes économies personnelles, qu’elle bénéficiera du soutien financier d’un tiers et qu’elle a fourni des preuves sur les avoirs de ses parents au Congo. L’Agent souligne néanmoins que Mme Kavugho devra débourser 46 000 dollars pour les frais de scolarité liés à son programme d’études doctorales. L’Agent conclut ensuite, après avoir soupesé toute l’information et les documents au dossier, que Mme Kavugho dispose de fonds limités pour poursuivre ses études au Canada, qu’elle n’a pas démontré de liens suffisants avec son pays de résidence ou son pays d’origine pour vouloir y retourner, et qu’en fin de compte, il n’est pas satisfait que Mme Kavugho quittera le Canada au terme de ses études.

B.  Les dispositions pertinentes

[7]  Les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] sont les paragraphes 11(1) et 22(2), lesquels indiquent qu’une personne qui souhaite devenir résidente temporaire du Canada doit convaincre un agent des visas qu’elle « se conforme à la présente loi » et faire la preuve qu’elle « aura quitté le Canada à la fin de la période de séjour autorisée ». L’alinéa 216(1)b) du Règlement exige également que la personne qui fait la demande d’un permis d’études établisse qu’elle « quittera le Canada à la fin de la période de séjour ». Par conséquent, il est bien accepté qu’un demandeur de permis d’études doit convaincre l’agent des visas qu’il ne demeurera pas au Canada une fois son visa échu (Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 [Solopova] au para 10; Zuo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 88 au para 12).

C.  La norme de contrôle

[8]  Il n’y a aucun doute que la norme de contrôle qui régit l’examen factuel d’une demande de permis d’études et la conclusion d’un agent des visas sur la question de savoir si un demandeur quittera le Canada à la fin de son séjour est celle de la décision raisonnable (Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 [Penez] au para 12; Solopova aux para 12-13). En effet, il s’agit là d’une « décision administrative prise dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire » de l’agent des visas (My Hong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 463 au para 10). Et, en tant que décision discrétionnaire s’appuyant sur des constatations de faits, elle mérite une déférence considérable de la part de la Cour étant donné l’expertise particulière que possède l’agent des visas dans ce domaine (Kwasi Obeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 754 [Obeng] au para 21).

[9]  Lorsque la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et se garder de substituer sa propre opinion à celle du décideur, pourvu que la décision soit justifiée, transparente et intelligible, et qu’elle appartienne « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] au para 47). Les motifs d’une décision sont considérés raisonnables « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses] au para 16). Dans la mesure où le processus et les résultats respectent les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et que la décision est appuyée par des preuves acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la Cour doit s’abstenir de remplacer la décision rendue par sa propre perspective d’un résultat préférable (Newfoundland Nurses au para 17).

III.  Analyse

[10]  Le ministre soutient que la Décision de ne pas accorder de visa de résident temporaire à Mme Kavugho est raisonnable et fait partie des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le ministre soumet que les questions en jeu sont essentiellement factuelles, relèvent du pouvoir discrétionnaire de l’Agent et commandent donc un haut niveau de retenue (Song c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CFPI 288 aux para 5-7). Le ministre rappelle qu’un demandeur de visa a le fardeau de convaincre l’agent des visas qu’il n’est pas un immigrant et qu’il satisfait aux exigences de la LIPR et du Règlement (De La Cruz Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 784 [La Cruz Garcia] aux para 9-10). Ainsi, le ministre avance qu’en l’espèce, l’Agent pouvait raisonnablement conclure que Mme Kavugho n’avait pas démontré qu’elle disposait des ressources financières nécessaires pour subvenir à ses besoins pendant ses études. En ce qui concerne l’obligation de quitter le Canada à la fin du séjour autorisé, le ministre ajoute qu’il existe une présomption légale selon laquelle l’étranger qui cherche à entrer au Canada est présumé être un immigrant, et qu’il incombe à ce dernier de convaincre l’agent des visas du contraire (Obeng au para 20). De surcroît, le ministre précise que, puisqu’il appartient à l’Agent de jauger le poids de la preuve devant lui et de déterminer s’il était satisfait que Mme Kavugho quitte le Canada à la fin de son séjour, l’Agent pouvait validement se fonder sur le bon sens et la raison dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (Obeng au para 36).

[11]  Je suis en désaccord avec le ministre, et je ne partage pas sa lecture de la preuve au dossier.

[12]  Même sous la norme déférente de la décision raisonnable, il n’en demeure pas moins que les motifs d’une décision doivent permettre à la Cour de comprendre pourquoi elle a été prise et de déterminer si la conclusion tombe dans l’éventail des résultats possibles et acceptables (Newfoundland Nurses au para 16). Lorsque lus dans leur ensemble, les motifs doivent ainsi être suffisamment appuyés et éloquents pour autoriser la Cour à conclure qu’ils fournissent la justification, la transparence et l’intelligibilité requise d’une décision raisonnable (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 au para 3; Dunsmuir au para 47).

[13]  J’accepte et je reconnais que le rôle de la Cour n’est pas de réexaminer les preuves et de substituer ses propres conclusions à celles de l’Agent (Solopova au para 33; Babu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 690 aux para 20, 21). Je ne conteste pas non plus que les agents des visas jouissent d’un large pouvoir discrétionnaire quant aux décisions qu’ils prennent en vertu de la LIPR et du Règlement, et que leurs décisions méritent de recevoir un haut niveau de déférence de la part de la Cour. Toutefois, dans le cadre d’un examen visant à déterminer le caractère raisonnable d’une décision, c’est le rôle de la Cour de déceler « si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée, comme l’absence totale de recherche des faits, le défaut, lors d’une telle recherche, de respecter une exigence expresse de la loi, le caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits ou l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 99; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952 [Dandachi] au para 23).

[14]  Je conviens aussi qu’un décideur n’a pas à faire état de chaque menu détail à l’appui de sa conclusion. Il suffit que les raisons permettent à la Cour de comprendre pourquoi la Décision a été prise et de déterminer si la conclusion se situe dans le spectre des résultats possibles et acceptables (Newfoundland Nurses au para16). Mais la mise en œuvre de la norme de la décision raisonnable exige tout de même que les constatations de faits et l’ensemble de la conclusion du décideur puissent résister à un examen quelque peu probant ou poussé (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 63). Là où les preuves n’ont pas été considérées ou ont été clairement mal comprises par le décideur, où les constatations ne découlent pas des preuves et où les résultats ne sont pas défendables, une décision ne résistera pas à un tel examen probant (Penez au para 18; Dandachi au para 23). Certes, ce genre de situations est normalement rare et exceptionnel dans un contexte de contrôle judiciaire, mais c’est regrettablement à cette enseigne que loge la Décision de l’Agent dans le cas de Mme Kavugho. J’arrive à cette conclusion pour deux principales raisons.

[15]  Premièrement, l’Agent dit ne pas avoir été convaincu que Mme Kavugho avait les ressources financières pour compléter ses études. Or, même en laissant toute la latitude voulue à l’Agent, la preuve ne permet pas d’appuyer une telle conclusion. Au soutien de sa demande de permis d’études, Mme Kavugho avait, entre autres, annexé les documents suivants : 1) un Certificat d’acceptation du Québec pour études; 2) une lettre d’acceptation au programme de doctorat en génie chimique à l’Université de Sherbrooke; 3) une lettre de la superviseure au doctorat indiquant que Mme Kavugho recevra un salaire de 17 000 dollars par an durant ses études; 4) une lettre faisant preuve d’une bourse pour couvrir le montant forfaitaire de frais de scolarité majorés pour un montant de 17 973 dollars par an; 5) un bilan de compte bancaire indiquant un solde de 5 378 dollars au nom de Mme Kavugho; 6) une déclaration officielle de soutien financier (formulaire du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec) de la part du Groupement des artisans de Butembo [GAB] en faveur de Mme Kavugho; et 7) une lettre accompagnatrice expliquant que le GAB a déjà pris en charge les études de Mme Kavugho de 2010 à 2016.

[16]  Dans une autre lettre explicative rédigée par Mme Kavugho au sujet du financement de ses études, Mme Kavugho y expliquait que le coût de ses cours s’élève à 7 510 dollars par trimestre, et que ses sources de revenus lui laisseraient un surplus de plus de 1 000 dollars par mois pour subvenir à ses besoins. D’ailleurs, les notes au SMGC résumant la situation financière de Mme Kavugho font état d’un montant total de frais de scolarité de 46 000 dollars pour l’ensemble de son programme d’études et de fonds disponibles de l’ordre de 87 000 dollars.

[17]  Dans ces circonstances, je dois conclure que la preuve n’appuie pas la conclusion de l’Agent à l’effet que Mme Kavugho ne disposait que de fonds limités pour entreprendre ses études de doctorat en génie chimique. Dans ses motifs, l’Agent note qu’elle recevra un salaire annuel de 17 000 dollars lors de ses études, qu’elle a de modestes économies personnelles, qu’elle a un garant financier tiers et qu’elle a fourni des preuves des fonds de ses parents, mais que ses études coûteront 46 000 dollars. Or, la preuve établit clairement que, si les frais de scolarité de Mme Kavugho totaliseront 46 000 dollars sur trois ans, ses revenus totaux dépasseront les 86 000 dollars pendant la période de ses études. Nulle part l’Agent ne mentionne cette preuve ni n’indique en quoi il ne pouvait pas la retenir.

[18]  Bien sûr, j’accepte que les motifs d’une décision d’un tribunal administratif n’aient pas à être exhaustifs, et qu’ils doivent simplement être compréhensibles. Toutefois, pour demeurer dans le spectre du raisonnable, une décision doit quand même revêtir les attributs d’intelligibilité et de transparence, et les motifs doivent permettre à la cour de révision « de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland Nurses au para 16). Je dois constater que ce n’est pas le cas ici en ce qui a trait aux ressources financières de Mme Kavugho.

[19]  La décision La Cruz Garcia à laquelle réfère le ministre dans ses soumissions ne lui est pas d’un grand secours, tant les faits qui s’y trouvent diffèrent de la situation de Mme Kavugho. Il va sans dire que la pertinence d’un précédent s’atrophie au fur et à mesure que la proximité des trames factuelles en jeu s’effrite; c’est précisément le cas ici avec la décision La Cruz Garcia. Dans cette affaire, le demandeur occupait un poste d’analyste bien rémunéré, recherchait un permis d’études pour venir apprendre l’anglais au Canada, et se trouvait à devoir quitter à la fois son emploi et sa famille pour venir étudier au Canada. De plus, la preuve y faisait clairement état d’un manque à gagner au niveau des ressources financières du demandeur. Ainsi, c’est sur la foi d’une longue liste d’insuffisances que l’agent des visas avait alors fondé ses doutes quant à l’intention du demandeur de quitter le Canada au terme des études envisagées. Dans le cas de Mme Kavugho, l’Agent ne disposait pas de ce type de preuves permettant, à plusieurs niveaux, d’appuyer sa conclusion sur l’insuffisance des ressources financières invoquée.

[20]  Deuxièmement, il n’y avait simplement aucun fait présenté à l’Agent qui suggérait que Mme Kavugho resterait au Canada illégalement à la fin de sa période d’études autorisée. Les preuves pointaient plutôt dans la direction opposée et démontraient en fait le contraire. En juillet 2017, Mme Kavugho avait soumis une lettre d’intention dans laquelle elle étaye sa motivation pour poursuivre des études doctorales au Canada. Or, elle y écrivait expressément qu’elle souhaite contribuer à son pays d’origine avec l’expertise en tant qu’ingénieure chimiste qu’elle développera durant ses études, qu’elle veut étudier et acquérir de l’expérience au Canada pour être plus efficace dans son pays lorsqu’elle y retournera, et que la population de son pays compte sur des gens comme elle qui ont l’occasion de fréquenter des institutions académiques dans les pays développés. Tout dans cette lettre reflète la volonté et l’intention de Mme Kavugho de quitter le Canada une fois ses études complétées.

[21]  Par ailleurs, la déclaration de soutien financier requise par le gouvernement du Québec prévoit un engagement de couvrir tous les coûts relatifs au séjour d’études, y compris les frais de logement, nourriture et vêtement, les droits de scolarité, ainsi que les frais de transport vers le pays d’origine ou une autre destination à la fin du séjour au Québec. De plus, la lettre du GAB de février 2017 stipule expressément que Mme Kavugho « devra retourner promptement en RDC pour continuer, au sein du GAB, au développement de l’agro-industrie ». Ainsi, non seulement Mme Kavugho a-t-elle explicitement énoncé dans ses lettres explicatives qu’elle partirait à la fin de ses études, mais le document du GAB et le formulaire du gouvernement du Québec autorisant ses études contenaient également des affirmations à cet effet.

[22]  En l’absence d’éléments de preuve suggérant ou permettant d’inférer un risque de ne pas quitter le Canada ou un manque d’attachement avec son pays de résidence ou son pays d’origine, et en présence d’éléments indiquant précisément le contraire, une justification pour la conclusion de l’Agent s’imposait. Or, il n’y en a aucune.

[23]  Il est bien connu qu’un décideur n’a pas à explicitement faire état de chacun des détails et des facettes d’un enjeu en prenant sa décision. Un décideur est présumé avoir pesé et considéré toutes les preuves qui lui ont été présentées à moins que le contraire n’ait été déterminé (Newfoundland Nurses au para 16; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1993] ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1). Néanmoins, il est également acquis que des preuves contradictoires ne doivent pas être négligées. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’éléments clés sur lesquels s’appuie le décideur pour arriver à ses conclusions. Bien que les raisons ne doivent pas être scrutées à la loupe par la Cour, un décideur ne peut pas agir « sans tenir compte des preuves » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez] aux para 16-17). Ainsi, une déclaration générale affirmant qu’un décideur a examiné l’ensemble de la preuve ne suffira pas lorsque les éléments de preuve dont il n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion (Cepeda-Gutierrez au para 17). Lorsqu’un tribunal passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire, la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. C’est le cas ici.

[24]  Considérant les énoncés précisant que Mme Kavugho allait partir à la fin de son séjour, et l’absence de preuve à l’effet contraire, l’Agent ne pouvait pas raisonnablement conclure que Mme Kavugho n’allait pas quitter le Canada à la fin de ses études sans avoir mentionné et discuté les preuves contradictoires au dossier. Il avait l’obligation de fournir une analyse expliquant pourquoi il préférait faire passer ses propres conclusions avant la preuve devant lui. Il ne l’a pas fait, et cela suffit pour justifier l’intervention de la Cour. Même si un agent des visas peut se fonder sur le bon sens et la raison dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, cela ne l’autorise aucunement à rester sourd à la preuve soumise et non contredite.

[25]  La jurisprudence reconnaît d’ailleurs qu’une conclusion pour laquelle il n’y a pas de preuves devant le décideur pourra être annulée par une cour de révision parce qu’elle aura alors été tirée sans tenir compte du matériel présenté au tribunal (Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c Healy, 2003 CAF 380 au para 25). Les constatations de faits pour lesquelles le tribunal ne dispose pas d’éléments de preuve figurent d’ailleurs parmi les motifs prévus à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 pour justifier l’intervention de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 aux para 34-40).

[26]  Aussi large que puisse être l’éventail des résultats possibles et raisonnables ou le degré de latitude de l’Agent, je conclus que les conclusions de faits de l’Agent concernant le permis d’études de Mme Kavugho n’en font pas partie. Les motifs de l’Agent sont incompréhensibles parce qu’il n’y a pas de preuves au dossier pour les appuyer et ils semblent complètement arbitraires à la lumière des preuves présentées. Pour emprunter les mots de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 27, la Décision de l’Agent porte ici plusieurs « traits distinctifs du caractère déraisonnable  ».

IV.  Conclusion

[27]  Le refus de l’Agent à accorder un permis d’études à Mme Kavugho ne représente pas un résultat raisonnable en regard du droit applicable et des preuves au dossier. Aux termes de la norme de la décision raisonnable, la Cour doit intervenir si la décision qui fait l’objet d’un contrôle judiciaire n’appartient pas aux issues possibles et acceptables en regard des faits et du droit. C’est le cas ici. Par conséquent, je dois accorder la demande de contrôle judiciaire de Mme Kavugho et retourner sa demande de permis d’études pour un nouvel examen par un autre agent des visas.

[28]  Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier. Je suis d’accord qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT au dossier IMM-4252-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée, sans dépens.

  2. La décision du 10 août 2017 de l’agent des visas rejetant la demande de permis d’études de Mme Sophie Mission Kavugho est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour un nouvel examen par un autre agent des visas.

  4. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

 « Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4252-17

 

INTITULÉ :

SOPHIE KAVUGHO-MISSION c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

QUÉBEC (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

Serge Bahati Muvanira

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Thi My Dung Tran

 

POUR LE DÉFENDEur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Serge Bahati Muvanira

Avocat

Québec (Québec)

 

Pour lA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR le DÉFENDeur

 

 

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