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Date : 20180606


Dossier : IMM-4659-17

Référence : 2018 CF 585

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2018

En présence de monsieur le juge Mandamin

ENTRE :

CHRISTOPHER GREGORY

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  M. Christopher Gregory [le demandeur] demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par l’agente principale d’immigration Anne Dello [l’agente] le 18 octobre 2017, dans laquelle elle refuse d’accueillir la demande de résidence permanente du demandeur présentée au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire [demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire].

[2]  Après examen, j’ai décidé d’accorder le contrôle judiciaire.

II.  Les faits

[3]  Le demandeur est un homme de 57 ans qui est né en Jamaïque et qui a la citoyenneté jamaïcaine.

[4]  Le demandeur est venu au Canada en 1981 pour rendre visite à sa mère. Le demandeur s’est ensuite rendu aux États-Unis, où il a présenté une demande de visa d’étudiant canadien, puis est de nouveau rentré au Canada en entamant des études en tant que technicien en électricité. Le demandeur a quitté l’école en 1985 et a commencé à travailler dans le domaine de la construction, puis il a suivi un programme d’apprentissage pour devenir électricien.

[5]  Le demandeur a épousé sa première épouse en 1986. Sa première épouse a parrainé sa demande de résidence permanente au Canada, qu’il a reçue le 29 juin 1987. Le demandeur et sa première épouse n’ont pas eu d’enfants et ont divorcé en 1989. Vers 1989, le demandeur a rencontré la femme qui deviendra plus tard sa seconde épouse, qu’il épousera le 4 juillet 1992. Le demandeur est alors devenu le beau-père de Stephanie, la fille de sa seconde épouse (qui avait six ans à l’époque et qui est maintenant âgée de 32 ans). Le demandeur et sa seconde épouse ont eu un enfant, Nicole, qui est maintenant âgée de 28 ans.

[6]  Le demandeur a continué de travailler dans le secteur de l’électricité et possédait une grande entreprise comptant un certain nombre d’employés. En 1996, un projet pour lequel le demandeur avait été retenu comme sous-traitant pour effectuer les travaux d’électricité s’est heurté à des difficultés en raison des travaux inadéquats d’un autre sous-traitant (exigeant que les travaux soient refaits) et plus tard du défaut de paiement de l’entrepreneur général. En raison de ces problèmes, le demandeur a été incapable de payer ses employés et ses fournisseurs, ce qui l’a placé en situation de crise financière.

[7]  Le demandeur a vendu la plupart de ses biens : il a perdu sa maison et ses véhicules. Cette situation a mené à une rupture familiale : le demandeur s’est séparé de sa seconde épouse (bien qu’ils n’aient pas divorcé) et le demandeur a reçu l’ordre de ne pas communiquer avec elle. Au cours de cette période, le demandeur est devenu sans-abri et a été accusé d'avoir enfreint les conditions de sa probation (l’accusation a été ensuite retirée), ce qui l’a amené à passer un certain temps en détention (il a par la suite obtenu le pardon pour la condamnation qui avait donné lieu à la probation).

[8]  Le demandeur a ensuite emménagé avec un ami et s’est entendu sur des modalités de garde avec sa seconde épouse. En 1998, le demandeur a rencontré une autre femme, avec laquelle il a entamé une relation et démarré une société d’approvisionnement. Ils ont acheté une maison ensemble à Fort Erie vers 1999, et le demandeur a continué de voir ses filles tout en s’adonnant au passe-temps des cerfs-volants. Malheureusement, les activités d’approvisionnement du demandeur et de cette femme ont subi un ralentissement entre 2001 et 2003, ce qui les a forcés à vendre leurs stocks et, par la suite, leur maison.

[9]  Comme il vivait dans une ville frontalière, le demandeur avait des liens au Canada et aux États-Unis [É.-U.]; il a alors commencé à effectuer des travaux de rénovation dans les deux pays à compter de 2003. Bien que la plus grande partie de ce travail ait été effectuée aux États-Unis, le demandeur s’est assuré de rester au Canada pendant suffisamment de jours pour conserver sa résidence permanente.

[10]  Pendant qu’il vivait aux É.-U. (Buffalo), le demandeur affirme qu’il a commencé à faire fréquemment la fête, à consommer de l’alcool en excès et à consommer des substances illicites. Le demandeur a donc été inculpé en 2007 et a plaidé coupable à une accusation américaine de possession de cocaïne. Le demandeur a également omis de se conformer aux conditions de sa probation (il n’a pas respecté l’exigence d’effectuer du service communautaire) et un mandat d’arrestation a été délivré en mai 2008.

[11]  À l’automne 2008, le demandeur a eu des relations sexuelles avec une femme de 15 ans, sa voisine. Le demandeur a ensuite été arrêté et inculpé, puis il a plaidé coupable à l’accusation américaine de tentative d’acte criminel à caractère sexuel au troisième degré. Le demandeur a été condamné le 2 avril 2009 à une peine d’emprisonnement déjà purgée (un peu plus de cinq mois) pour cette accusation et pour le manquement à la probation.

[12]  Le demandeur a ensuite été détenu dans un centre de détention des services d’immigration des États-Unis, puis expulsé au Canada en juin 2009. À son retour au Canada, le demandeur a été détenu dans un centre de détention pour immigrants et a été déclaré interdit de territoire par la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] le 16 juillet 2009 (le demandeur ayant admis les faits entourant son infraction). En raison de cette interdiction de territoire, le demandeur a perdu son statut de résident permanent et a été frappé d’une mesure d’expulsion.

[13]  Le demandeur a été libéré de la détention aux fins de l’immigration le 24 juillet 2009 après que sa mère eût versé un cautionnement de 5 000 $. Ensuite, il est allé vivre avec sa mère et a commencé à renouer avec ses filles et ses petits-enfants (Stephanie a un fils et Nicole a une fille).

[14]  Le demandeur a interjeté appel de la conclusion de son interdiction de territoire auprès de la Section d’appel de l’immigration [SAI] pour que les facteurs d’ordre humanitaire soient pris en considération, mais la SAI a confirmé la conclusion d’interdiction de territoire de la SI. Le demandeur a également expliqué, dans sa demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, en quoi la personne qu’il a choisie pour l’aider dans ses démarches (qui n’était pas un avocat, un parajuriste ou un consultant en immigration) lui a fourni une aide inefficace.

[15]  Le demandeur s’était présenté continuellement depuis sa mise en liberté initiale de la détention aux fins de l’immigration, mais il a omis de le faire une fois en décembre 2011, puis une autre fois en février 2012. En raison de ces manquements, un mandat d’immigration a été délivré contre le demandeur.

[16]  Le 16 juin 2012, alors qu’il quittait la station Don Mills de la TTC, le demandeur a trébuché et est tombé face contre terre, provoquant une soudaine perte de vision. Les ambulanciers paramédicaux et la police sont arrivés sur les lieux, ont prodigué des soins au demandeur, puis il a été arrêté sur la base de son mandat d’immigration non exécuté. Selon le demandeur, sa douleur oculaire s’est poursuivie en détention; une partie de sa vision est revenue, puis a disparu à nouveau. Bien qu’il ait soulevé ces préoccupations, il affirme qu’il n’a pas été amené à recevoir un traitement médical avant le 15 août 2012. Le demandeur a été reconnu comme étant aveugle au sens de la loi en raison du glaucome causé par l’incident, souffrant d’une perte totale de vision dans l’œil gauche et lui restant très peu de vision dans l’œil droit.

[17]  Le demandeur a continué d’être détenu dans un centre pour immigrants à la suite de l’incident de juin 2012 jusqu’au 3 avril 2013, date à laquelle le Programme de cautionnement de Toronto a pu l’aider à obtenir sa libération.

A.  La demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire

[18]  Le défendeur a reçu la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire du demandeur le 2 décembre 2016.

[19]  Dans ses observations, le demandeur a soulevé son établissement au Canada, son manque de liens avec la Jamaïque, l’intérêt supérieur de l’enfant (son petit-fils), sa relation étroite avec sa famille et ses amis au Canada ainsi que son état de santé. Le demandeur a souligné l’aide qu’il reçoit de sa famille et de ses amis en raison de ses déficiences visuelles et de tous les aménagements accessibles à Toronto pour les personnes malvoyantes qui n’existent pas en Jamaïque.

[20]  Dans ses observations sur la question de l’interdiction de territoire, le demandeur accepte clairement la responsabilité de son comportement illégal antérieur, exprime des remords pour ce qu’il a fait et décrit son changement de comportement.

[21]  En ce qui concerne l’établissement, le demandeur fait valoir son emploi et ses passe-temps antérieurs au Canada ainsi que sa relation étroite avec ses amis et sa famille (au soutien desquels de nombreuses lettres ont été fournies). Le demandeur et sa mère décrivent la façon dont le demandeur aide à la soutenir en raison de son âge et de sa santé, tandis que sa mère l’aidant avec sa perte de vision.

[22]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, le demandeur soutient qu’il entretient une relation étroite avec son petit-fils et qu’il le conseille et l’aide activement, lui et sa mère (la belle-fille du demandeur qui, selon lui, est aux prises avec des problèmes de dépendance).

[23]  Quant à la question de son état de santé, le demandeur affirme qu’il sera confronté à des obstacles en tant que personne aveugle en Jamaïque, car il manque d’infrastructures physiques et juridiques adaptées et destinées aux personnes handicapées. Le demandeur fournit la correspondance de deux universitaires à ce sujet.

[24]  Une lettre provient d’un universitaire jamaïcain, titulaire d’un doctorat et spécialiste des handicaps et du développement (agissant à titre de conseiller pour des clients comme le Programme des Nations Unies pour le développement et auteur de publications, dont quatre sur la situation des personnes handicapées en Jamaïque). Cette lettre indique que les services médicaux et sociaux offerts aux personnes handicapées en Jamaïque sont inadéquats et que la législation en matière de handicap qui est en voie d’élaboration demeure inapplicable en ce moment; elle fait par ailleurs ressortir le manque de possibilités d’emploi ainsi que l’aide financière très limitée (15 $ par moi si elle est approuvée, à peine de quoi combler les besoins alimentaires pour une 1,5 semaine) offertes aux personnes handicapées.

[25]  La seconde lettre provient d’un expert-conseil en accessibilité d’une société d’ingénierie canadienne, titulaire d’une maîtrise ès arts en réadaptation et d’une certification à titre de spécialiste de l’orientation et de la mobilité. L’expert-conseil a agi à titre de consultant et d’auditeur en conception accessible pour un certain nombre de projets en Ontario, y compris des mandats déjà réalisés avec Metrolinx et Go Transit. Cette lettre décrit la législation actuelle en Ontario portant sur les exigences d’accessibilité pour les personnes handicapées et les protections juridiques contre la discrimination. La lettre explique ensuite les dispositifs d’accessibilité pour les personnes aveugles qui se trouvent dans la région du Grand Toronto (y compris les réseaux de transport en commun à Toronto).

[26]  De plus, le demandeur fournit une lettre de l’Institut national canadien pour les aveugles [INCA] qui décrit les services qu’il a utilisés et les services qu’il pourrait utiliser en Ontario s’il avait une assurance-maladie à titre de résident permanent ou de citoyen. Le demandeur fournit également une lettre de son médecin qui indique que son état ne s’améliorera pas et ne fera que se détériorer au fil du temps.

[27]  En ce qui concerne les articles de presse, le demandeur fournit :

  • i) des articles sur la discrimination alléguée à l’égard des personnes handicapées en Jamaïque (un adulte aveugle et un jeune handicapé);

  • ii) un article doutant que les nouvelles initiatives en matière de déficiences visuelles soient couronnées de succès, puisque les initiatives antérieures ont échoué, tout en rapportant des accidents de la route ayant causé des blessures et la mort de piétons malvoyants;

  • iii) un article sur la prévalence du glaucome et de la cécité en Jamaïque qui parle d’un programme de bénévolat dans le cadre duquel des médecins nord-américains viennent en Jamaïque pour effectuer des chirurgies sur une période d’une semaine chaque année;

  • iv) un article d’opinion faisant remarquer qu’il y a environ 27 000 Jamaïcains qui sont aveugles et qu’il y a une pénurie d’optométristes (le ratio actuel est d’environ un optométriste pour 165 000 Jamaïcains).

III.  La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[28]  L’agente a rendu sa décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la décision] le 18 octobre 2017, en utilisant le format standard du document relatif aux motifs d’ordre humanitaire. Elle y établit que la mère, la fille et la belle-fille du demandeur se trouvent au Canada, tandis qu’un frère et trois belles-sœurs ne sont pas au Canada. L’agente n’a pas rempli la section 4 (dans lequel les facteurs énoncés dans la demande dont il faut tenir compte sont normalement énumérés) et est plutôt directement passée aux motifs de la décision.

[29]  L’agente note d’abord qu’il incombe au demandeur de convaincre l’agent et que le demandeur a soulevé son établissement, sa famille, l’intérêt supérieur de l’enfant et les soins médicaux en Jamaïque comme facteurs à prendre en considération. L’agente décrit ensuite les antécédents du demandeur depuis son arrivée au Canada jusqu’à sa perte de vision en 2012. L’agente déclare enfin qu’elle a lu et tenu compte de l’ensemble des observations du demandeur et qu’elle n’est pas convaincue qu’il existe des motifs d’ordre humanitaire justifiant l’octroi de sa demande.

[30]  À ce stade, l’agente traite ensuite séparément de chacun des facteurs d'ordre humanitaire qui ont été soulevés.

[31]  Pour ce qui est de l’établissement, l’agente affirme que même si le demandeur est au Canada depuis plus de 35 ans, il n’a pas fourni suffisamment de preuves au sujet de son emploi et de ses finances antérieurs (p. ex. déclaration de revenus, propriété d’entreprise). L’agente était d’avis que, compte tenu de cette longue période, le demandeur devrait disposer de plus de documents pour étayer ses déclarations. De même, l’agent affirme qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve concernant son travail aux États-Unis et permettant de savoir s’il a effectivement maintenu sa résidence au Canada. L’agente reconnaît que la cécité partielle du demandeur réduit ses perspectives d’emploi, mais elle accorde du poids à une lettre indiquant que le demandeur et son frère ont lancé une entreprise. Toutefois, l’agente réduit considérablement le poids de la lettre, car elle n’est pas datée, non signée, sans pièce d’identité, et ne fournit aucun autre détail sur cette entreprise. Enfin, l’agente accorde un certain poids à la participation du demandeur à sa collectivité, comme le groupe de soutien auquel il participe après avoir contracté l’hépatite C.

[32]  Concernant le facteur des liens familiaux, l’agente fait remarquer que le demandeur et sa mère comptent l'un sur l'autre en raison de leur situation respective (l'âge ou la perte de vision, selon le cas) qui, selon l’agent, vaut « un certain poids ». L’agente note ensuite que, bien que le demandeur affirme que les choses sont tendues avec ses filles, il affirme également qu’elles ne veulent pas qu’il quitte le pays et qu’elles entretiennent une relation continue avec lui. L’agente observe toutefois que ses filles n’ont fourni aucune lettre à ce sujet.

[33]  En ce qui concerne la fille biologique du demandeur, l’agente note que la SAI a déclaré en 2011 qu’il ne savait pas où se trouvait sa fille, qu’il l’avait vue pour la dernière fois en 2006 et qu’elle ne dépendait pas de lui pour obtenir un soutien affectif ou financier. L’agente conclut ensuite qu’elle n’est pas convaincue qu’il existe une interdépendance avec la fille biologique qui lui causerait des difficultés si le demandeur était renvoyé.

[34]  En ce qui concerne la belle-fille du demandeur, l’agent souligne le fait qu’elle a été hospitalisée en 2014 et que le demandeur s’est rendu à Hamilton pour lui rendre visite et prendre soin d’elle à plusieurs reprises. L’agente fait remarquer que le demandeur affirme que la lettre du travailleur social confirme qu’il a pris soin de sa belle-fille, sauf que l’agente précise que la lettre fait référence à une date d’admission différente et ne fait référence au demandeur qu’en des termes adressés au lecteur de la lettre selon lesquels le travailleur social mentionne qu’il sera reconnaissant de toute aide que le lecteur pourra apporter au demandeur. Cependant, l’agente ajoute qu’une autre lettre décrit la façon dont le demandeur a aidé sa belle-fille, même avec sa cécité partielle. L’agente affirme que même si elle accorde du poids à l’aide que le demandeur apporte à sa belle-fille, elle n’est pas convaincue que son renvoi du Canada lui causera des ennuis, étant donné qu’ils vivent dans des villes différentes (Hamilton et Toronto) et que la belle-fille devrait avoir accès à des ressources qui l’aideront dans sa réadaptation sans l’aide du demandeur.

[35]  En ce qui concerne le facteur de l’intérêt de l’enfant, l’agente affirme que, bien qu’il soit important, il n’est pas nécessairement déterminant. Après avoir mentionné les problèmes de dépendance de la belle-fille et les difficultés éprouvées par le petit-fils, l’agente décrit la façon dont le demandeur aide son petit-fils en discutant avec lui et comment il lui fournit également un soutien financier à l’occasion. L’agente conclut que le demandeur a fourni des renseignements insuffisants pour démontrer en quoi son renvoi nuira à l’intérêt supérieur du petit-fils, puisqu’ils pourront continuer de se parler au téléphone comme ils le font actuellement, qu’ils résident à plus de 100 km l’un de l’autre et compte tenu de la perte de vision du demandeur, il ne peut qu’y avoir des limites à la capacité du demandeur de lui fournir de l’aide, que le demandeur n’a pas fait de déclarations étayant suffisamment le fait qu’il fait partie intégrante de la vie de son petit-fils et que son renvoi nuira à l’intérêt supérieur de ce dernier.

[36]  Quant à la perte de vision du demandeur, l’agente affirme que le demandeur aura bel et bien certaines difficultés à s’adapter à la vie en Jamaïque pendant un certain temps, mais comme le demandeur était en mesure de se rendre à Hamilton, il n’y a pas d’éléments de preuve suffisants démontrant qu’il ne pourra s’adapter à la vie en Jamaïque. L’agente laisse également entendre que la mère du demandeur, qui, de toute évidence, s’occupe beaucoup de lui, pourrait l’accompagner en Jamaïque jusqu’à ce qu’il soit acclimaté.

[37]  L’agente affirme ensuite qu’après avoir consulté des documents publics, elle connaît l’existence de mesures d’aide financière dont disposent les Jamaïcains en situation vulnérable et qu’il existe une nouvelle Société de la Jamaïque pour les aveugles qui a démarré ses activités en janvier 2017, soit à une date ultérieure à celle de la lettre provenant de l’expert décrivant les mauvaises conditions en Jamaïque pour les personnes handicapées. L’agente accepte la présomption selon laquelle l’accessibilité des services au Canada est meilleure qu’en Jamaïque, mais fait remarquer que la Jamaïque possède aussi quelques services tels que : la législation sur les mesures d’adaptation visant les personnes handicapées qui n’a toujours pas été mise en œuvre; les soins de santé sont universels; une baisse des signalements de problèmes rencontrés par les personnes handicapées a été observée dans les établissements d’enseignement supérieur; il existe des subventions (d’environ 420 CAD) qui peuvent être octroyées aux personnes handicapées pour les aider à se procurer des appareils d’assistance ou à démarrer une petite entreprise. L’agente conclut ensuite qu’ils accordent de l’importance aux difficultés qui pourraient survenir au moment du renvoi.

[38]  Quant à la question de l’interdiction de territoire, l’agente prend note des condamnations aux États-Unis pour des relations sexuelles avec une jeune de 15 ans et la possession de cocaïne. L’agente affirme que le demandeur n’a fait l’objet d’aucune accusation depuis ces infractions antérieures aux États-Unis, ce qui joue en sa faveur, et que le demandeur éprouve des remords et renoue avec sa famille. L’agente souligne ensuite qu’on [traduction] « ne saurait sous-estimer la gravité et le caractère odieux du crime » et fait remarquer que même si le demandeur a inscrit un plaidoyer de tentative d’acte criminel à caractère sexuel, la SAI a affirmé qu’il avait eu des relations sexuelles orales avec une personne de moins de 17 ans et que la déclaration de la plaignante de 15 ans alléguait les faits suivants : qu’ils avaient eu des relations tant orales que vaginales; qu’il savait qu’elle était mineure; qu’ils avaient déjà eu des conversations de nature sexuelle; le demandeur a dit qu’il avait 37 ans alors qu’il en avait 47. L’agente conclut ensuite que, compte tenu de l’âge de la plaignante, des événements qui entourent l’événement et de la gravité de la déclaration de culpabilité, le casier judiciaire du demandeur constitue un poids important jouant contre sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[39]  L’agente conclut qu’après avoir examiné les renseignements fournis, mené des recherches supplémentaires et pesé les motifs invoqués, elle n’est pas convaincue que les motifs d’ordre humanitaire sont suffisants pour accorder la demande.

IV.  Les questions en litige

[40]  Le demandeur soutient que la décision était déraisonnable pour deux raisons : premièrement, l’évaluation des difficultés découlant d’un retour en Jamaïque avec une cécité partielle était déraisonnable; deuxièmement, l’agente a indûment fait fi des besoins de réadaptation du demandeur.

[41]  Le défendeur soutient que la décision de l’agente était raisonnable, car elle bénéficiait d’un pouvoir discrétionnaire pour soupeser les différents facteurs et elle a évalué l’état des soins de santé en Jamaïque de façon raisonnable.

[42]  La question en litige dans cette instance est de savoir si la décision était raisonnable ou non, en particulier en ce qui concerne :

  1. la cécité partielle du demandeur et l’effet de son renvoi en Jamaïque;

  2. la conclusion concernant les antécédents criminels et la réadaptation.

V.  Norme de contrôle

[43]  Tant le demandeur que le défendeur soutiennent que la norme de contrôle qui s’applique à la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de l’agente est celle de la décision raisonnable, puis rappellent ce que signifient une décision et des motifs raisonnables selon l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [l’arrêt Dunsmuir]; le demandeur fait également référence à l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [l’arrêt Newfoundland Nurses].

[44]  Je conviens que la norme générale de contrôle pour une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux paragraphes 42 à 44 [l’arrêt Kanthasamy]. Dans le cadre d’un contrôle de la norme de la raisonnabilité, la Cour doit se demander si la décision était justifiée, transparente, intelligible, et si elle appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir , au paragraphe 47. Dans l’arrêt Newfoundland Nurses, la Cour fait état de sa capacité à voir plus loin que les motifs sous examen et à examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable de la décision, bien que la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada confirme qu’une cour doit uniquement compléter les motifs donnés, mais qu’elle « ne peut faire abstraction des motifs effectivement fournis ou les remplacer »: Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 24; Newfoundland Nurses, au paragraphe 15.

VI.  Lois pertinentes

[45]  Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]

Objet en matière d’immigration

3 (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

[…]

h) de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne;

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

[…]

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[…]

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[…]

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

[…]

Application

(3) Les dispositions suivantes régissent l’application des paragraphes (1) et (2) :

[…]

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui, à l’expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées;

Objectives — immigration

3 (1) The objectives of this Act with respect to immigration are

[…]

(h)  to protect public health and safety and to maintain the security of Canadian society;

(i) to promote international justice and security by fostering respect for human rights and by denying access to Canadian territory to persons who are criminals or security risks;

[…]

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

Serious criminality

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

[…]

b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;

[…]

Application

(3) The following provisions govern subsections (1) and (2):

[…]

c) the matters referred to in paragraphs (1)(b) and (c) and (2)(b) and (c) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or foreign national who, after the prescribed period, satisfies the Minister that they have been rehabilitated or who is a member of a prescribed class that is deemed to have been rehabilitated;

VII.  Observations des parties

A.  Le demandeur

(1)  Les conditions en Jamaïque et au Canada pour les personnes malvoyantes

[46]  Le demandeur soutient que l’agente a été saisie de facteurs clairs qui font de sa cécité partielle une grave épreuve permanente, et non simplement une difficulté pour laquelle il y aura une période d’adaptation, comme le laisse entendre l’agente.

[47]  Le demandeur affirme que l’agente a recours à trois éléments pour justifier le caractère temporaire de cette difficulté par opposition à l’épreuve permanente, et ce , malgré la preuve qui lui a été soumise.

[48]  Premièrement, l’agente fait remarquer qu’il y a certains services en Jamaïque (centre de ressources de la vision, législation sur l’accessibilité en cours d’élaboration, tentative des écoles d’améliorer leurs aménagements, soins de santé et subvention de 420 CAD). Le demandeur affirme qu’il ne prétendait pas que des services limités n’existaient pas, mais que la nature et les limites de ces services représenteraient tout de même des difficultés. Le demandeur fait également remarquer qu’il a fourni une lettre d’un expert sur les handicaps en Jamaïque qui, de façon claire, explique les difficultés auxquelles sont confrontées les personnes handicapées en Jamaïque et prouve leur existence.

[49]  Deuxièmement, le demandeur affirme qu’il n’était pas raisonnable pour l’agente de conclure qu’il y avait peu d’éléments de preuve selon lesquels le demandeur serait incapable de s’adapter à la Jamaïque.

[50]  La dernière raison invoquée par le demandeur pour expliquer que l’agente a constaté de façon déraisonnable des difficultés plutôt que des épreuves était fondée sur la capacité du demandeur de voyager dans la région du Grand Toronto et les environs. L’agente semble conclure que, parce que le demandeur a pu se rendre de Toronto à Hamilton pour rendre visite à sa belle-fille lorsqu’elle était malade, il a la capacité de s’adapter à son retour en Jamaïque. Le demandeur, et je suis d’accord, souligne que cette conclusion est tout à fait contraire à l’argument que le demandeur tentait de faire valoir par son témoignage et ses observations. La lettre d’expert sur l’accessibilité en Ontario (y compris le transport en commun dans la région du Grand Toronto) indique qu’il existe de nombreuses installations qui permettent à une personne malvoyante d’utiliser le transport en commun.

[51]  Pour tous ces motifs, le demandeur affirme que la conclusion de l’agente selon laquelle le demandeur ferait face à seulement quelques difficultés temporaires, par opposition à des épreuves permanentes, était déraisonnable.

(2)  Les antécédents criminels du demandeur et sa réadaptation actuelle

[52]  Le demandeur affirme que l’agente n’a pas bien traité des questions de la criminalité et de la réadaptation. Le demandeur fait remarquer que même si l’agente mentionne l’absence de nouveaux antécédents criminels au cours des dernières années et les remords du demandeur, elle semble néanmoins se concentrer sur l’infraction criminelle plutôt que d’évaluer l’infraction en fonction de la réadaptation.

[53]  Le demandeur soutient ensuite que, dans une évaluation fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la réadaptation est importante et que tenir compte des antécédents criminels sans tenir aussi compte de la réadaptation constitue une erreur.

B.  Le défendeur

[54]  Le défendeur commence par faire remarquer que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire constituent une exception spéciale au régime d’immigration normal, et non pas un processus d’immigration régulier distinct, et que les épreuves habituelles liées au départ, en soi, ne justifient pas la prise de mesures spéciales.

(1)  Les soins de santé en Jamaïque

[55]  Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agente d’affirmer qu’il y aura une période d’adaptation au moment du renvoi vers la Jamaïque et que les difficultés seraient temporaires. Le défendeur soutient ensuite qu’il existe des éléments de preuve démontrant que des traitements et des services existent bel et bien en Jamaïque et que des dépenses ou des difficultés plus grandes pour les obtenir ne devraient pas être la norme sur laquelle devrait reposer la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.

[56]  L’intimé cite également un dossier de renvoi pour faire valoir que la disponibilité de meilleurs soins au Canada n’est pas un motif de report d’un renvoi : Gumbura c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 833 au paragraphe 14. Le paragraphe cité pour cette observation fait également expressément référence au fait que la conclusion de l’agente d’exécution était raisonnable étant donné que son pouvoir discrétionnaire limité ne vise pas à reproduire l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire et l’examen des risques avant renvoi.

[57]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’existence de soins de santé supérieurs au Canada ne peut faire l’objet d’une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, mais sous-entend plutôt, comme l’a fait le demandeur, qu’il faut déterminer si le demandeur subira des épreuves en raison des conditions en Jamaïque compte tenu de ses capacités et la façon dont il a été en mesure de vivre avec sa cécité partielle jusqu’à maintenant (p. ex. le degré d’accessibilité dans sa situation actuelle au Canada).

(2)  La Cour ne doit pas réévaluer la preuve.

[58]  Le défendeur soutient que la Cour ne doit pas peser de nouveau les éléments de preuve et c’est ce que le demandeur demande dans les faits en ce qui concerne ses antécédents criminels et sa réadaptation actuelle. Le défendeur soutient que même si un résultat différent pourrait être possible en se fondant sur la preuve, l’affaire ne doit être renvoyée pour réexamen que si la décision actuelle n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

VIII.  Analyse

[59]  L’agente a conclu que le retour du demandeur en Jamaïque ne lui imposerait aucune épreuve, mais seulement une période de difficultés et d’adaptation et qu’avec le soutien de sa mère âgée qui vit au Canada, le demandeur pourrait se familiariser avec son nouvel environnement. Les trois facteurs mentionnés par l’agente étaient les suivants : La Jamaïque n’était pas complètement dépourvue de services; il manquait d’éléments de preuve pour expliquer pourquoi le demandeur ne pourrait se réorienter en Jamaïque; puisque le demande pouvait se rendre à Hamilton pour voir sa belle-fille malade depuis sa résidence à Toronto, il avait atteint le degré d’indépendance requis pour bien gérer un renvoi vers la Jamaïque. Le problème de l’analyse faite par l’agente réside dans le fait que la preuve ne justifie pas sa conclusion.

[60]  Selon les témoignages d’experts, même si des services destinés aux personnes malvoyantes sont offerts en Jamaïque, ces services sont extrêmement limités. Le demandeur ne prétendait pas qu’aucun service n’était offert, mais soutenait plutôt que les services qui étaient offerts étaient si limités qu’en pratique, il n’y aurait probablement pas accès. Le rapport d’expert sur les droits des personnes handicapées en Jamaïque mène aux conclusions suivantes : [traduction]

  • i) « [l]e handicap est principalement considéré comme une identité minoritaire négative et marginalisée qui entraîne la stigmatisation, la discrimination et les iniquités »;

  • ii) les iniquités sont évidentes en ce qui concerne l’accès aux soins de santé et à l’emploi;

  • iii) les services sociaux de base pour les personnes malvoyantes sont inadéquats et desservent moins d’un cinquième de la population aveugle.

[61]  La preuve présentée à l’agente comprenait également une lettre d’un gestionnaire de l’INCA qui décrivait les défis et les risques pour des personnes comme le demandeur qui ont subi une perte de vision à l’âge adulte :

[traduction]

Retrouver un sentiment d’indépendance, ses capacités et sa confiance après avoir subi une perte de vision est un long processus, surtout pour les adultes cités précédemment comme M. Gregory. Grâce à la formation et au soutien des pairs, ils franchissent progressivement les étapes qui leur permettront de s’orienter à nouveau dans le monde et de faire face à l’isolement et à la frustration qui accompagnent les déficiences visuelles. Cependant, des environnements radicalement nouveaux et des changements majeurs dans la vie d’une personne – comme ceux que vivrait M. Gregory en Jamaïque, peuvent mettre les personnes aveugles et malvoyantes à rude épreuve quant à leur sécurité physique et à leur santé mentale.

[62]  De plus, la preuve comprend une lettre du médecin de M. Gregory. Il indique que M. Gregory a reçu un diagnostic de glaucome en stade final et que le stade très avancé de la maladie a entraîné une cécité complète dans l’œil gauche et une très petite île de vision dans l’œil droit. Le médecin écrit : [TRADUCTION] « [i]l devra être suivi toute sa vie pour son glaucome, il aura besoin de gouttes et d’une évaluation d’au moins six mois à l’aide de champs visuels. Il n’y aura pas d’amélioration de sa vision; le traitement consiste à essayer de maintenir le peu de vision qu’il lui reste. » Sans soutien médical et institutionnel continu, M. Gregory deviendra complètement aveugle.

[63]  L’agente a considéré que le voyage de M. Gregory à Hamilton était révélateur de son degré d’indépendance. Toutefois, l’agente était également saisie d’éléments de preuve au sujet des importantes mesures prises par la province de l’Ontario pour rendre la province plus accessible aux personnes handicapées, en particulier les mesures d’accessibilité de la régie régionale de transport en commun visant à mieux accueillir les personnes aveugles. En revanche, la preuve révélait l’absence de telles mesures en Jamaïque.

[64]  La mère de M. Gregory résume ce qui attend M. Gregory en Jamaïque : [TRADUCTION] « Je prends soin de lui tous les jours. Personne ne pourrait faire pareil en Jamaïque. Je ne voudrais pas qu’il y retourne. Il serait dans la rue, sans abri, sans aide. »

[65]  Bien qu’il incombe à l’agente de décider d’accorder ou non de l’importance à la preuve, la conclusion de l’agente selon laquelle le demandeur ne ferait face qu’à certaines difficultés dont la durée est limitée est injustifiée, à la lumière de la preuve. En outre, bien qu’il faille présumer que l’agente a tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, le fait que l’agente n’a pas abordé la possibilité que le demandeur puisse devenir complètement aveugle sans soutien médical et institutionnel revient à faire fi des épreuves auxquelles le demandeur pourrait être confronté au moment de son renvoi vers la Jamaïque.

[66]  Par conséquent, je conclus que la décision de l’agente est déraisonnable en raison des épreuves que subirait le demandeur à son retour en Jamaïque. Cette conclusion suffit en soi pour accorder un contrôle judiciaire.

[67]   L’agente a aussi fait jouer la condamnation criminelle du demandeur, soit son comportement sexuel avec une jeune fille de 15 ans, contre sa demande d’exemption pour motifs d’ordre humanitaire. L’agente a brièvement reconnu que le demandeur n’avait pas d’autres condamnations et qu’il avait exprimé des remords pour son comportement criminel antérieur. L’agente a ensuite ajouté : [TRADUCTION] « Cependant, on ne saurait sous-estimer la gravité et le caractère odieux du crime.  Compte tenu de la gravité de la condamnation, de l’âge de la victime et des événements qui ont mené à la condamnation, le casier judiciaire du demandeur joue un rôle prépondérant dans sa demande d’exemption. »

[68]  L’agente n’a guère tenu compte des observations du demandeur sur la réadaptation. Les propos de l’agente laissent entendre que le demandeur ne pouvait pas être admissible à une exemption pour motifs d’ordre humanitaire en raison de ses antécédents criminels.

[69]  À mon avis, l’agente était tenue de tenir compte de l’ensemble de la situation du demandeur, en plus d’évaluer et de soupeser sérieusement tous les facteurs, y compris la réadaptation. Affirmer simplement : [TRADUCTION] « J’ai aussi tenu compte du fait que le demandeur exprime des remords pour ses inconduites du passé » est une analyse qui laisse à désirer. L’agente a fait fi du choix des mots du demandeur pour exprimer ses remords, de son comportement depuis sa condamnation et les observations d’autres personnes au sujet du comportement du demandeur. L’agente s’est plutôt empressée de condamner l’infraction criminelle.

[70]  Je considère que l’agente a accordé un poids déraisonnable à la déclaration de culpabilité du demandeur au lieu de tenir pleinement compte de l’objet de l’article 25 de la LIPR. Dans la décision Sivalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185, le juge Sébastien Grammond a écrit ce qui suit :

[9]  Premièrement, l’analyse de l’agent est axée d’une façon déraisonnable sur le motif qui a entraîné l’interdiction de territoire de M. Sivalingam. Ce faisant, l’agent n’a pas donné effet à l’objectif de l’article 25 de la LIPR, qui est de permettre de mitiger « la sévérité de la loi selon le cas » (Kanthasamy, au paragraphe 19). Une interprétation de l’article 25 qui est axée de façon excessive sur la raison qui a rendu le demandeur interdit de territoire en vertu d’une disposition de la LIPR renforce la sévérité de la loi plutôt que de la mitiger et contrecarre l’objet de l’article 25 (Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479, au paragraphe 29). L’interprétation d’une disposition législative peut être déraisonnable si elle va à l’encontre de l’objectif poursuivi par le législateur en adoptant la disposition : Montréal (Ville) c Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 RCS 427, au paragraphe 42.

[71]  J’estime que le refus de l’agente d’accorder la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire était déraisonnable : premièrement, en raison de l’évaluation injustifiable des épreuves auxquelles le demandeur serait confronté au moment de son renvoi en Jamaïque et deuxièmement, en accordant un poids important à la condamnation du demandeur, tout en tenant compte sommairement de la preuve concernant la réadaptation.

[72]  Sur un point technique, l’intitulé de la cause la présente demande indique que le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Bien qu’il s’agisse du nouveau nom du ministre et du ministère (le nom de fait), le nom légal de l’intimé demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le nom de jure). Par conséquent, une ordonnance modifiant le nom du défendeur sera rendue dans le cadre de ce jugement.

IX.  Conclusion

[73]  J’accepte la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire pour qu’un autre agent d’immigration la réexamine.

[74]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé une question sérieuse d’importance générale à certifier, et je ne crois pas non plus que toute question devrait être certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4659-17

LA COUR STATUE que :

  1. la demande est accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent d’immigration pour un nouvel examen.

  2. Aucune question grave d’importance générale n’est certifiée.

  3. Le nom du défendeur est remplacé par celui du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

« Leonard S. Mandamin »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4659-17

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER GREGORY c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 MAI 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUIN 2018

 

COMPARUTIONS :

Simon Wallace

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarten, Wallace

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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