Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180601


Dossier : T-170-17

Référence : 2018 CF 572

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er juin 2018

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

LIPSETT CARTAGE LTD.

demanderesse

et

DEAN WILLIAM JACOB ELIAS ET

T.F. (TED) KOSKIE À TITRE DARBITRE NOMMÉ EN VERTU DU PARAGRAPHE 251.12(1) DU

CODE CANADIEN DU TRAVAIL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il sagit dune demande de contrôle judiciaire visant une décision rendue par un arbitre portant sur un appel en matière de recouvrement de salaire en vertu de la partie III du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2 (le Code). Dans sa décision du 6 janvier 2017, larbitre a conclu que Dean William Jacob Elias (Elias ou le défendeur) était un employé de Lipsett Cartage Ltd. (la demanderesse ou Lipsett) et quil avait été injustement renvoyé, faisant en sorte que certains montants lui étaient dus.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Les faits

[3]   La demanderesse, Lipsett, est une entreprise de camionnage établie à Regina, en Saskatchewan. Lentreprise compte 10 employés (dont un répartiteur, des employés datelier et un commis à la comptabilité), 35 exploitants à contrat et 8 chauffeurs contractuels. Le président de lentreprise, Glenn Lipsett, a indiqué dans son témoignage que les chauffeurs contractuels sont des personnes qui conduisent un camion appartenant à Lipsett. Ces personnes sont rémunérées à raison de 22 % [TRADUCTION] « de la charge payée ». Par ailleurs, les exploitants à contrat sont des personnes qui possèdent leur propre camion. Sils tirent une remorque appartenant à Lipsett, ils reçoivent 75 % de la charge payée, et sils tirent leur propre remorque, ils reçoivent 85 % de la charge payée.

[4]  Lentreprise ne considère pas les exploitants à contrat et les chauffeurs contractuels comme étant des employés. Il ny a pas de contrat écrit. Une entente verbale existe depuis près de 34 ans et elle est identique pour tous les chauffeurs. Selon la directrice, Zoe Lipsett, la demanderesse fournit des T4 aux chauffeurs, conformément à la demande de lAgence du revenu du Canada (lARC). La demanderesse verse également une part des impôts et des taxes exigibles au nom des chauffeurs pour les aider dans leurs rapports avec lARC.

[5]  Le défendeur, Elias, a déclaré que sa première journée de travail pour Lipsett avait eu lieu le 3 mars 2014 et que sa dernière journée de travail avait eu lieu le 2 février 2015. Elias avait postulé pour Lipsett sur la recommandation de son père, qui travaillait aussi pour Lipsett. Cependant, il arrivait souvent quElias ne pouvait pas travailler ni le vendredi ni le lundi pour emmener son épouse chez le médecin. Glenn Lipsett a déclaré quil sagissait dun problème puisquil était difficile de ramener Elias chez lui et que, souvent, un camion devait faire des détours pour dépanner Elias. Glenn Lipsett a dit ne pas se rappeler les détails ayant mené à la cessation de lentente, mais a indiqué quElias prenait trop de congés, quil [TRADUCTION] « devenait difficile de gérer sa situation » et que lentreprise subissait des pertes lorsquun camion nétait pas sur la route. Zoe Lipsett a déclaré que lentreprise avait mis fin à lentente parce quElias ne travaillait pas du mieux quil pouvait, quil malmenait le matériel (p. ex. en laissant le moteur tourner pendant plus de 12 heures) et quil manquait de disponibilités.

[6]  Elias a été surpris de la décision de Lipsett de mettre fin à lentente. Il a ensuite déposé une plainte, datée du 2 mars 2015, en vertu de larticle 251.01 du Code, alléguant que Lipsett avait omis de lui verser un salaire ou dautres montants dus en vertu du Code. Linspecteur était davis que la plainte était fondée et a adressé un ordre de paiement le 21 mars 2016, ordonnant à Lipsett de payer 5 525,30 $ (pour les heures supplémentaires, lindemnité de congé et la rémunération tenant lieu de préavis) au receveur général du Canada. Lipsett a interjeté appel de lordre de paiement le 31 mars 2016. Lappel de l’ordre de linspecteur a été instruit par larbitre le 25 juillet 2016.   

III.  Décision faisant lobjet du contrôle

[7]  Larbitre déclare dabord quil a examiné la jurisprudence et quil ny a pas de critère concluant qui puisse être appliqué uniformément à chaque cas pour déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant. Larbitre a décidé de suivre un processus en deux étapes : 1) décider de lintention des parties, [TRADUCTION] « pour déterminer quel type de relation les parties entendaient créer »; 2) analyser les faits de laffaire pour déterminer si la réalité objective reflète cette intention. À la deuxième étape, les facteurs dont il a tenu compte étaient le contrôle sur le travail, la propriété des outils et du matériel, ainsi que la possibilité de profit et le risque de perte.

[8]  En ce qui concerne lintention des parties, larbitre a écrit ce qui suit dans sa décision : [TRADUCTION] « Je suis convaincu que Lipsett considérait Elias comme un entrepreneur indépendant. Cependant, je ne suis pas convaincu, daprès la preuve, que Lipsett a structuré la relation de façon à ce quElias soit considéré comme un exploitant indépendant. » Pour étayer cette conclusion, larbitre note que Lipsett a prélevé des retenues à la source sur ses paiements à Elias, a établi un T4, a inscrit Elias au régime privé dassurance-maladie de Lipsett et a délivré un relevé demploi (RE). Larbitre explique que [TRADUCTION] « la structure dun entrepreneur indépendant est telle quil ny aucune retenue à la source. Les T4 et les RE ne sont pas destinés aux entrepreneurs indépendants. » Larbitre a également conclu quElias [TRADUCTION] « sest toujours considéré comme un employé ».

[9]  Larbitre a ensuite analysé le facteur du contrôle sur le travail. Larbitre fait remarquer que Lipsett a fait valoir quElias avait autant de contrôle quun entrepreneur indépendant dans les circonstances. Elias soutient pour sa part que Lipsett a exercé un contrôle sur la façon dont son travail devait être effectué. Dans sa décision, larbitre écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « Il convient de noter que Glen a déclaré ce qui suit devant Elias : “ a) Si vous ne suivez pas la ligne de conduite de lentreprise, vous naurez pas de travail [...]” » En fin de compte, larbitre a tiré la conclusion suivante : [TRADUCTION] « Concernant la question du contrôle, la preuve me porte à croire quElias effectuait des tâches au même titre quun employé. »

[10]  Lors de lanalyse du facteur de la propriété des outils et du matériel, larbitre a tenu compte des outils et du matériel qui servaient à accomplir [TRADUCTION] l« essence » du travail effectué par Elias : conduire un camion et tirer une remorque qui soient tous deux bien équipés, bien entretenus et bien assurés. Larbitre constate que, sans ces outils, Elias naurait pas pu faire son travail de chauffeur. Larbitre estime que ce facteur milite en faveur d’Elias.

[11]  Enfin, larbitre a examiné le facteur de la possibilité de profit et du risque de perte. Larbitre a conclu quElias était obligé de travailler exclusivement pour Lipsett, quil était soumis au contrôle de Lipsett, quil ne détenait aucun investissement ni aucun intérêt dans les outils servant à accomplir ses tâches, quil nencourait aucun risque à travailler pour lentreprise et que son activité ne faisait pas partie de lorganisation de lentreprise de Lipsett. Larbitre a conclu que ce facteur militait en faveur d’Elias.

[12]  Larbitre a ainsi conclu que Lipsett devait 5 525,30 $ à Elias. Aucuns dépens nont été adjugés.

IV.  Les questions en litige

[13]  Cette affaire soulève les questions suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle qui sapplique?

  2. Y a-t-il eu manquement à léquité procédurale ou aux principes de justice naturelle?

  3. La décision de larbitre était-elle raisonnable?

V.  Observations de Lipsett

A.  Quelle est la norme de contrôle qui sapplique?

[14]  La demanderesse soutient que, conformément à la décision Bellefleur c Diffusion Laval Inc., 2012 CF 172 (la décision Bellefleur), la norme de contrôle applicable à la présente affaire est celle de la décision raisonnable en ce qui concerne les questions de fait, et celle de la décision correcte en ce qui concerne les questions déquité procédurale.

B.  Y a-t-il eu manquement à léquité procédurale ou aux principes de justice naturelle?

[15]  La demanderesse soutient que la décision rendue par larbitre va à l’encontre des principes de justice naturelle puisquil a tiré des conclusions quant à la crédibilité en labsence de preuve à lappui. Plus précisément, larbitre a conclu que le témoignage présenté à laudience nétait pas crédible, sans preuve du contraire. La demanderesse invoque le paragraphe 40 des motifs, où larbitre a conclu que le témoignage de la directrice de Lipsett nétait pas crédible :

[traduction]

Lipsett a fait valoir qu’elle avait effectué des retenues à la source et établi un T4 et un RE seulement parce que lARC le lui avait demandé. Zoe a déclaré que lARC avait fait cette demande parce quil arrive « souvent » que les chauffeurs contractuels « ne paient pas ». Je ne crois pas que ce témoignage soit crédible. Cela va à lencontre de ma compréhension de la loi. La structure de lentrepreneur indépendant est telle quil ny a pas de retenues à la source.

[16]  La demanderesse soutient quaucun élément de preuve ne contredit ce témoignage. La demanderesse soutient également que, bien que lexpertise et lexpérience soient au cœur de la norme de la décision raisonnable, en lespèce, larbitre a utilisé sa compréhension personnelle de la loi et de la politique de lARC concernant létablissement des T4, mais quelle était [TRADUCTION] « manifestement erronée ». À la note 20 de la décision Dynamex Canada Corp c MRN, 2010 CCI 17 (la décision Dynamex), la Cour a souligné que lentreprise Dynamex avait commencé à distribuer des T4A à la demande du ministre. La demanderesse soutient que larbitre nest ni un expert du droit fiscal ni un comptable et quil nétait pas en mesure de tirer une conclusion défavorable. La demanderesse soutient que cette erreur justifie un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.

C.  La décision de larbitre était-elle raisonnable?

[17]  La demanderesse fait valoir que la décision de larbitre est déraisonnable pour trois raisons : 1) il a pris une décision sans tenir compte de la preuve; 2) sa conclusion selon laquelle Elias était un employé était déraisonnable; 3) il na pas appliqué le critère de l« efficacité commerciale » aux faits.

(1)  Preuve non prise en compte

[18]  La demanderesse soutient que larbitre a pris une décision sans tenir compte de tous les éléments de preuve dont il disposait. La demanderesse affirme quil y avait des éléments de preuve selon lesquels Elias avait été embauché selon les mêmes modalités et de la même façon (contrat oral) que tous les autres chauffeurs contractuels. La demanderesse fait valoir que la preuve montre que le défendeur comprenait quil était embauché selon les mêmes conditions que son père, qui a également travaillé quelques années pour Lipsett. Dans son témoignage, Elias a indiqué quil connaissait la norme de lindustrie, ce qui va à lencontre des conclusions de larbitre dans sa décision.

[19]  Quant à lintention des parties au contrat, la demanderesse soutient que, dans la décision 2177936 Ontario Ltd c MRN, 2013 CCI 317, la Cour affirme au paragraphe 20 que, lorsque la preuve est contradictoire sur la nature de lentente, elle conclura que la preuve étaye lexistence d’intentions opposées quant à la relation entre les parties et quelle doit se fonder sur la réalité objective sous le « prisme » de cette intention. La demanderesse fait valoir quElias a déclaré [TRADUCTION] « quêtre son propre patron » était lun des facteurs qui lavait attiré vers lindustrie du camionnage. La demanderesse soutient par ailleurs que larbitre na pas tenu compte des intentions opposées.

[20]  Enfin, la demanderesse soutient quElias a déclaré quil était amer lorsque son contrat avec Lipsett avait été résilié. La demanderesse soutient que larbitre na pas considéré cette animosité lorsquil a rendu une décision sur la crédibilité du témoignage dElias.

(2)  Conclusion selon laquelle Elias était un employé

[21]  La demanderesse fait valoir que la conclusion de larbitre selon laquelle Elias était un employé nétait pas raisonnable. Dans ses motifs, larbitre a indiqué que le président de Lipsett avait déclaré ce qui suit : [traduction] « Si vous ne suivez pas la ligne de conduite de lentreprise, vous ne travaillerez pas. » La demanderesse soutient que cette déclaration est prise hors contexte et que ce nest pas ainsi que la réponse a été formulée. Le président a été interrogé sur la capacité des chauffeurs à répartir les charges et sur la façon dont lembauche a été effectuée. Lavocat de la demanderesse a posé la question suivante : [traduction] « [...] je suppose quil pourrait être difficile pour vous de répondre à cette question, mais si quelquun refusait de suivre la ligne de conduite de lentreprise, aurait-il un poste chez vous? ». Le président a répondu : [traduction] « Non. » Il sagissait dune réponse à une question générale, et non dune déclaration précise. La demanderesse soutient que larbitre sest fié outre mesure à cette partie de la déclaration.

[22]  La demanderesse fait valoir que, dans sa décision, larbitre a conclu que Lipsett avait donné à Elias des instructions sur le fret à livrer, la façon de le faire et lheure de livraison. La demanderesse prétend quil sagit dune conclusion déraisonnable compte tenu de la preuve fournie à laudience. D’après le témoignage de Zoe Lipsett, une fois que les camions sont chargés et partis, les conducteurs sont responsables de la livraison. Lentreprise demande aux chauffeurs d’appeler le matin pour dire où ils se trouvent, mais autrement ceux-ci sont laissés à eux-mêmes et sont maîtres de la situation. Ils peuvent faire une pause quand ils le veulent. Lors de son témoignage, Glenn Lipsett a été interrogé au sujet du contrôle et a été prié de donner un exemple dinstructions qui seraient données à un camionneur. La demanderesse affirme que larbitre a mal interprété la réponse à cette question pour conclure que Lipsett avait donné des instructions strictes. Cependant, ce nétait quune réponse à un scénario possible où un client indiquait que la livraison du fret était urgente. La demanderesse fait valoir que, dans la décision Big Bird Trucking Inc. c MRN, 2015 CCI 340 (la décision Big Bird), la Cour a conclu que le fait de tenir des journaux de bord, dinformer les chauffeurs de ce qui devait être expédié et de lendroit où il devait lêtre nétait pas suffisant pour conclure que lentreprise avait exercé un contrôle sur les chauffeurs. La demanderesse soutient que larbitre na pas tenu compte de la réalité de lindustrie du camionnage.

[23]  Contrairement aux conclusions de larbitre, la demanderesse soutient quElias ne tirait aucun revenu dun [traduction] « salaire exprimé en pourcentage », mais quil recevait plutôt un pourcentage de la valeur de chaque contrat de livraison. La demanderesse fait valoir quElias avait la possibilité de réaliser un profit grâce à une prime de 2 % et quil était responsable dune partie des affaires de lentreprise, par exemple sil recevait des amendes pour contravention. En ce qui concerne le risque de perte, la demanderesse soutient quElias a déclaré ce qui suit : « Je savais que, si le montant de mon chèque était peu élevé, cétait de ma faute. » La demanderesse fait également valoir que larbitre a eu tort de conclure quElias se limitait exclusivement à travailler pour Lipsett. Elias a affirmé le contraire, en déclarant quil pouvait occuper dautres emplois la fin de semaine, mais quil navait simplement jamais choisi de le faire.

[24]  La demanderesse affirme que, dans l’industrie du camionnage, la propriété des outils n’est pas en soi une indication de la nature de la relation entre les parties. Dans la décision Big Bird, la Cour a affirmé ce qui suit : « Laisser entendre que, parce qu’ils [les chauffeurs professionnels] n’étaient pas propriétaires des camions, ils étaient au service du propriétaire des camions, donne à penser qu’il n’y a qu’une seule entreprise en cause et qu’il s’agit de l’entreprise de transport. Ceci ne permet pas de reconnaître la possibilité que les chauffeurs puissent exploiter une entreprise qui offre des services de chauffeurs de camion. » Les outils du métier, comme les camions, sont souvent fournis à des chauffeurs professionnels indépendants dans l’industrie du camionnage.

[25]  Pour ce qui est de la possibilité de profit et du risque de perte, la Cour a déclaré dans la décision City Cab (Brantford-Darling St) Limited c MRN, 2009 CCI 218 (la décision City Cab), que la propriété d’un véhicule ne constituait pas un facteur déterminant du statut de l’employé. Dans cette affaire, les chauffeurs « n’ont pas investi, ou très peu ». Au paragraphe 23 de la décision, la Cour a déclaré ce qui suit :

Les perspectives de bénéfice et les risques de perte, selon les expressions employées à l’origine par W. O. Douglas, et plus tard par lord Wright, constituent un élément du critère en quatre volets, mais cet élément ne doit pas être nécessairement appliqué d’une manière technique, comme le voudrait l’intimé [...] Ici, les chauffeurs ne se distinguent pas, sur bien des points, des chauffeurs indépendants qui sont propriétaires de leurs véhicules. Les deux groupes peuvent recourir aux mêmes services d’appel et de répartition. Tous deux peuvent recourir de la même façon aux logotypes, aux enseignes et aux cartes de visite de l’entreprise. Tous deux travaillent de la même façon et dans la même zone géographique. L’unique différence importante est le fait que les chauffeurs indépendants sont propriétaires de leurs véhicules et de leurs permis, qu’ils paient eux-mêmes l’essence et les autres frais d’exploitation de leurs véhicules et qu’ils paient un droit hebdomadaire fixe à l’appelante, alors que les chauffeurs de l’entreprise ne sont pas propriétaires des véhicules ou des permis de taxi, et ne paient pas l’essence et les autres frais d’exploitation, mais plutôt versent à l’appelante un pourcentage de leurs recettes brutes. Il n’est pas contesté que les chauffeurs indépendants travaillent à leur propre compte. Je ne crois pas que le fait d’assumer les frais d’utilisation du véhicule et du permis qui l’accompagne, par le biais du pourcentage versé à l’appelante plutôt que par le fait d’être directement propriétaire du véhicule, constitue une distinction qui permette de conclure que les chauffeurs des véhicules appartenant à l’entreprise sont des employés. [Références omises]

(3)  Critère de l’« efficacité commerciale »

[26]  La demanderesse soutient que l’arbitre a pris sa décision sans tenir compte du critère de l’efficacité commerciale. Cette règle, expliquée par la Cour suprême dans l’arrêt M.J.B. Enterprises Ltd c Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] RCS 619, prévoit qu’il peut y avoir introduction, dans un contrat, de conditions implicites :

27 [...] 1) fondées sur la coutume ou l’usage; 2) en tant que particularités juridiques d’une catégorie ou d’un type particuliers de contrats; ou 3) fondées sur l’existence d’une intention présumée des parties, soit la condition implicite dont l’introduction est nécessaire « pour donner à un contrat de l’efficacité commerciale ou pour permettre de quelque autre manière de satisfaire au critère de l’observateur objectif, [condition] dont les parties diraient, si on leur posait la question, qu’elles avaient évidemment tenu son inclusion pour acquise » […]

[27]  La demanderesse prétend que l’arbitre n’a pas non plus tenu compte de la nature de l’entreprise visée par l’entente entre Lipsett et Elias. Par conséquent, l’arbitre n’était [TRADUCTION] « pas en mesure de tirer une conclusion éclairée quant à la nature de l’entente contractuelle conclue entre les parties ».

VI.  Analyse

A.  Quelles sont les normes de contrôle qui sappliquent?

[28]  Je conviens avec la demanderesse que la norme de contrôle applicable aux questions déquité procédurale est celle de la décision correcte et que la norme de contrôle qui sapplique à la décision de larbitre est celle de la décision raisonnable.

[29]  Dans la décision Bellefleur, la Cour a examiné les quatre facteurs énoncés dans larrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9. La Cour est alors arrivée aux conclusions suivantes : 1) il existe une forte clause privative aux paragraphes 251.12(6) et (7) du Code; 2) les arbitres ont une expérience et une connaissance approfondie du milieu des relations de travail et « bénéficient à ce chapitre dune plus grande expertise que cette Cour »; 3) les dispositions visées servent à favoriser le règlement rapide des différends et à permettre à lemployé de percevoir les sommes qui lui sont dues, le cas échéant.; 4) la question dont était saisi larbitre dans cette affaire était de nature purement factuelle, soit « de savoir si le demandeur a reçu lintégralité de la rémunération à laquelle il avait droit », ce qui invite à la plus grande déférence. En se prononçant sur ces facteurs, la Cour en est arrivée à la conclusion suivante dans la décision Bellefleur : « Bref, compte tenu des critères énoncés ci-haut, la norme de contrôle applicable ne peut être que celle de la décision raisonnable. » Le caractère raisonnable dune décision, comme il en a été jugé dans larrêt Dunsmuir précité, tient principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à lintelligibilité ».

B.  Y a-t-il eu manquement à léquité procédurale ou aux principes de justice naturelle?

[30]  Je conviens avec la demanderesse que larbitre a rendu ses conclusions sans avoir tenu compte de la preuve dont il disposait. Bien que larbitre ait examiné certains éléments de preuve, il est clair, comme il en sera question plus loin, quil a fait fi déléments de preuve importants; des éléments de preuve qui vont à lencontre de ses conclusions. Dans la décision Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, la Cour dappel fédérale fait l’observation suivante au paragraphe 13 :

En l’absence d’erreur de droit entachant le processus d’enquête d’un tribunal fédéral ou de violation de l’obligation d’équité, la Cour peut annuler la décision pour cause d’erreur de faits uniquement si ce tribunal a tiré sa conclusion de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait : Loi sur la Cour fédérale, alinéa 18.1(4)d).

[31]  Daprès le dossier, aucun élément de preuve ne contredit ni les rapports ni les discussions qua eus Mme Lipsett avec lARC. Il y a eu manquement à léquité procédurale lorsque larbitre sest prononcé sur la crédibilité en labsence dune telle preuve et en se fondant sur sa compréhension du droit.

C.  La décision de larbitre était-elle raisonnable?

[32]  Je conviens avec la demanderesse que la décision, dans son ensemble, était déraisonnable. Bien que larbitre semble bien cerner les arguments des parties, jestime quil est arrivé à certaines conclusions qui peuvent être contestées non seulement par le témoignage de la demanderesse, mais aussi par le témoignage du défendeur à laudience.

(1)  Preuve non prise en compte

[33]  Selon la transcription de laudience devant larbitre, le défendeur a déclaré quil était au courant de la pratique commerciale de la demanderesse. Son père a travaillé dans lindustrie et au sein de la même entreprise (pendant quelques mois). De plus, Elias a déclaré quil était au courant de la pratique commerciale en ce qui a trait à la flexibilité de lhoraire de travail et au mode de rémunération. Quant à lintention des parties, je suis daccord sur la position de la demanderesse. Larbitre a indiqué quil était convaincu, daprès la preuve, quElias [TRADUCTION] « s’est toujours considéré comme un employé ». Elias avait toutefois déclaré quil aimait lidée dêtre [TRADUCTION] « son propre patron » et que cétait pour cette raison quil avait été attiré vers lindustrie du camionnage. À mon avis, cette déclaration indique clairement que le défendeur perçoit son entente avec Lipsett comme étant différente dune entente conclue à titre demployé. Cette preuve, conjuguée à la reconnaissance du fait que la demanderesse a su tenir compte des besoins particuliers dElias en le faisant travailler les vendredis et les lundis, na pas été dûment prise en considération par larbitre.

[34]  Qui plus est, la décision de tirer une conclusion défavorable d’après le témoignage de Zoe Lipsett au sujet des instructions reçues de lARC sur les retenues effectuées na pas été expliquée vu labsence de toute preuve contraire. Il nétait donc pas raisonnable de tirer des conclusions sur la crédibilité en fonction de sa compréhension du droit.

[35]  Enfin, la demanderesse a fait valoir que larbitre na pas tenu compte du fait quElias sétait montré amer après la résiliation de son contrat, ce qui devrait nuire à la crédibilité de celui-ci. Je ne suis pas daccord sur cet argument. Elias sest peut-être montré « amer » après la résiliation de son contrat, mais cela ne signifie pas quil mentirait à larbitre ou quil linduirait en erreur. Quoi quil en soit, jestime que, dans lensemble, larbitre na pas tenu compte de certains éléments de preuve importants, sans expliquer pourquoi certains éléments de preuve étaient préférables à dautres.

(2)  Conclusion selon laquelle Elias était un employé

[36]  Je conviens avec la demanderesse que la conclusion selon laquelle Elias était un employé nétait pas raisonnable dans les circonstances. À mon avis, le fait que larbitre a omis de tenir compte de certains éléments de preuve a influé sur ses conclusions lorsquil a analysé les facteurs de contrôle sur le travail, de propriété des outils et du matériel, et de possibilité de profit ou de risque de perte.

[37]  En ce qui concerne le contrôle sur le travail, larbitre a conclu que le président de Lipsett avait fait la déclaration suivante : « Si vous ne suivez pas la ligne de conduite de lentreprise, vous ne travaillerez pas. » Il sagissait là dune constatation déterminante aux yeux de larbitre, laidant à conclure quElias était bel et bien un employé. Toutefois, le président répondait à une question bien précise qui lui avait été posée en ces mêmes termes, et il na pas formulé sa réponse de la façon dont larbitre la écrite dans sa décision. Glenn et Zoe Lipsett ont tous deux témoigné et ont clairement fait savoir que les chauffeurs sont autonomes. Une fois que les chauffeurs quittent la cour avec le fret, ils sont responsables de leur propre horaire. Lorsque Lipsett demande à un conducteur dêtre à un certain endroit, à un certain moment, cest parce que lentreprise a reçu des instructions dun client. Comme les chauffeurs peuvent décider sils acceptent ou non des contrats, ils peuvent donc en refuser. Cet élément de preuve na pas été dûment pris en compte par larbitre.

[38]  Pour ce qui est de la délivrance dun T4 à Elias, la demanderesse sappuie sur la décision Dynamex pour faire valoir que la délivrance dun T4 peut se faire à la demande du ministre. Je fais remarquer que la décision Dynamex se distingue de l’espèce puisque, dans cette affaire, le ministre avait demandé que des T4A soient distribués. Les T4A sont souvent utilisés pour les commissions dun travailleur indépendant, sans retenue à la source. La demanderesse aurait pu aider sa cause en établissant des T4A plutôt que des T4 et ainsi démontrer quElias nétait pas son employé. Par contre, cela ne signifie pas que lARC ne lui a pas demandé de délivrer des T4 aux chauffeurs. Dans la décision Anmar Management Inc. c Ministre du Revenu national, 2012 CCI 15, la Cour a fait lobservation suivante au paragraphe 9 : « [L]’Agence du revenu du Canada (« [l]ARC ») a procédé à une vérification et a exigé que le travailleur reçoive un feuillet T4 et paie des cotisations au RPP. Compte tenu de la recommandation de lARC, lappelante a remis au travailleur un feuillet T4 pour lannée dimposition 2005, mais non pour les années d’imposition 2006 et 2007. » Cest donc dire que lARC peut demander que des T4 soient établis, même si ce nest pas la pratique habituelle. Zoe Lipsett a fourni un témoignage en ce sens qui na pas été contredit.

[39]  En ce qui concerne la propriété des outils et du matériel, la jurisprudence enseigne clairement que, dans lindustrie du camionnage, la propriété du camion ne permet pas de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant (voir la décision Big Bird précitée). Dans sa décision, larbitre na pas mentionné sil connaissait les normes de lindustrie du camionnage ni si cette affaire pouvait se distinguer de ces normes. Larbitre a plutôt rapidement conclu que, puisquElias a conduit le camion de lentreprise et que sans ce camion Elias naurait pas pu travailler pour Lipsett, ce facteur en militait en faveur du fait quElias était un employé. La coutume de lindustrie du camionnage n’a pas été prise en compte. Vu le dossier dont larbitre était saisi, cette décision est erronée.

[40]  Enfin, pour ce qui est du facteur de la possibilité de profit et du risque de perte, je conviens avec la demanderesse que larbitre a tiré des conclusions déraisonnables dans sa décision. Larbitre a écrit [traduction] qu« Elias était obligé de travailler exclusivement pour Lipsett ». Cette affirmation nest pas exacte daprès le dossier. Le président et la directrice de Lipsett ont déclaré que les chauffeurs pouvaient occuper dautres emplois; Elias a même déclaré quil pouvait occuper dautres emplois, mais il a simplement décidé de ne pas accepter dautres emplois.

[41]  Quant à la conclusion de larbitre selon laquelle Elias na pris aucun risque dans lentreprise, je suis daccord avec la demanderesse pour dire quil aurait eu à payer les contraventions quil aurait reçues pendant quil conduisait le camion de lentreprise. De plus, Elias a joué un rôle important dans la détermination de ce quil voulait gagner en acceptant les affectations de chauffeur. Il comprenait clairement que le fait de ne pas accepter daffectation de chauffeur entraînerait une diminution de sa rémunération.

[42]  À mon avis, pour les motifs qui précèdent, la conclusion de larbitre selon laquelle Elias était un employé manque de justification, de transparence et dintelligibilité et nest pas, dans son ensemble, raisonnable.

(3)  Critère de lefficacité commerciale

[43]  Le critère de lefficacité commerciale est rarement appliqué en droit fédéral. La plupart des décisions qui font référence à ce critère ont été tranchées dans un contexte provincial. La décision NASC Child and Family Services Inc and Turner (Re), 2007 CarswellNat 6978, est une affaire relevant de la partie III du Code, tout comme la présente affaire, où larbitre a écrit au paragraphe 2 : [TRADUCTION] « Les tribunaux ont régulièrement introduit des conditions dans des contrats et autres documents juridiques de façon implicite en appliquant les critères d’“efficacité commercialeet il va sans direque les parties doivent en avoir eu lintention. »

[44]  Dans la présente affaire, daprès les éléments de preuve présentés à larbitre, il semble que les parties en soient arrivées à une entente commune lorsquelles se sont entendues pour travailler les unes avec les autres. Selon la preuve, leur entente semble être la norme dans lindustrie du camionnage. Toutefois, larbitre na pas tenu compte de cette preuve.

VII.  Conclusion

[45]  Jestime que le droit de la demanderesse à léquité procédurale a été violé.

[46]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus également que la décision de larbitre était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-170-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et ordonne que la décision de larbitre soit annulée et que laffaire soit renvoyée à un autre arbitre pour quune nouvelle décision soit rendue. Je refuse daccorder des dépens.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-170-17

 

INTITULÉ :

LIPSETT CARTAGE LTD. c DEAN WILLIAM JACOB ELIAS ET T.F. (TED) KOSKIE À TITRE DARBITRE NOMMÉ EN VERTU DU PARAGRAPHE 251.12(1) DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL

 

LIEU DE LAUDIENCE :

Regina (Saskatchewan)

 

DATE DE LAUDIENCE :

LE 4 AVRIL 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER JUIN 2018

 

COMPARUTIONS :

Eric A. Lanoie

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

S.O.

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Neil J.D. Tulloch

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

S.O.

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.