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Date : 20180525


Dossier : IMM-4861-17

Référence : 2018 CF 547

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2018

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

RHONDA CHARMAINE KELLY

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), demande un contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) le 1er novembre 2017, par laquelle la SAI a accueilli l’appel interjeté par la défenderesse, Mme Rhonda Charmaine Kelly, à l’encontre de la décision de l’agent des visas qui a rejeté la demande de parrainage de son époux, M. Ige.

II.  Énoncé des faits

[2]  Mme Kelly est citoyenne canadienne. En janvier 2015, elle a présenté une demande pour parrainer son époux afin qu’il obtienne la résidence permanente au Canada à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. M. Ige est un ressortissant nigérien.

[3]  Mme Kelly et M. Ige se sont rencontrés en mars 2013 sur un forum en ligne destiné aux familles de personnes décédées du cancer. Ils avaient tous les deux perdu des partenaires de relations précédentes, morts du cancer.

[4]  Après avoir échangé des messages et s’être entretenus par téléphone pendant plusieurs mois, ils se sont rencontrés en personne pour la première fois à New York, le 17 avril 2014. Ils se sont mariés aux États-Unis, le 30 décembre 2014.

[5]  Mme Kelly a présenté une demande de parrainage de M. Ige au début de 2015, au bureau canadien des visas d’Accra, au Ghana, aux fins d’un traitement.

[6]  Après un premier examen du dossier, l’agent des visas a exprimé des doutes quant à la capacité de M. Ige d’épouser Mme Kelly et a relevé un certain nombre de contradictions dans les éléments de preuve produits. Des lettres relatives à l’équité procédurale demandant la production d’autres renseignements et documents ont donc été envoyées à M. Ige. Une demande de renseignements a aussi été envoyée aux autorités américaines, car M. Ige avait obtenu un visa de visiteur temporaire aux États-Unis.

[7]  Le 26 avril 2016, l’agent des visas a rejeté la demande de parrainage pour le motif que M. Ige était interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations en application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). L’agent des visas a conclu que M. Ige avait fait de fausses déclarations ou avait omis de déclarer les faits substantiels suivants : 1) son union antérieure avec une personne du nom de (IOJ); 2) le certificat de décès d’IOJ et 3) les certificats médicaux établissant la cause du décès. L’agent des visas a jugé que la preuve présentée par M. Ige n’établissait pas que sa relation antérieure avec IOJ n’était qu’une union de fait, ni ne corroborerait le décès d’IOJ. L’agent des visas a conclu que les fausses déclarations ou la non-divulgation de ces faits substantiels avaient entraîné, ou risquaient d’entraîner, des erreurs dans l’administration de la LIPR, car M. Ige était, au moment de son mariage, l’époux d’une autre personne.

[8]  Le 12 mai 2016, Mme Kelly a déposé un avis d’appel devant la SAI, en application du paragraphe 63(1) de la LIPR. Après le dépôt de l’appel, le ministre a présenté une demande visant à ajouter deux autres (2) motifs de refus en application du paragraphe 4(1) et du sous-alinéa 117(9)c)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR), aux fins de l’examen de la demande d’appel par la SAI. La demande du ministre a été accueillie le 24 avril 2017.

[9]  L’appel de Mme Kelly a été entendu par la SAI le 24 août 2017. Après l’audition de la preuve verbale de Mme Kelly, de M. Ige qui a témoigné par téléphone depuis le Nigéria et de leurs témoins, la SAI a accueilli l’appel le 1er novembre 2017. La SAI a conclu que M. Ige, au moment de son mariage, pouvait épouser Mme Kelly en toute légalité. La SAI a également conclu, sur la base des témoignages et des éléments de preuve versés au dossier, que le mariage était authentique.

[10]  Le ministre conteste maintenant la décision de la SAI, alléguant que la SAI a omis de tenir compte du sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR et de prendre en compte les éléments contradictoires de la preuve documentaire, ce qui rend sa décision déraisonnable.

III.  Discussion

A.  Sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR

[11]  Le paragraphe 11(1) de la LIPR prévoit qu’un étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, présenter une demande en vue d’obtenir un visa et les autres documents requis par règlement. L’agent peut délivrer le visa et autres documents sur preuve que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la LIPR.

[12]  Selon le paragraphe 12(1) de la LIPR, la sélection d’un étranger au titre de la catégorie du regroupement familial se fait en fonction de la relation de l’étranger avec un citoyen canadien ou un résident permanent du Canada. Les relations admissibles, qui incluent l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal du répondant, sont définies à l’alinéa 117(1)a) du RIPR. Le paragraphe 117(9) du RIPR prévoit toutefois certaines restrictions qui excluent certaines relations de la catégorie du regroupement familial. Le sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR prévoit notamment qu’un étranger ne peut être considéré comme appartenant à la catégorie du regroupement familial si, au moment de son mariage, cette personne ou son répondant était l’époux d’un tiers.

[13]  En application du paragraphe 63(1) de la LIPR, quiconque a déposé une demande de parrainage d’un étranger au titre du regroupement familial peut interjeter appel auprès de la SAI du refus, par l’agent des visas, de délivrer à l’étranger un visa de résident permanent. Le paragraphe 64(3) de la LIPR interdit toutefois d’en appeler d’une décision fondée sur une interdiction de territoire pour fausses déclarations, sauf si l’étranger en cause est l’époux ou le conjoint de fait du répondant, ou son enfant.

[14]  Comme le droit d’appel prévu par la LIPR est limité, le ministre soutient que la SAI doit d’abord décider, en fonction de sa compétence, si l’étranger appartient à la catégorie du regroupement familial ou s’il devrait en être exclu, conformément au sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR. Le ministre est d’avis que la SAI a omis de tenir compte du sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR bien qu’il ait ajouté cette disposition comme autre motif de refus; il estime donc que la SAI a commis une erreur de droit susceptible de révision en application de la norme de la décision correcte. Le ministre allègue en outre que, si la SAI avait tenu compte de ce motif de refus, elle aurait pu rejeter l’appel pour ce seul motif.

[15]  Je ne suis pas d’accord.

[16]  Bien que le ministre prétende que le défaut de la SAI de prendre en compte le sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR constitue une erreur susceptible de révision en regard de la norme de la décision correcte, notre Cour a décidé que le défaut d’examiner une demande est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (Vilmond c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2008 CF 926, au paragraphe 13) et que la norme de contrôle applicable à l’interprétation faite par la SAI de sa compétence à entendre un appel est également celle de la décision raisonnable (Flore c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1098, au paragraphe 20). Quoi qu’il en soit, quelle que soit la norme de contrôle qui s’applique, j’estime que la SAI a bel et bien examiné l’application du sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR.

[17]  Il ne fait aucun doute, d’après la décision, que la SAI a examiné la question de compétence. Même si la SAI ne renvoie pas précisément au sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR, elle a examiné les deux questions suivantes : 1) M. Ige était-il légalement libre d’épouser Mme Kelly au moment de son mariage et 2) le mariage était-il authentique ou a-t-il été contracté à des fins d’immigration?

[18]  En ce qui a trait à la première question, la SAI a dès le départ établi que l’appel portait sur le refus de l’agent des visas d’accorder un visa à M. Ige pour le motif qu’il avait fait une fausse déclaration sur un fait pertinent concernant son précédent mariage à IOJ. La SAI a ensuite indiqué que le motif invoqué à l’appui de la fausse déclaration était l’allégation selon laquelle M. Ige entretenait une autre relation au moment de son mariage avec Mme Kelly. La SAI a examiné les éléments de preuve et a conclu expressément que [traduction] « [M. Ige] était légalement autorisé à se marier avec [Mme Kelly] en l’espèce. […] On peut supposer que, si [M. Ige] était toujours marié à une autre personne, alors il n’aurait pas pu faire cela », faisant ici référence à son mariage avec Mme Kelly. En déclarant explicitement que M. Ige pouvait légalement épouser Mme Kelly, la SAI a reconnu qu’il ne s’agissait pas d’une relation visée par une restriction en application du sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR.

[19]  Il est également clair, d’après la transcription de l’audience, que la SAI était bien au fait de son obligation d’examiner la question de compétence soulevée par l’application du sous-alinéa 117(9)c)(i) du RIPR. Dès le début de l’audience, la SAI a déclaré ce qui suit : [traduction] « s’il avait été clair que l’article 117 ne serait pas respecté, alors le reste de l’exercice serait devenu théorique » (dossier certifié du tribunal, à la p. 1669).

[20]  Je conviens avec le ministre que, dans certaines circonstances, la SAI doit statuer dès le départ si l’étranger appartient à la catégorie du regroupement familial. L’article 65 de la LIPR prévoit, par exemple, que la SAI ne peut prendre en considération les motifs d’ordre humanitaire aux fins d’un appel interjeté en application des paragraphes 63(1) ou (2) de la LIPR « que s’il a été statué que l’étranger fait bien partie de cette catégorie et que le répondant a bien la qualité réglementaire ». Il y a toutefois des cas où, lors d’un appel, la question de la compétence est inextricablement liée à celle des fausses déclarations. Il s’agit de l’un de ces cas en l’espèce. La conclusion selon laquelle M. Ige pouvait se marier légalement avec Mme Kelly, parce qu’il n’était pas marié à une autre personne, permet de trancher à la fois la question de compétence et celle relative aux fausses déclarations.

[21]  Par conséquent, je conclus que la SAI n’a pas commis d’erreur de droit comme le prétend le ministre.

B.  La SAI a-t-elle omis de tenir compte des éléments contradictoires de la preuve documentaire objective?

[22]  Le ministre prétend que la SAI a omis de tenir compte des contradictions dans les éléments de preuve documentaire déposés par M. Ige pour appuyer son allégation selon laquelle il pouvait en toute légalité se marier avec Mme Kelly. Selon le ministre, l’agent des visas a soulevé de nombreux doutes au sujet des éléments de preuve, notamment concernant (2) les deux certificats de décès produits par M. Ige pour appuyer l’allégation selon laquelle sa conjointe de fait, IOJ, était décédée. Le ministre fait valoir que la SAI a omis de tenir compte des contradictions entre les certificats de décès, qui ont été relevées par l’agent des visas. Le ministre conteste également divers autres éléments de preuve que la SAI a omis de mentionner, d’examiner et d’évaluer dans ses motifs. Ce faisant, la SAI a manqué à son obligation d’expliquer, dans ses motifs, les raisons pour lesquelles elle a accepté sans réserve la preuve contradictoire, avant d’accueillir l’appel.

[23]  Il est bien établi en droit que le décideur est présumé avoir pris en compte tous les éléments de preuve dont il disposait et qu’il n’est pas tenu de renvoyer à chaque élément de preuve. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a conclu que, si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables », alors les critères qui rendent la décision raisonnable sont satisfaits (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16; Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

[24]  Dans l’affaire en instance, d’après les motifs indiqués par la SAI, il semble que celle-ci a pris acte des incohérences et des divergences dans les éléments de preuve au dossier. De fait, la SAI a explicitement souligné certaines de ces incohérences dans les documents et mentionné les normes différentes régissant les processus de tenue de dossiers au Nigéria. Cependant, la SAI a eu l’avantage d’entendre les témoignages de vive voix de Mme Kelly, de M. Ige et d’autres témoins, et elle les a jugés crédibles. La SAI a finalement accepté les explications des témoins au sujet des lacunes dans les éléments de preuve documentaire.

[25]  Le fait que la SAI n’a pas cité chaque élément de preuve ou énuméré chaque incohérence dans sa décision ne signifie pas qu’elle a omis de prendre en compte certains éléments précis. Après examen de la décision et du dossier sous-jacent, je conclus que la SAI a pris en compte tous les éléments de preuve et qu’il lui était raisonnablement loisible d’accorder plus de poids aux explications fournies par les témoins. Le rôle de la Cour n’est pas de réévaluer la preuve pour en venir à une conclusion préférable à celle de la SAI. La décision est justifiée, transparente et intelligible et commande donc la déférence (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[26]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question d’importance générale n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4861-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4861-17

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. RHONDA CHARMAINE KELLY

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC) par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mai 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

Le 25 mai 2018

COMPARUTIONS :

Lynne Lazaroff

Pour le demandeur

Scott McGirr

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

M. Lee Cohen & Associates

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour la défenderesse

 

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