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Date : 20180528


Dossier : T-1395-17

Référence : 2018 CF 548

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mai 2018

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

LE CAPITAINE (À LA RETRAITE) JOSEPH WEINER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, le capitaine (à la retraite) Joseph Weiner, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par le chef d’état-major de la défense (CEMD), autorité de dernière instance en matière de griefs dans la procédure des Forces armées canadiennes, décision qui rejette la demande de paiement rétroactif portant sur certaines indemnités de déplacement. La Cour est saisie de cette demande de contrôle judiciaire en vertu l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1983), ch. F-7.

[2]  Par les motifs qui suivent, je conclus que la décision du CEMD n’était pas raisonnable. En conséquence, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[3]  Le demandeur a été membre des Forces armées canadiennes (FC), réserviste en service de classe B, de 1989 jusqu’à sa retraite en mars 2011. Au cours de la période concernée, il vivait à Kitchener en Ontario et se déplaçait chaque jour jusqu’au centre-ville de Toronto, le lieu de son service. La distance entre la résidence du demandeur et le lieu de travail à Toronto est d’environ 105 km.

[4]  En vigueur d’avril 1995 à juin 2005, la politique des Forces armées s’appliquant aux indemnités de déplacement était la Politique sur les voyages et les réinstallations (TR POL) 009/95. Selon cette politique, les membres qui ont été engagés au service de réserve de classe B avant le 24 février 1992 étaient réputés avoir accepté la responsabilité de tous les coûts de déplacement pour les allers-retours entre la résidence et le lieu de travail. Ces membres, notamment le demandeur, n’étaient pas admissibles à recevoir une indemnité de déplacement [ID]. Malgré la TR POL 009/95, le demandeur a reçu des indemnités de déplacement de 1995 à 1997.

[5]  En octobre 1997, le Directeur, Rémunération et avantages sociaux (Administration) [DRASA] a approuvé une autorisation de réinstallation concernant le demandeur. Cette autorisation de réinstallation donnait au demandeur droit à un déménagement payé par les Forces armées pour que celui-ci réside à forte proximité du lieu de travail à Toronto. Au lieu de déménager, le demandeur a demandé l’aide spéciale au transport quotidien [ASTQ] pour maintenir sa résidence à Kitchener.

[6]  Le 4 mars 1998, le demandeur a signé une note de service dans laquelle il renonçait à ses droits à une indemnité de réinstallation à Toronto afin de percevoir en contrepartie l’ASTQ. Les conditions de l’ASTQ énoncées dans l’autorisation du DRASA en octobre 1997 sont jointes à la note de service. L’une des conditions énoncées dans l’autorisation prévoit que l’ASTQ serait autorisée tout au long de son affectation. Cependant, le coût de l’ASTQ sur l’ensemble de la période de versement prévue (de trois à quatre ans selon les indications) se devait d’être comparable au coût d’un déménagement.

[7]  Le 25 mars 2003, le DRASA a suspendu les indemnités de déplacement pour les membres de classe B. Même si le demandeur recevait l’ASTQ et non l’indemnité de déplacement [ID] à l’époque, les versements d’ASTQ ont pris fin.

[8]  La politique TR POL 009/95 cesse d’être en vigueur le 1er juin 2005. Le 16 novembre 2007, le message général des Forces canadiennes (CANFORGEN) 168/07 signalait l’annulation de la décision de mars 2003 qui avait suspendu les ID. Tous les membres du service de réserve de classe B continueraient à recevoir l’ID et pourraient déposer des demandes rétroactives pour les périodes pendant lesquelles l’ID faisait l’objet d’une restriction.

[9]  En mars 2008, le demandeur dépose une demande d’ID rétroactive sur 60 mois, couvrant la période d’avril 2003 à mars 2008.

[10]  Ne recevant pas de décision au sujet de ses demandes de paiement rétroactif de l’indemnité de déplacement, le demandeur a déposé un grief le 4 mars 2011, juste avant de prendre sa retraite. Le grief est composé de quatre griefs apparentés, dont deux font l’objet de cette demande de contrôle judiciaire. Le demandeur conteste l’arrêt des paiements d’ASTQ en 2003 et le refus de lui verser l’indemnité de déplacement depuis 2003. Le demandeur demandait soit le paiement des indemnités de déplacement depuis le 23 mars 2003 jusqu’à la date de sa libération des Forces en 2011, soit le paiement de l’ASTQ pour la même période.

[11]  Le 10 mars 2011, le DRASA a informé l’unité du demandeur que le demandeur ne devait plus recevoir de paiement d’ASTQ, car le demandeur avait déjà reçu l’équivalent du coût d’un déménagement par les paiements déjà versés en vertu de l’entente du 4 mars 1998.

III.  La procédure de grief

[12]  La procédure de grief est régie par l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C (1985), ch. N-5 et le chapitre 7 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [les Règlements]. Les Règlements prescrivent deux niveaux d’autorité pour cette procédure de grief, soit l’autorité initiale, qui est souvent l’officier du plaignant, et l’autorité de dernière instance, à savoir le CEMD ou le délégué désigné.

[13]  Le 3 août 2012, le demandeur a été informé que son grief avait été transmis au directeur général, Rémunération et Avantages sociaux pour examen. Il a été demandé au demandeur s’il acceptait que le délai prévu pour l’examen par l’autorité initiale soit prolongé jusqu’en septembre 2013. Le demandeur a refusé et décidé de faire transmettre le grief directement au CEMD pour l’examen de dernière instance.

IV.  Recommandations du Comité externe d’examen des griefs militaires

[14]  En vertu de la Loi sur la défense nationale et des Règlements, certains griefs doivent être transmis au Comité externe d’examen des griefs militaires (le Comité) pour examen avant que l’autorité de dernière instance ne rende sa décision. L’autorité de dernière instance n’a pas l’obligation de suivre les recommandations du Comité. Cependant, si l’autorité de dernière instance n’accepte pas ces recommandations, il ou elle doit fournir les motifs de sa décision.

[15]  Le grief du demandeur a été soumis au Comité le 27 novembre 2012. Le Comité a recommandé au CEMD d’accueillir le grief et d’accorder rétroactivement au demandeur les paiements d’ASTQ d’avril 2003 à février 2011. Subsidiairement, dans le cas où le demandeur n’aurait pas droit à l’ASTQ, le Comité concluait que celui-ci devait être admissible à l’indemnité de déplacement pendant la même période.

V.  Décision faisant l’objet du contrôle

[16]  La décision du CEMD qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire est datée du 3 août 2017.

[17]  Le CEMD a conclu que l’autorisation du DRASA d’octobre 1997 qui accordait l’ASTQ au demandeur contenait des instructions précises, à savoir que le demandeur devait renoncer à recevoir une indemnité de réinstallation et surtout que, pour obtenir cette autorisation, les indemnités d’ASTQ devaient être plus économiques qu’un déménagement à proximité du lieu de travail à Toronto.

[18]  Le CEMD a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle le demandeur ignorait les contraintes financières de l’autorisation de l’ASTQ au moment de signer la note de service du 4 mars 1998 et que l’autorisation du DRASA d’octobre 1997 y était jointe. Il a jugé que le fait que le demandeur ignore les conditions du document d’approbation soit hors de propos.

[19]  Le CEMD conclut aussi que l’autorisation du DRASA d’octobre 1997 accordant au demandeur l’ASTQ au lieu d’un déménagement est le résultat d’une erreur. L’autorisation fait référence à la politique TR POL 009/95, qui ne s’applique pas au demandeur. Par conséquent, le demandeur est réputé avoir accepté la responsabilité de tous les coûts relativement à son unité d’affectation à Toronto.

[20]  En ce qui concerne la réclamation en matière d’indemnité de déplacement, le CEMD invoque l’article 209.045 à la section 2 des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux [DRAS] sur le différentiel de coût de la vie, qui prévoit l’indemnité de déplacement. Pour conclure que le demandeur n’était pas admissible aux paiements rétroactifs d’indemnité de déplacement, le CEMD invoque principalement l’alinéa 2a) de l’article 209.045 des DRAS qui prévoit qu’un membre ne peut être déménagé à son lieu de service aux frais de l’État. À la page 12 de sa décision, il affirme ceci :

[traduction] Selon les renseignements qui vous sont divulgués, tous les membres du personnel doivent se déplacer à leurs frais pour se rendre à leur lieu de service à l’heure prévue, comme en font état de nombreuses directives des Forces armées canadiennes, du Ministère de la Défense nationale et du gouvernement du Canada. En ce qui vous concerne, vous avez renoncé à votre indemnité de réinstallation en 1998 pour demander et recevoir l’ASTQ pour une période de trois à quatre ans, bien que vous ayez bénéficié de l’ASTQ pendant au moins cinq ans. Il ne fait absolument aucun doute dans mon esprit que, même si vous n’avez pas déménagé à votre lieu de service, vous avez accepté et reçu l’équivalent d’un déménagement aux frais de l’État par les paiements reçus sur une période d’environ cinq années. Par conséquent, je juge que vous n’êtes pas admissible à recevoir l’indemnité de déplacement de 2003 à 2011.

[21]  Le CEMD a reconnu que le Comité était arrivé à une conclusion différente sur l’admissibilité du demandeur à l’ASTQ. Le CEMD a fourni quantité de motifs pour s’écarter des recommandations du Comité, comme le prescrit l’alinéa 29.13(2)a) de la Loi sur la défense nationale. Il a affirmé que le Comité avait commis une erreur en faisant référence à la politique TR POL 009/95, dont les conditions ne s’appliquent pas au demandeur, un réserviste qui s’est engagé avant le 24 février 1992. De plus, le CEMD était d’avis, en désaccord avec le Comité, que le demandeur n’avait pas été mis au courant en 1998 qu’il recevrait une ASTQ au lieu d’une indemnité de déplacement.

VI.  Les questions en litige

[22]  Les deux questions dont la Cour est saisie sont les suivantes :

  1. Le fait que le CEMD refuse au demandeur les paiements rétroactifs d’indemnité de déplacement était-il raisonnable?

  2. Était-il raisonnable que le CEMD conclue que le demandeur n’avait pas droit à l’ASTQ d’avril 2003 à février 2011?

VII.  La norme de contrôle

[23]  Il n’est pas controversé entre les parties que la norme de la décision raisonnable soit la norme appliquée pour ce qui est de la décision du CEMD à titre d’autorité de dernière instance dans la procédure de grief. Les parties citent la décision Rompré c. Canada (Procureur général), 2012 CF 101, aux paragraphes 21 à 25 [Rompré] :

[21] Le défendeur a soumis, et je partage son avis, que la décision du CEMD devait être révisée selon la norme de la décision raisonnable.

[22] Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 62 [2008] 1 RCS 190, [Dunsmuir], la Cour suprême a indiqué que la première étape dans l’analyse de la norme de contrôle consistait à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une question en particulier ». En l’espèce, le CEMD est l’officier qui a le grade le plus élevé au sein des FC et il est chargé d’assurer la direction et l’administration des FC. En matière de règlement des griefs, et plus particulièrement lorsqu’il est chargé de déterminer les mesures de réparations appropriées, il est investi d’un pouvoir discrétionnaire important. Les questions qu’il devait trancher en l’espèce sont des questions mixtes de fait et de droit qui relèvent de son expertise et de sa connaissance particulière du contexte militaire.

[23] Notre Cour a déjà déterminé qu’elle devrait faire preuve de retenue à l’égard de telles questions qui devaient être révisées selon la norme de la décision raisonnable [...]

[24] Dans Dunsmuir, précité, la Cour suprême a énoncé le cadre d’analyse de la Cour lorsqu’elle doit réviser une décision en appliquant la norme de contrôle de la décision raisonnable :

[47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[Souligné dans l’original]

[24]  La Cour qui a rendu la décision Rompré cite alors la décision de la Cour suprême du Canada [CSC] Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 13 et insiste sur la retenue dont les cours doivent faire preuve à l’égard des décisions relevant de l’expertise des tribunaux spécialisés.

[25]  La convenance de la norme de la décision raisonnable à une décision rendue par l’autorité de dernière instance dans la procédure des griefs des FC vient d’être confirmée par la décision de la Cour d’appel fédérale Walsh c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 157, au paragraphe 14 :

[14] Après avoir souligné que la décision du CEMD de libérer l’appelant des FAC pourrait être considérée comme étant sévère, le juge a estimé qu’on ne pouvait pas dire que la décision était « inintelligible ou [n’avait] aucune assise dans la preuve » (au paragraphe 43 des motifs). Le juge a ensuite fait les remarques suivantes au paragraphe 43 de ses motifs auxquels je souscris entièrement :

L’autorité de dernière instance jouit d’une grande latitude lorsqu’elle se penche et se prononce sur des griefs, particulièrement lorsqu’elle établit les mesures de redressement appropriées dans les circonstances, en raison de sa connaissance approfondie du milieu et des activités militaires.  Il faut faire preuve d’une grande retenue judiciaire à l’égard de ce genre de décisions et je ne suis pas convaincu que la mesure choisie (la libération au lieu de la mise en garde et surveillance) n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VIII.  Discussion

A.  Le fait que le CEMD refuse au demandeur les paiements rétroactifs d’indemnité de déplacement était-il raisonnable?

(1)  Observations du demandeur

[26]  Le demandeur soutient que l’ASTQ et l’indemnité de déplacement s’excluent l’une l’autre et sont indépendantes, un fait que le CEMD a admis dans sa décision. Il en résulte que le CEMD a commis une erreur en opposant l’admissibilité à l’indemnité de déplacement aux paiements d’ASTQ reçus entre 1998 à 2003. Le demandeur mentionne qu’il n’existe pas de plafond aux paiements recevables en tant qu’indemnité de déplacement. Il affirme que le demandeur était admissible à l’indemnité de déplacement et qu’il était déraisonnable pour le CEMD d’annuler l’admissibilité à l’indemnité de déplacement par l’ASTQ reçue, car la réglementation applicable ne le prescrit pas.

(2)  Observations du défendeur

[27]  Dans ses observations écrites, le défendeur déclare qu’il n’y a pas de fondement à l’argument du demandeur selon lequel le CEMD aurait eu l’obligation d’analyser l’admissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement de 2003 à 2011. Le défendeur soutient que la seule politique qui s’applique est la politique TR POL 009/95, selon laquelle le demandeur n’a jamais eu droit à une indemnité de déplacement. Une fois que le CEMD avait établi que le demandeur n’avait pas droit à l’ASTQ, [traduction] « rien n’obligeait le CEMD à tirer d’autres conclusions sur l’admissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement ou à une autre mesure ». Le fait que la décision du CEMD étudie l’admissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement n’équivaut pas à une erreur susceptible de révision.

[28]  Lors des plaidoiries, l’avocat du défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part du CEMD de conclure que le demandeur avait bénéficié d’un avantage en choisissant de recevoir l’ASTQ au lieu du coût d’un déménagement à Toronto en 1997-1998. Selon lui, si la demande visant à toucher l’indemnité de déplacement de 2003 à 2011 obtient gain de cause, le demandeur aurait le beurre et l’argent du beurre.

(3)  Discussion

[29]  Je ne souscris pas à l’observation du défendeur selon laquelle l’admissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement n’était pas pertinente dans la présente instance. La présente demande découle du fait que le CEMD a rejeté le grief du demandeur de 2011. Ce grief a été déposé parce que le demandeur devait prendre sa retraite et n’avait pas reçu de décision de la part des FC concernant le dépôt en mars 2008 de 60 demandes rétroactives en indemnité de déplacement. Dans son grief, le demandeur mentionne clairement son admissibilité à l’indemnité de déplacement ainsi qu’à l’ASTQ, alors que le CEMD n’aborde que la question de l’indemnité de déplacement dans la décision faisant l’objet du présent contrôle. Le fait qu’une partie importante de la décision du CEMD porte sur l’admissibilité du demandeur aux paiements d’ASTQ ne change en rien au fait que la demande initiale du demandeur portait sur l’indemnité de déplacement ni au fait que l’un des quatre griefs du demandeur portait sur l’indemnité de déplacement.

[30]  Une version révisée de la directive 209.045 (indemnité de déplacement) est en vigueur depuis février 2003. Le paragraphe 2 de l’article 209.045 des DRAS prévoit les conditions d’admissibilité à l’indemnité de déplacement comme suit :

(2) (Aide au transport) Un officier ou militaire du rang de la force de réserve en service de réserve de classe « A » ou « B » en formation ou en service pourrait avoir droit à une aide au transport calculée suivant la distance parcourue :

(a) si le militaire n’a pas été déménagé au lieu de formation ou de travail aux frais de l’État;

(b) si le militaire demeure 16 kilomètres ou plus de son lieu de formation ou de travail;

(c) à défaut de services de transport public assurés par l’État, ou à défaut de services de transport public suffisants.

[31]  Comme nous l’avons mentionné, le CEMD invoque l’alinéa 2a) pour refuser les demandes rétroactives d’indemnité de déplacement. Même si le demandeur n’avait pas déménagé à Toronto aux frais de l’État, le CEMD a conclu qu’il avait reçu un montant équivalent, car il a touché l’ASTQ pendant cinq ans. En plus du raisonnement du CEMD cité au paragraphe 20 des présents motifs, le CEMD affirme aux pages 18 et 19 de sa décision ce qui suit :

[traduction] Pour toucher l’indemnité de déplacement, la première condition était que le membre n’ait pas été déménagé au lieu de formation ou de travail aux frais de l’État. En 1998, vous avez signé une note de service en renonciation de prestations de réinstallation en lien avec un déménagement à votre nouveau lieu de service. Dans le premier paragraphe du message du DRASA, qui était joint à la note de service, il est clairement énoncé que le but de l’autorisation était de verser l’ASTQ au membre au lieu d’un déménagement payé à Toronto. Par conséquent, je juge que la politique de l’article 209.045 des DRAS ne pourrait raisonnablement avoir pour objectif qu’un membre puisse renoncer à ses droits de réinstallation afin de recevoir une indemnité comme l’ASTQ et, par la suite, de toucher une indemnité semblable, comme l’indemnité de déplacement, lorsque ce membre n’est plus admissible à recevoir l’ASTQ.

[32]  Je comprends le raisonnement et la conclusion du CEMD qui fait contrepoids aux paiements d’ASTQ reçus par le demandeur par l’exigence prévue à l’alinéa 2a) de l’article 209.045. Cependant, je juge que cette conclusion n’appartient pas aux issues acceptables et soutenables auxquelles le demandeur serait en droit de s’attendre après l’examen de son admissibilité à l’indemnité de déplacement. Je conclus que la décision du CEMD n’était pas raisonnable.

[33]  Le demandeur a reçu par erreur l’indemnité de déplacement de 1995 à 1997. Il est évident qu’il n’avait pas droit à l’indemnité de déplacement en vertu de la politique TR POL 009/95 qui était en vigueur à l’époque. Par la suite, l’ASTQ lui a été accordé à la faveur d’un déménagement autorisé. Les conditions de l’octroi d’ASTQ ne font pas état de l’indemnité de déplacement ni d’une renonciation de la part du demandeur à des prestations concernant un déménagement payé par les FC. Les prestations d’ASTQ que le demandeur recevait ont cessé au même moment que les indemnités de déplacement reçues par les autres réservistes de classe « B ». Rien n’est venu expliquer la fin des prestations. Peu de temps après le retour de l’admissibilité des indemnités de déplacement pour les réservistes de classe « B » en 2007, le demandeur a déposé une demande pour toucher l’indemnité de déplacement en vertu du CANFORGEN 168/07 et des conditions d’admissibilité de l’article 209.045 des DRAS.

[34]  C’est l’article 209.045 qui régit l’admissibilité des indemnités de déplacement dans le cas du demandeur pour la période concernée. En vertu de l’alinéa 2a) de l’article 209.045, dans l’éventualité d’un déménagement à son lieu de travail, un membre doit assumer ses propres coûts de transport. Comme l’affirme le demandeur dans son grief de mars 2011, l’alinéa 2a) porte essentiellement sur le déménagement du membre à son lieu de travail aux frais de l’État. Or, le demandeur n’a pas déménagé à Toronto aux frais de l’État. Il a maintenu sa résidence à Kitchener et il se rendait au travail à Toronto pendant de nombreuses années au su du DRASA et de ses supérieurs. Par conséquent, l’alinéa 2a) ne s’applique pas à la situation du demandeur. L’article 209.045 ne déclare rien sur la possibilité de remplacer l’ASTQ (ou une autre indemnité de déplacement ou de réinstallation) par l’admissibilité à l’indemnité de déplacement. Lorsqu’il a demandé rétroactivement des prestations d’indemnité de déplacement en 2008, le demandeur ne pouvait savoir que son admissibilité serait évaluée en fonction du fait qu’il avait déjà reçu des prestations d’ASTQ.

[35]  L’indemnité de déplacement et l’ASTQ sont des prestations distinctes et offertes aux membres des FC selon diverses règles et conditions. Elles existent toutes les deux depuis bon nombre d’années, elles ont fait l’objet de nombreuses modifications et leurs conditions ont été changées, comme le montre l’historique de ces prestations inscrit dans la décision du CEMD et le dossier de l’affaire. Si les FC avaient eu l’intention que les membres ayant reçu des prestations d’ASTQ ne soient pas admissibles à l’indemnité de déplacement, il leur aurait suffi de modifier l’alinéa 2a) de l’article 209.045 ou d’ajouter une restriction dans les DRAS à cet effet.

[36]  En concluant que la décision du CEMD est déraisonnable, je suis tout à fait consciente que les conclusions et la décision du CEMD à titre d’autorité de dernière instance dans la procédure de grief des FC commandent une grande déférence. Je me suis demandé si la décision du CEMD en l’espèce était transparente et intelligible et aussi si la conclusion du CEMD appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47; Rompré, au paragraphe 24). À mon avis, cette décision est intelligible. Le CEMD a énoncé son raisonnement et ses conclusions avec clarté et en détail. Cette décision n’appartient toutefois pas aux issues possibles et justifiables.

[37]  La retenue dont la Cour doit faire preuve envers les décisions du CEMD dans la procédure des griefs des FC se fonde sur l’expertise technique particulière du CEMD qui relève du fonctionnement des FC, particulièrement en ce qui concerne le choix de la sanction ou des mesures à imposer. En rendant leur décision dans l’affaire Rompré et l’affaire Walsh, les Cours se préoccupaient surtout des mesures qui étaient en litige. Dans Rompré, le membre avait demandé le contrôle judiciaire d’une décision rendue par le CEMD dans un ensemble de trois griefs qui découlaient tous les trois de décharges accidentelles de son arme lors de sa période de déploiement à Kaboul en Afghanistan. Le CEMD a accordé plusieurs mesures demandées par le membre visant le retrait des passages négatifs dans son dossier personnel, mais a refusé trois des mesures demandées.  Deux des trois mesures refusées concernaient le dossier personnel du membre. La Cour fédérale a jugé que la décision du CEMD était raisonnable, car il y avait plus d’une solution à la disposition du CEMD pour évaluer les griefs du membre. Le CEMD a fourni les motifs détaillés et techniques pour expliquer la décision de ne pas retirer une lettre du dossier personnel du membre et celle de ne pas exiger que le rapport inscrit au dossier soit réécrit.

[38]  Dans Walsh, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision du juge de Montigny, qui était alors juge de la Cour fédérale. Le juge de Montigny avait rejeté la demande de contrôle judiciaire d’un membre des FC qui avait été libéré des Forces en raison d’inconduites sexuelles. Le juge de Montigny a conclu que le CEMD avait tenu compte de l’ensemble des observations et de la preuve du membre et que, en dépit de la sévérité de la décision du CEMD selon l’appréciation de la Cour, le CEMD a fourni une explication raisonnable de son refus d’annuler la libération du membre. Le CEMD a suffisamment détaillé les motifs de sa décision de ne pas accorder une sanction moins sévère (mettre en garde et surveiller le demandeur).

[39]  Les décisions du CEMD dans les affaires Rompré et Walsh portent sur des sanctions imposées à un membre des FC en raison d’incidents liés de près à la conduite du membre au sein des FC. En d’autres mots, la conduite du membre et les mesures ou sanctions découlant de celle-ci ont soulevé des questions et des mesures qui relèvent directement de l’expertise du CEMD à titre d’officier le plus haut gradé au sein des FC. Comme la Cour l’affirme dans la décision Rompré (au paragraphe 49), le pouvoir discrétionnaire du CEMD « est d’autant plus important lorsqu’il décide des mesures de réparation qu’il estime appropriées aux circonstances, et ce, en raison de sa connaissance approfondie du milieu militaire et de son fonctionnement ». Ces affaires ont un autre volet, les séries de fait pour lesquelles un certain nombre de mesures ou de sanctions sont à la disposition du CEMD. Le CEMD était tenu d’envisager, dans l’affaire Rompré, les répercussions de la présence de lettres négatives au dossier personnel du membre sur la carrière de celui-ci et d’envisager, cette fois dans l’affaire Walsh, la sanction à imposer au membre pour inconduite sexuelle et la parité des sanctions. Le CEMD a choisi des mesures dans chaque affaire qui étaient rationnelles et justifiables sur la base des faits qui lui ont été présentés et du droit.

[40]  En l’espèce, il faut accorder au CEMD une déférence pour sa connaissance de l’ensemble des politiques qui s’appliquent à tous les membres des FC. Cependant, ce principe de déférence n’oblige pas la Cour à confirmer une décision qui est contraire aux conditions de la politique appliquée. En l’absence d’une loi ou d’une politique des FC qui déclarent le contraire, c’est par les dispositions de l’article 209.045 des DRAS que l’admissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement doit être établie. Le demandeur était admissible à l’indemnité de déplacement selon les conditions de cette politique. Il n’a pas reçu d’avis lui indiquant que les prestations d’ASTQ versées antérieurement seraient un problème. Le fait d’ajouter une condition d’admissibilité implicite, quelque dix années après réception en 2008 des demandes d’indemnité de déplacement déposées par le demandeur, n’est ni transparent ni justifiable.

[41]  La décision à rendre par le CEMD en l’espèce avait deux issues possibles : soit le demandeur est admissible à l’indemnité, soit il ne l’est pas. Il ne s’agissait donc pas de choisir la mesure adaptée parmi un certain nombre d’issues raisonnables. Le CEMD n’a pas fourni d’élément indépendant pour soutenir la conclusion portant sur la raison d’être de l’article 209.045 des DRAS et sur le fait de contrebalancer les paiements d’ASTQ par l’inadmissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement. Que ce soit dans les observations écrites ou les plaidoyers, le défendeur n’a pas fait mention d’une politique des FC, d’un communiqué ou d’une autre publication pour soutenir la conclusion du CEMD. La conclusion que tire le CEMD ne peut se justifier au regard des faits ainsi que des règles de lois applicables et des politiques qui lui ont été présentés.

[42]  Je remarque que le CEMD a abordé la question des services disponibles de transport public (alinéa 2c) de l’article 209.045 des DRAS) dans son analyse sur l’admissibilité du demandeur à l’ASTQ. Le CEMD parlait de l’article 209.28 des DRAS qui a une disposition qui correspond à l’alinéa 2c) de l’article 209.045. Le CEMD a affirmé que Toronto était un site de travail bien desservi par les transports publics et que, par conséquent, le demandeur n’était pas admissible à l’ASTQ. L’alinéa 2c) de l’article 209.045 prescrit que le membre n’ait pas droit à l’indemnité de déplacement lorsque le lieu de travail est desservi par les transports publics. L’affirmation du CEMD selon laquelle les services de transport public sont disponibles à Toronto nie le fait que le demandeur vivait à Kitchener. La question de savoir s’il était possible de prendre le transport en commun de Kitchener jusqu’au centre-ville de Toronto au cours de la période concernée n’a pas été examinée par le CEMD. De plus, l’analyse de 2018 portant sur la disponibilité au demandeur d’un service de transport public adéquat de 2003 à 2011 n’est pas équitable à l’égard du demandeur. Les FC auraient dû avoir mené une analyse de ce genre peu de temps après avoir reçu les demandes du demandeur en 2008, à un moment où le demandeur aurait été plus en mesure de rassembler ses éléments de preuve et, dans le cas d’une décision défavorable, de décider s’il continuait de se déplacer pour son travail.

B.  Était-il raisonnable que le CEMD conclue que le demandeur n’avait pas droit à l’ASTQ d’avril 2003 à février 2011?

(1)  Observations du demandeur

[43]  Le demandeur soutient que l’arrêt de ses prestations d’ASTQ le 25 mars 2003 était abusif. Le demandeur fait valoir qu’il avait renoncé à ses indemnités de réinstallation en 1998 afin de recevoir l’ASTQ dont les prestations devaient se poursuivre pour la durée de son affectation. Il affirme que le rapport coût-efficacité aurait dû avoir été établi avant que l’ASTQ n’ait été autorisée. L’avocat du demandeur a fait valoir ce point lors des plaidoyers. Le demandeur soutient également que le fait que le CEMD se serve après coup de tableaux et de figures sur les coûts historiques pour justifier l’arrêt des prestations d’ASTQ en 2003 n’appartient pas aux issues possibles dont le CEMD dispose.

(2)  Observations du défendeur

[44]  Le défendeur soutient que la question que le CEMD devait trancher était de savoir si le demandeur était en droit de toucher l’ASTQ d’avril 2003 à février 2011. Le défendeur affirme que les documents importants sont l’approbation du DRASA en octobre 1997 pour ce qui est des prestations d’ASTQ en remplacement d’un déménagement et la note de service du 4 mars 1998 signée par le demandeur et à laquelle les conditions de l’approbation du DRASA étaient jointes. Plus précisément, l’approbation précise que le total de l’ASTQ versé au cours de la période prévue de trois à quatre ans devait être plus économique que le coût d’un déménagement. Le défendeur soutient qu’une interprétation raisonnable de cet échange mène à conclure que l’ASTQ devait être versée au demandeur au plus tard jusqu’en 2002, que les parties étaient au courant et consentantes.

(3)  Discussion

[45]  J’ai conclu que la décision du CEMD sur l’admissibilité du demandeur à l’indemnité de déplacement d’avril 2003 à février 2011 était déraisonnable. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de discuter de la décision du CEMD portant sur l’admissibilité du demandeur à toucher l’ASTQ au cours de la même période. Cette question sera renvoyée au CEMD ou à son délégué, comme il convient, pour une nouvelle décision qui sera fondée sur la conclusion de notre Cour portant sur l’admissibilité du demandeur à toucher l’indemnité de déplacement.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1395-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question est renvoyée au chef d’état-major de la défense du Canada (CEMD) ou à son délégué, comme il convient, pour une nouvelle détermination;

  2. Les dépens sont accordés au demandeur, calculés d’après la colonne III du tableau du tarif B, à savoir un montant forfaitaire de 1 000 $ à verser sans délai par le défendeur.

« Elizabeth Walker »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1395-17

 

INTITULÉ :

LE CAPITAINE (À LA RETRAITE) JOSEPH WEINER c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 mai 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Joshua M. Juneau

Michel Drapeau

 

Pour le demandeur

Lorne Ptack

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet juridique Michel Drapeau

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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