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Date : 20180420


Dossier : IMM-3758-17

Référence : 2018 CF 423

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2018

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

MOHAMED IBRAHIM YASSIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de la question

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par M. Mohamed Ibrahim Yassin aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la LIPR], à l’égard du défaut du défendeur [soit le ministre] de rendre une décision au sujet de sa demande de dispense ministérielle présentée en application du paragraphe 42.1(1) de la LIPR.

[2]  M. Yassin demande que soit rendue une ordonnance sous la forme d’un mandamus pour obliger le défendeur à rendre une décision définitive (« accueillie » ou « rejetée ») au sujet de sa demande, selon le calendrier modifié qu’il a présenté à la Cour lors de l’audience.

[3]  Pour les motifs exposés ci-après, la Cour accueille la demande de M. Yassin et délivrera l’ordonnance de mandamus.

II.  Résumé des faits

[4]  M Yassin est un citoyen de la Somalie qui a entrepris des démarches en vue d’obtenir la résidence permanente au Canada pour lui, sa femme et leurs quatre enfants à charge.

[5]  En 2008, M. Yassin a d’abord présenté une demande de certificat de sélection du Québec dans le cadre du Programme des investisseurs. En novembre 2009, un certificat de sélection du Québec a été délivré pour chacun des membres de la famille et, en avril 2010, ils ont présenté une demande de résidence permanente au Canada.

[6]  Le 23 avril 2015, l’agent des visas a fait parvenir à M. Yassin une lettre relative à l’équité procédurale pour lui signifier qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Yassin était, ou avait été, membre d’une catégorie de personnes interdites de territoire en vertu de l’alinéa 35(l)b) de la LIPR du fait qu’il avait occupé un poste de rang supérieur au sein du régime du président Siad Barre de juin 1977 à la mi-juillet 1979.

[7]  Le 8 juin 2015, l’avocat de M. Yassin a répondu à la lettre relative à l’équité procédurale. Dans cette lettre, l’avocat a fait valoir, premièrement, que M. Yassin n’entrait pas dans le champ d’application de l’alinéa 35(1)b) de la LIPR et, deuxièmement, que M. Yassin avait présenté une demande de dispense ministérielle en application du paragraphe 42.1(1) de la LIPR et qu’il ne serait pas contraire aux intérêts nationaux du Canada de lui accorder la résidence permanente. L’agent des visas n’a toutefois pas transmis la demande de dispense ministérielle à l’Unité des dispenses ministérielles [UDM] chargée de l’examen de ces demandes.

[8]  Le 10 décembre 2015, l’agent de liaison et premier secrétaire [agent de liaison] de l’Agence des services frontaliers du Canada a écrit à l’avocat de M. Yassin. L’agent de liaison a essentiellement déclaré qu’il ne doutait pas de la bonne foi des arguments de l’avocat, ni du fait que M. Yassin n’aurait pas été en cause dans les fautes commises par le président Barre, mais il a insisté sur le fait que la loi était claire et qu’elle s’appliquait à M. Yassin. L’agent de liaison a offert à M. Yassin la possibilité de présenter une demande pour motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR mais, le 13 décembre 2015, il lui a écrit de nouveau pour réitérer cette offre et confirmer qu’il délivrerait sous peu la lettre officielle de refus.

[9]  Le 15 décembre 2015, l’avocat de M. Yassin a écrit à l’agent de liaison pour lui rappeler que M. Yassin avait présenté une demande de dispense ministérielle avec documentation à l’appui, en juin 2015.

[10]  Le 20 décembre 2015, l’agent de liaison a envoyé à l’avocat de M. Yassin un courriel confirmant qu’il enverrait la demande de dispense ministérielle à l’UDM pour qu’elle soit traitée. L’agent de liaison a joint à ce courriel la lettre adressée à M. Yassin qui confirmait le rejet de sa demande d’admission au Canada.

[11]  Entre mars et août 2017, l’avocat de M. Yassin a écrit au défendeur et à l’UDM pour demander que le dossier soit traité, initialement dans un délai de 90 jours. Le défendeur a répondu qu’il lui était impossible d’accéder à la demande de traitement dans ce délai et il a demandé qu’un calendrier précis lui soit proposé. Le 30 août 2017, M. Yassin a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, demandant que la Cour délivre une ordonnance sous la forme d’un mandamus.

III.  Question en litige

[12]  La Cour doit déterminer si M. Yassin a droit à la délivrance d’une ordonnance de mandamus à l’égard de sa demande de dispense ministérielle en instance.

IV.  Discussion

A.  Critère légal pour la délivrance d’une ordonnance de mandamus

[13]  Tel qu’il est indiqué dans la décision Douze c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1337 (Douze), les critères suivants doivent être satisfaits pour qu’une ordonnance de mandamus soit délivrée (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCF 742, 162 NR 177 [CAF] confirmé par Apotex Inc. c. Canada, [1994] 3 RCS 1100, 176 NR 1 [Apotex], Tameh c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 288 [Tameh]) :

1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public […]

2. L’obligation doit exister envers le requérant [...]

3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation [...]

b) il y a eu (i) une demande d’exécution de l’obligation, (ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ et (iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable [...]

4. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent : [règles omises]

5. Le requérant n’a aucun autre recours [...]

6. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique [...]

7. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé [...]

8. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

B.  Critères en litige dans la présente instance

[14]  En l’espèce, le défendeur ne conteste pas les critères 1, 2, 3a), 3 b)(i) et 5, et ne tient pas compte du critère 4.

[15]  M. Yassin a déposé une preuve par affidavit en son nom et celui de son ancien avocat, Me Jean-François Harvey.

[16]  Dans cette preuve, le demandeur fait essentiellement valoir que tous les critères requis pour la délivrance d’une ordonnance de mandamus sont satisfaits et, surtout, que le délai est déraisonnable et qu’il n’a pas été dûment justifié par le ministre.

[17]  Élément pertinent à l’examen de cette demande, le ministre a présenté des affidavits de Mme Julie Bossé pour expliquer le processus de traitement des demandes de dispense ministérielle, les progrès récents réalisés dans le traitement de ces demandes, ainsi que les antécédents du demandeur en matière d’immigration et sa demande de dispense ministérielle.

[18]  La réponse du ministre consiste essentiellement en ce qui suit : (1) M. Yassin n’a pas un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation; (2) l’ordonnance sollicitée n’aura pas d’incidence sur le plan pratique; (3) il existe, en vertu de l’équité, un obstacle empêchant d’obtenir le redressement demandé et (4) la balance des inconvénients ne favorise pas la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

C.  M. Yassin a clairement le droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation

[19]  Sur ce point, M. Yassin soutient que le critère est satisfait, car le délai est déraisonnable et injustifié et que, comme l’a confirmé le juge en chef dans la décision Tameh, les délais ne peuvent être illimités.

[20]  Le ministre répond (1) que rien n’indique que le ministre a refusé de s’acquitter de ses obligations; (2) que les courts délais indiqués par M. Yassin dans ses demandes étaient déraisonnables et irréalistes, étant donné la nature particulière des demandes de dispense ministérielle et l’analyse approfondie qu’elles exigent, et (3) que M. Yassin ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombe de prouver que le délai de traitement de sa demande de dispense est déraisonnable.

[21]  La principale question en litige en l’espèce, comme dans la majeure partie de la jurisprudence citée par les parties, est de déterminer si les délais observés jusqu’à maintenant sont ou non déraisonnables.

[22]  La Cour a tranché que trois exigences doivent être satisfaites pour qu’un délai soit jugé déraisonnable : (1) le délai en question est plus long que ce qu’exige, prima facie, la nature du processus; (2) le demandeur et son avocat ne sont pas responsables du délai et (3) l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante (Conille c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 613 [Conille], au paragraphe 33).

[23]  Les parties conviennent maintenant que le délai doit être calculé à partir du 8 juin 2015, date à laquelle M. Yassin a présenté sa demande de dispense ministérielle; quelque deux ans et dix mois se sont donc écoulés depuis cette date.

[24]  Personne ne conteste le fait que le demandeur et son avocat ne sont pas responsables du délai.

[25]   M. Yassin a présenté une jurisprudence pour appuyer son allégation selon laquelle le délai actuel est déraisonnable (Esmaeili-Tarki c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 697 [Esmaeili-Tarki]; Tameh; Douze).

[26]  Le défendeur soutient que M. Yassin n’a pas droit à une décision concernant sa demande de dispense ministérielle, car le délai n’est pas, prima facie, déraisonnable. Le défendeur fait valoir qu’en général, la Cour ne considère pas que des délais inférieurs à trois ans sont déraisonnables, et il renvoie aux décisions rendues dans Tameh, Esmaeili et Douze.

[27]  Le défendeur soutient en outre que, dans sa réponse à M. Yassin, il a offert une justification satisfaisante pour expliquer le délai, en indiquant que [traduction] « les demandes de dispense ministérielle exigent un examen approfondi d’une quantité volumineuse de renseignements et d’observations qui requiert une évaluation complexe de nombreux facteurs. Bien que la priorité de traitement de ces demandes soit généralement établie en fonction de leur année de réception, d’autres facteurs tels que des changements dans la jurisprudence ou la loi, l’imposition de délais par le tribunal et la délivrance d’ordonnances de réexamen peuvent aussi avoir une incidence sur la priorité de traitement des dossiers » (lettre du ministre datée du 24 avril 2017, dossier de demande du demandeur, p. 75).

[28]  Le défendeur prétend que la preuve présentée montre (1) que l’UDM a mis en place d’importantes mesures pour améliorer l’efficacité de traitement des demandes de dispense ministérielle, notamment par la création de cette unité, l’adoption de nouveaux règlements ainsi que la production d’un guide et d’un formulaire de demande simplifié; et (2) que des progrès considérables ont été réalisés dans le traitement des demandes de dispense ministérielle comme en témoignent les affidavits de Mme Julie Bossé qui indiquent que le nombre de cas en instance au 9 janvier 2018 était de 277, alors qu’il était de 321 en mars 2017, et qu’environ 238 demandes précédaient celle de M. Yassin.

[29]  La Cour note toutefois ce qui suit : (1) dans la décision Douze, un délai de moins de trois ans a été jugé déraisonnable dans les circonstances, même si la recommandation avait déjà été rédigée; (2) dans la décision Tameh, le premier délai de quatre ans, entre 2008 et 2012, a été considéré comme étant à la limite extrême de ce qui est raisonnable (paragraphe 8) et, (3) dans la décision Esmaeili-Tarki, un délai de cinq ans a été jugé déraisonnable.

[30]   La jurisprudence n’est pas parfaitement concluante sur cette question. Il convient toutefois de préciser que les délais en cause se sont produits avant l’adoption des nouvelles mesures précitées, qui ont été invoquées par le défendeur pour justifier le délai et qui, paradoxalement, sont censées accroître l’efficacité de traitement des demandes par l’UDM. De plus, dans la décision Douze, un délai de moins de trois ans a été jugé déraisonnable même si la recommandation au ministre avait déjà été rédigée; or, en l’espèce, cette recommandation n’a pas encore été formulée.

[31]  En réalité, il semble que rien n’ait été fait dans le dossier de M. Yassin depuis le 8 juin 2015, et les justifications fournies par le défendeur ne contribuent en rien à comprendre les raisons de cette inaction. De plus, dans les décisions Douze et Esmaeili-Tarki, la Cour n’a pas accepté comme justifications du retard les « évaluations et [...] examens de nombreux niveaux qui étaient en cause » ni la réorganisation administrative.

[32]  La Cour conclut donc que le délai est déraisonnable.

D.  L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique

[33]  La Cour est d’avis que l’ordonnance aura une incidence sur le plan pratique pour M. Yassin et sa famille.

E.  Il n’existe, en vertu de l’équité, aucun obstacle empêchant d’obtenir le redressement demandé

[34]  Le défendeur a confirmé, dans un autre mémoire, que l’exigence relative aux demandes en instance n’empêche pas, en vertu de l’équité, la délivrance d’un mandamus.

F.  La balance des inconvénients favorise la délivrance de l’ordonnance de mandamus

 Enfin, en ce qui a trait au critère relatif à la prépondérance des inconvénients, la Cour conclut que ce critère penche en faveur du demandeur, notamment compte tenu du fait qu’aucun élément n’a été présenté pour établir que les précédentes ordonnances de mandamus délivrées par la Cour ont créé un chaos administratif.

G.  Délai de traitement proposé par le demandeur

[35]  Tel qu’il a été mentionné précédemment, M. Yassin a proposé, lors de l’audience, un calendrier mis à jour pour le traitement de sa demande de dispense ministérielle, qui est presque identique à celui imposé par le juge en chef dans la décision Tameh; la Cour conclut que le calendrier proposé est approprié.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3758-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie.

  2. Les parties doivent terminer les étapes décrites ci-dessous dans les délais prescrits :

  • a) M. Yassin aura 30 jours à partir de la date de la présente ordonnance pour présenter d’autres documents et observations à l’UDM pour la mise à jour de son dossier.

  • b) Dans les 120 jours qui suivront, l’ASFC communiquera à M. Yassin son projet de recommandation concernant la dispense ministérielle.

  • c) M. Yassin disposera ensuite de 30 jours à partir de la date à laquelle lui sera communiqué le projet de recommandation pour soumettre, s’il y a lieu, d’autres observations ou documents à l’UDM.

  • d) Puis, le président de l’ASFC présentera le projet de recommandation, accompagné des observations de M. Yassin, au ministre dans les 60 jours suivant la réception de ces observations. Subsidiairement, si l’ASFC modifie sa recommandation en réponse aux observations de M. Yassin et que ces modifications doivent lui être communiquées, l’ASFC présentera la recommandation mise à jour à M. Yassin dans les 45 jours suivant la réception des observations supplémentaires de M. Yassin. Selon ce dernier scénario, M. Yassin disposera ensuite de 30 jours pour présenter d’autres observations à l’ASFC en réponse à la recommandation mise à jour, puis le président de l’ASFC disposera de 60 jours après la réception des observations finales de M. Yassin pour communiquer la recommandation et les observations de M. Yassin au ministre.

  • e) Dans les 60 jours suivant la réception de la recommandation et des observations du président de l’ASFC, le ministre rendra une décision au sujet de la demande de M. Yassin.

  • f) La Cour conserve sa compétence concernant toute prorogation ou autre question qui pourrait se poser et aurait une incidence sur l’ordonnance de la Cour.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3758-17

INTITULÉ :

MOHAMED IBRAHIM YASSIN c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 AVRIL 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 20 AVRIL 2018

COMPARUTIONS :

Stephen J. Fogarty

Pour le demandeur

Émilie Tremblay

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fogarty Étude Légale

Avocats

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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