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Date : 20180510


Dossier : IMM-4350-17

Référence : 2018 CF 499

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2018

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

BRENDAN GANNES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur, Brendan Gannes, vit au Canada depuis près de trente ans; il est arrivé de Trinité-et-Tobago avec sa famille lorsqu’il avait environ trois ans. Il est devenu résident permanent en 1992, mais il n’a jamais obtenu la citoyenneté canadienne. Après avoir été reconnu coupable et condamné pour possession de cocaïne et de marijuana en vue d’en faire le trafic et possession d’une arme à feu prohibée chargée, le demandeur a perdu son statut de résident permanent et il a été frappé d’une mesure d’expulsion. La mesure d’expulsion n’a pas encore été exécutée parce que le demandeur purge toujours sa peine.

[2]  Le demandeur a demandé le rétablissement de son statut de résident permanent au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). Le demandeur a également présenté une demande de permis de séjour temporaire (PST) en application du paragraphe 24(1) de la LIPR. Une agente d’immigration principale a rejeté ces demandes le 21 septembre 2017.

[3]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur prétend que la décision de l’agente est déraisonnable, parce que celle-ci a omis de faire une analyse sérieuse de tous les éléments de preuve et facteurs pertinents, en conformité avec l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Le demandeur demande que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée pour être réexaminée par un autre agent d’immigration.

[4]  Je suis d’avis que les motifs de l’agente sont transparents et intelligibles et qu’ils justifient la décision qu’elle a rendue. Je conclus que l’agente a examiné toutes les circonstances pertinentes corroborées par les éléments de preuve qui lui ont été présentés, qu’elle a soupesé de manière raisonnable ces circonstances et qu’elle a rendu une décision qui appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Bien que le demandeur et bien d’autres personnes puissent être fort déçus par la décision de l’agente de rejeter la demande de résidence permanente, rien n’en justifie l’annulation.

[5]  Quant à la demande de permis de séjour temporaire, l’agente l’a tout simplement rejetée [traduction] « [p]our les motifs précités » relativement à la demande de résidence permanente. Le défendeur a toutefois fait valoir que l’agente n’était plus habilitée à statuer sur les demandes de PST présentées en application du paragraphe 24(1) de la LIPR, à la suite d’une modification apportée en juin 2017 à l’instrument réglementaire utilisé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour la délégation des pouvoirs ministériels. Vu ce fait, il est entendu que la demande de PST du demandeur sera examinée de nouveau par un autre agent. Je conclus donc que la contestation du refus de la demande de PST signifié le 21 septembre 2017 est maintenant sans objet.

[6]  Par conséquent et pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  RÉSUMÉ DES FAITS

[7]  Le demandeur est un citoyen de Trinité-et-Tobago âgé de 32 ans. Il est arrivé au Canada en 1987 ou 1988 (les dates d’arrivée inscrites au dossier divergent, mais cela ne porte pas à conséquence) avec ses parents et deux frères et sœurs. Les parents du demandeur se sont séparés peu après l’arrivée de la famille au Canada, et ils ont fini par divorcer. Durant son enfance, le demandeur a vécu plusieurs années avec son père et la nouvelle famille de ce dernier. Il a par la suite vécu avec une tante qui est devenue sa figure parentale la plus proche (et qui, malheureusement, a été victime d’une crise cardiaque fatale en 2006), puis de nouveau avec sa mère.

[8]  Le demandeur a terminé ses études secondaires à Scarborough. Il a ensuite fait des études d’ingénieur-mécanicien au Humber College, puis des études en administration des affaires au Durham College. Bien qu’il n’ait terminé aucun de ces programmes, il a occupé divers emplois rémunérés tout au long de sa vie adulte, jusqu’à son incarcération.

[9]  En 2009, le demandeur a été impliqué dans un accident d’automobile et a subi de graves blessures au cou et au dos. Il a dû demander un arrêt de travail pour cause de maladie; il travaillait comme préposé à la prise des commandes et conducteur de chariot élévateur à fourche. Il a alors commencé à consommer de la marijuana sur une base plus régulière pour soulager sa douleur et il est en même devenu dépendant.

[10]  En 2012, le demandeur a été accusé de possession de 10 grammes de marijuana. Rien dans le dossier n’indique comment cette accusation a été réglée. Dans sa demande de dispense, le demandeur a admis qu’il ne faisait pas seulement que consommer de la marijuana à cette époque, il en faisait aussi le trafic. Il avait commencé à vendre de la marijuana pour couvrir les coûts de sa propre consommation. Il a déclaré ce qui suit : [traduction] « Avec le temps, j’ai commencé à en consommer plus souvent et j’ai dû également augmenter la quantité que je vendais pour financer ma dépendance ». Le demandeur a aussi indiqué qu’il faisait également à l’époque le trafic de drogues plus dures, car [traduction] « il était devenu plus lucratif de vendre des drogues plus dures et plus rentables ». Bien qu’il n’ait pas été accusé de trafic de cocaïne en 2012, le demandeur a admis qu’il faisait le trafic de cette drogue en quantités de plus en plus importantes à cette période.

[11]  En juillet 2013, le demandeur a été arrêté et accusé de possession de cocaïne et de marijuana en vue d’en faire le trafic. Le demandeur a été accusé de possession de deux kilogrammes de cocaïne en vue d’en faire le trafic. Le dossier ne précise pas la quantité de marijuana en cause. Le demandeur a aussi été accusé de possession d’une arme à feu prohibée chargée. Aucune autre précision, outre le fait qu’il s’agissait d’une arme prohibée, ne figure au dossier quant à la nature de l’arme à feu.

[12]  Après avoir été détenu pendant une semaine, le demandeur a été libéré sous caution, son père et son oncle étant garants de sa caution. La mise en liberté sous caution comportait une assignation à résidence.

[13]  En mars 2014, alors qu’il était toujours en liberté sous caution, le demandeur a épousé une femme qu’il connaissait depuis ses études secondaires et avec qui il entretenait depuis peu une relation romantique. Sa partenaire est devenue enceinte et le demandeur a décidé [traduction« de se comporter de façon honorable et d’essayer de fonder une famille ». La relation a toutefois été de courte durée, et ils se sont séparés en juillet 2014. Leur fille (que je désignerai par la lettre A. dans les présents motifs) est née le 7 novembre 2014. L’épouse du demandeur a entrepris une procédure de divorce peu après la condamnation de ce dernier. Le demandeur n’a eu aucun contact avec sa fille depuis son incarcération. Je reviendrai plus loin sur la relation entre le demandeur et sa fille.

[14]  À peu près à la même période où le demandeur et son épouse se sont séparés, le demandeur s’est engagé dans une relation amoureuse avec une autre femme, que je désignerai « R.T. » dans les présents motifs. Le demandeur et R.T. se connaissaient depuis environ 15 ans, mais ce n’est que durant l’été 2014 qu’ils ont entamé leur relation amoureuse. Le demandeur était toujours en liberté sous caution à l’époque. R.T. a deux enfants nés d’une relation précédente. Je discuterai également plus en détail de la relation entre le demandeur et R.T. et ses enfants ci-après.

[15]  Le 23 octobre 2014, le demandeur a été reconnu coupable des trois chefs d’accusation qui pesaient contre lui. Le demandeur est resté en liberté sous caution sans aucun incident jusqu’au prononcé de sa sentence, le 14 janvier 2015 – soit pendant une période totale d’environ 18 mois à partir de la date de sa première mise en liberté. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de cinq ans pour chaque chef d’accusation, les peines devant être purgées concurremment.

[16]  À cause des infractions criminelles qu’il avait commises, en septembre 2015, le demandeur a été déclaré interdit de territoire en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, et une mesure d’expulsion a été délivrée à son endroit. Le demandeur a ensuite demandé le rétablissement de son statut de résident permanent aux termes d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) de la LIPR.

III.  Cadre législatif

[17]  Ainsi qu’il a été mentionné à maintes reprises, le paragraphe 36(1) de la LIPR définit une forme de contrat social. En échange de la possibilité de résider au Canada, les résidents permanents (et les ressortissants étrangers) ne doivent pas commettre d’infractions criminelles graves. La LIPR reconnaît les nombreux avantages de l’immigration pour le Canada et reconnaît également que « le succès de l’intégration des résidents permanents implique des obligations mutuelles pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne », notamment l’obligation des premiers d’éviter la grande criminalité (Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, aux paragraphes 1 et 2 [Tran]; voir aussi le paragraphe 3(1) de la LIPR). La LIPR « vise à permettre au Canada de profiter des avantages de l’immigration, tout en reconnaissant la nécessité d’assurer la sécurité et d’énoncer les obligations des résidents permanents » (Tran, au paragraphe 40). Lorsqu’un résident permanent commet une grave infraction criminelle (au sens de la loi), cette violation du contrat social peut donner lieu non seulement aux conséquences imposées par les tribunaux pénaux, mais aussi à la perte de son statut d’immigrant et à son expulsion du Canada.

[18]  L’obligation d’éviter de commettre des infractions criminelles graves pour ne pas en subir les conséquences négatives sur le plan de l’immigration s’applique également à tous les résidents permanents (et ressortissants étrangers). Cela dit, l’application uniforme de ce principe dans tous les cas peut mener parfois à une injustice ou une iniquité. Le paragraphe 25(1) de la LIPR se veut une mesure de protection pour éviter cela.

[19]  Cette disposition autorise ainsi le ministre à accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut accorder à cet étranger le statut de résident permanent ou le dispenser de tout critère ou de toute obligation applicable de la loi. Pareille mesure de réparation n’est toutefois accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Ces considérations s’entendent notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 41). Voir l’annexe I des présents motifs pour connaître les dispositions législatives pertinentes.

[20]  Une demande pour motifs d’ordre humanitaire est un exercice de pondération dans le cadre duquel un agent d’immigration est appelé à examiner des facteurs différents et parfois divergents. Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le demandeur invoque des considérations d’ordre humanitaire à l’appui d’une demande de dispense d’interdiction de territoire pour criminalité, l’agent d’immigration doit examiner la politique d’intérêt public énoncée au paragraphe 36(1) de la LIPR en regard de la situation personnelle du demandeur, et décider si la dernière l’emporte sur la première et justifie l’octroi d’une dispense de la règle habituelle selon laquelle un motif de grande criminalité entraîne la perte du statut de résident permanent et l’expulsion du Canada.

[21]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada propose une application du paragraphe 25(1) qui tient compte des objectifs d’équité qui sous-tendent cette disposition. Le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire, que confère cette disposition, se veut une disposition souple visant à atténuer les effets d’une application rigide de la loi dans les cas appropriés (Kanthasamy, au paragraphe 19). Selon les Lignes directrices ministérielles sur le traitement des demandes pour motifs d’ordre humanitaire, les agents d’immigration doivent déterminer si un demandeur serait exposé à des difficultés « inhabituelles et injustifiées » ou « démesurées ». Dans l’arrêt Kanthasamy, les juges majoritaires ont établi que, bien que ces termes puissent être utiles pour décider s’il convient d’accorder une dispense dans un cas précis, il ne s’agit pas de la seule façon de formuler des considérations d’ordre humanitaire pouvant justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Abella a plutôt proposé l’approche suivante (au paragraphe 33) :

L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[22]  Comme l’a également souligné la juge Abella, « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (Kanthasamy, au paragraphe 23). Ce qui justifie une dispense varie en fonction des faits et du contexte de chaque affaire (Kanthasamy, au paragraphe 25). La dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception extrêmement discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, au paragraphe 15 [Legault]; Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4). Il appartient au demandeur de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire (Kisana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 45 [Kisana]; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 5 [Owusu]; Ahmad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 646, au paragraphe 31; Zlotosz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724, au paragraphe 22 [Zlotosz]).

[23]  Le paragraphe 25(1) mentionne expressément que le décideur doit prendre en compte l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par une décision prise en application de cette disposition. L’application du principe de « l’intérêt supérieur » « dépend fortement du contexte » en raison « de la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au paragraphe 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, au paragraphe 11 et Gordon c. Goertz, [1996] 2 RCS 27, au paragraphe 20). Ce principe doit donc être appliqué de manière à « tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au paragraphe 35). La protection des enfants par l’application de ce principe signifie qu’il faut « décider de ce qui [...], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au paragraphe 36, citant MacGyver c. Richards (1995), 22 O.R. (3d) 481 (C.A.), p. 489).

[24]  Comme l’enquête sur l’intérêt supérieur d’un enfant touché par la décision dépend des faits propres à chaque cas, il est important de présenter des éléments de preuve à l’appui de l’intérêt de l’enfant (Zlotosz, au paragraphe 22; Lovera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 786, au paragraphe 38). Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans Owusu (au paragraphe 5) :

L’agent d’immigration qui examine une demande pour des raisons d’ordre humanitaire doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, sur lesquels l’expulsion du père ou de la mère peut avoir des conséquences préjudiciables, et il ne doit pas « minimiser » cet intérêt : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 75. Toutefois, l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée.

[25]  Enfin, il est bien établi dans la jurisprudence que le refus d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire en application du paragraphe 25(1) doit être examiné en regard de la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy, au paragraphe 44; Kisana, au paragraphe 18; Taylor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21, au paragraphe 16). Le caractère raisonnable d’une décision pour motifs d’ordre humanitaire doit être évalué globalement, en tenant compte de tous les faits et facteurs pertinents (Kanthasamy, aux paragraphes 25 et 33). Dans un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, il n’appartient pas au tribunal de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux éléments de preuve et aux facteurs pertinents (Kisana, au paragraphe 24), ou de substituer la conclusion que lui-même juge préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

IV.  Questions en litige

[26]  La question centrale dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agente est raisonnable.

[27]  L’agente devait déterminer si la situation particulière du demandeur justifiait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de soustraire le demandeur à l’application des dispositions des lois canadiennes sur l’immigration auxquelles il devrait autrement être assujetti. L’agente devait notamment décider si des circonstances particulières justifiaient la levée de la mesure d’expulsion du demandeur du Canada pour interdiction de territoire en raison de grande criminalité et l’autorisaient plutôt à rester au Canada à titre de résident permanent.

[28]  La décision de l’agente repose sur son évaluation de quatre considérations principales : a) la gravité des actes criminels commis par le demandeur; b) l’établissement du demandeur au Canada, notamment sa famille et ses autres attaches au pays; c) l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés par l’expulsion du demandeur du Canada et d) la situation dans laquelle se retrouverait sans doute le demandeur s’il était expulsé à Trinité-et-Tobago.

[29]  Le demandeur soutient que l’agente a commis des erreurs susceptibles de révision en regard de chacun de ces facteurs, ainsi que dans sa mise en balance globale des facteurs pertinents.

V.  Discussion

[30]  J’examinerai séparément l’évaluation que l’agente a faite de chacun de ces facteurs, puis j’évaluerai sa pondération globale de tous ces facteurs.

(a)  Gravité des infractions criminelles commises par le demandeur

[31]  L’agente a conclu que, [traduction] « [m]algré les mesures positives prises par le demandeur, ses condamnations criminelles pèsent lourdement contre lui dans sa demande de dispense ». Le demandeur conteste cette décision de l’agente selon laquelle la gravité des infractions qu’il a commises pèse lourdement contre lui, en dépit des facteurs positifs relevés. Je suis d’avis que l’agente a pris une décision raisonnable, eu égard au dossier qui lui a été présenté.

[32]  À l’appui de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a présenté des éléments de preuve attestant de ses remords et du fait qu’il assumait la responsabilité de ses actes criminels. Il a aussi produit des éléments de preuve indiquant les nombreuses mesures qu’il avait prises en vue de sa réhabilitation et de sa réintégration dans la communauté en tant que personne responsable et respectueuse de la loi.

[33]  L’agente a estimé qu’il était [traduction] « très évident », à la lecture des observations détaillées du demandeur, que ce dernier ressentait [traduction] « beaucoup de remords » face à sa décision de consommer de la drogue et d’en faire le trafic. L’agente a reconnu que le demandeur assumait la responsabilité de ses actes et qu’il estimait avoir droit à une deuxième chance au Canada. Des lettres des membres de sa famille témoignaient de la moralité du demandeur, des liens étroits qu’il avait avec sa famille et des raisons pour lesquelles il faudrait lui donner la possibilité de se réhabiliter au Canada, plutôt que de le renvoyer à Trinité-et-Tobago. L’agente a indiqué que les [traduction] « déclarations faites par le demandeur et les membres de sa famille, ainsi que les mesures qu’il avait prises durant son incarcération pour accroître ses compétences, étaient autant de facteurs qui jouaient en sa faveur ».

[34]  L’agente a toutefois estimé que le demandeur lui avait présenté peu, ou pas, d’éléments de preuve dans lesquels il reconnaissait la gravité objective de ces infractions. Dans sa demande, le demandeur a indiqué que la perte de son revenu d’emploi à la suite de son accident de voiture, combinée au fait d’être séparé de sa famille, à la mort de sa tante et à d’autres facteurs, l’avait [traduction] « propulsé » dans une vie marquée par la consommation de drogues et le trafic de stupéfiants. Ces événements pouvaient peut-être expliquer ce qui s’était produit, mais ils ne contribuaient que peu, voire pas du tout, à atténuer la gravité des infractions commises par le demandeur. Plus précisément, les événements mentionnés par le demandeur pour expliquer sa situation personnelle n’offrent aucune réponse satisfaisante à la gravité objective des infractions liées à la possession de deux kilogrammes de cocaïne en vue d’en faire le trafic et à la possession d’une arme à feu prohibée chargée. Les infractions de cette nature présentent un grave risque pour la sécurité de tous les membres de la société, et cette gravité se reflète dans les peines d’emprisonnement qui ont été imposées au demandeur. Bien que le demandeur regrette aujourd’hui sincèrement [traduction] « de ne pas avoir bien réfléchi à la gravité de la situation » et d’avoir [traduction] « maintenu ce mode de vie » après avoir été accusé de possession de marijuana en 2012, il offre peu, ou pas, de raisons pour expliquer sa conduite subséquente ou en atténuer la gravité. Compte tenu de ces faits, l’agente n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de la gravité des infractions criminelles du demandeur.

(b)  Établissement au Canada

[35]  Le demandeur vit au Canada depuis plus de 30 ans. Il a fait des études au Canada, a eu des emplois stables et a subvenu à ses besoins. Tous les membres de la famille immédiate du demandeur vivent au Canada. L’agente a jugé que les lettres d’appui produites par les membres de la famille et les amis du demandeur étaient [traduction] « détaillées et indiquaient clairement les liens étroits et continus qu’il y avait entre eux ». Concernant ces lettres, l’agente a conclu ce qui suit :

[traduction] Il ne fait aucun doute, à la lecture de ces lettres, que la famille est dévastée par les événements qui ont mené à l’incarcération du demandeur et qu’elle espère désespérément qu’il pourra rester au Canada. Elle demande que le demandeur puisse avoir une seconde chance et souligne les mesures qu’il a déjà prises pour amorcer sa réhabilitation en prison. J’accorde un poids considérable au degré d’établissement du demandeur.

[36]  Cette conclusion favorable est corroborée par de nombreux éléments de preuve et, bien sûr, le demandeur ne la conteste pas.

[37]  L’agente a reconnu que la relation entre le demandeur et R.T. était un élément important de sa demande de dispense présentée en application du paragraphe 25(1) de la LIPR. Le demandeur soutient toutefois que l’agente a commis une erreur en réduisant l’importance de cette relation, après avoir conclu que le demandeur et R.T. n’étaient pas conjoints de fait. Je ne suis pas de cet avis.

[38]  Après avoir examiné les éléments de preuve pertinents, l’agente a formulé les conclusions suivantes au sujet de la relation entre le demandeur et R.T. :

[traduction] Bien que le demandeur puisse entretenir une relation intime avec R.T., les éléments de preuve sont insuffisants pour conclure qu’il s’agit d’une union de fait. Je note que leur relation amoureuse a débuté environ six mois avant que le demandeur soit incarcéré, en janvier 2015; les éléments de preuve et autres déclarations présentés sont toutefois insuffisants pour déterminer où ils ont vécu ensemble ou pendant combien de temps. Je ne suis pas convaincue que le demandeur ait fourni suffisamment de preuve sur son union de fait. Bien que j’admette que le demandeur puisse entretenir une relation avec [R.T.], la preuve est insuffisante pour démontrer que le niveau d’interdépendance entre eux est tel qu’il en résulterait des difficultés pour le demandeur ou [R.T.].

[39]  L’agente devait déterminer si le demandeur et R.T. vivaient bien en union de fait, car c’est en ces termes que le demandeur a décrit sa relation sur sa demande pour motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur lui-même a décrit R.T. comme sa conjointe de fait, en précisant qu’ils vivaient en union de fait depuis le 1er septembre 2014. Leur relation est également décrite en ces termes dans les arguments de droit invoqués à l’appui de la demande de dispense.

[40]  Le seul élément de preuve produit pour appuyer cette caractérisation de leur relation est un affidavit de R.T. daté du 25 juin (ou peut-être du 28 – la date est partiellement illisible) 2015. L’affidavit intégral se lit comme suit : [traduction] « Je soussignée, [R.T.], de [...] déclare vivre en union de fait avec Brendon Gannes depuis septembre 2014 ».

[41]  Rien au dossier n’indique à quelle fin cet affidavit a été produit (il a été signé un an avant la présentation de la demande pour motifs d’ordre humanitaire). Cet affidavit pose problème même si l’on fait abstraction de sa nature affirmative. Par cet affidavit, R.T. indiquait-elle que sa relation amoureuse avec le demandeur a débuté en septembre 2014, ou qu’elle a débuté avant et qu’elle est devenue une union de fait en septembre 2014? S’il s’agit du premier cas, l’affidavit ne peut être véridique, car une relation ne peut être une union de fait dès son début. Bien que la durée requise varie selon le contexte dans lequel se pose la question en litige, une certaine période de cohabitation est requise avant qu’une relation devienne une union de fait. La déclaration du demandeur pose le même problème. D’une part, si R.T. (et le demandeur) voulaient indiquer que leur relation est devenue une union de fait en septembre 2014, alors il aurait fallu qu’ils appuient cette simple affirmation par des éléments de preuve indiquant qu’ils avaient cohabité auparavant. L’agente a examiné le dossier pour voir s’il contenait quelque élément de preuve en ce sens. Elle n’en a trouvé aucun. Le demandeur n’a pu en produire non plus et, en réalité, il ne conteste pas la conclusion de l’agente selon laquelle lui et R.T. ne vivaient pas en union de fait.

[42]  Donc, si ce n’était pas une union de fait, l’agente devait déterminer de quel type de relation il s’agissait à partir des éléments de preuve qui lui avaient été présentés.

[43]  Dans une lettre longue et détaillée présentée à l’appui de sa demande de dispense, le demandeur n’a eu que ceci à dire au sujet de sa relation avec R.T. :

[traduction] Je suis actuellement dans une relation sérieuse avec ma petite amie [R.T.]. Elle me rend visite régulièrement et participe au programme de visites familiales privées. Elle a deux enfants d’une autre union, qu’elle amène avec elle lors des visites. Nous nous aimons beaucoup et nous planifions un avenir ensemble; mon expulsion du pays mettrait fin à cette relation.

[44]  Dans sa propre lettre datée du 1er juin 2016, présentée à l’appui de la demande de dispense du demandeur pour motifs d’ordre humanitaire, R.T. fait référence au demandeur comme étant son « petit ami ». Elle a déclaré qu’elle et le demandeur se connaissaient depuis près de 15 ans et qu’il était la personne sur qui elle pouvait compter [traduction] « tous les jours pour tout ». Le demandeur lui donnait [traduction] « une raison de sourire tous les jours » et il « jouait un grand rôle dans sa vie ». Elle a aussi déclaré ceci : [traduction] « J’ai eu une année très difficile l’an dernier et, sans Brendon à mes côtés, je ne sais pas comment j’aurais pu la surmonter. Il est assurément ma force, et je sais que je suis également la sienne. »

[45]  R.T. a aussi indiqué dans sa lettre que, depuis l’incarcération du demandeur en janvier 2015, ils se parlaient fréquemment au téléphone. R.T. vit à Scarborough, mais elle rend régulièrement visite au demandeur, en général de trois à quatre fois par mois, à l’établissement de Collins Bay, à Kingston. De plus, tous les six mois, R.T. a le droit de passer la nuit avec le demandeur dans le cadre du programme de visites familiales privées. Les enfants de R.T. l’accompagnent parfois lors de ses visites au demandeur. R.T. a écrit qu’elle était impatiente [traduction] « qu’ils commencent leur vie ensemble » lorsque le demandeur sera libéré et « qu’ils se marient et aient des enfants ».

[46]  En résumé, les éléments de preuve présentés à l’agente indiquent que le demandeur et R.T. ont entamé une relation amoureuse quelques mois avant que le demandeur soit condamné, mais aucune preuve n’indique qu’ils ont habité ensemble. Leur relation s’est poursuivie pendant que le demandeur était en prison. Malgré les difficultés, ils sont demeurés en contact régulièrement, se soutenant mutuellement sur le plan affectif et d’autres plans. Ils sont attachés l’un à l’autre, et tous deux espèrent vivre ensemble lorsque le demandeur sera libéré.

[47]  Contrairement à ce que prétend le demandeur, l’agente ne s’est pas contentée de conclure que la relation entre lui et R.T. n’était pas une union de fait. Elle a poursuivi son analyse, mais a constaté que le dossier contenait peu de détails sur la manière dont les vies du demandeur et de R.T. s’étaient croisées ou sur leurs plans pour l’avenir. À la lumière des éléments de preuve présentés, je suis d’avis que l’agente a raisonnablement conclu que, même si le demandeur et R.T. avaient une relation [traduction] « intime », « les éléments de preuve étaient insuffisants pour conclure que leur niveau d’interdépendance était tel que le demandeur ou [R.T.] ferait face à des difficultés ».

[48]  Le demandeur soutient en outre que la référence de l’agente à des « difficultés » témoigne du défaut d’examiner sa relation avec R.T. dans l’optique plus large exigée par l’arrêt Kanthasamy. Je ne suis pas de cet avis. Les motifs de l’agente concernant la relation entre le demandeur et R.T. sont en réponse aux observations formulées uniquement en regard des difficultés qui découleraient de l’expulsion du demandeur, étant donné cette relation. Mais, plus important, je ne vois pas comment cet élément de la demande de dispense du demandeur pourrait être formulé autrement.

(c)  Intérêt supérieur de l’enfant

[49]  L’agente a indiqué ce qui suit au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant au sens du paragraphe 25(1) de la LIPR :

[traduction] En ce qui a trait à l’intérêt supérieur des enfants, je suis consciente que ce facteur est important et qu’il convient d’y accorder une grande importance dans l’évaluation d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire; cependant, je sais également qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un facteur décisif. En l’espèce, le demandeur a un enfant qui a presque trois ans et deux beaux-enfants, âgés de près de cinq et huit ans.

[50]  L’agente a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’information ou d’éléments de preuve pour démontrer comment l’intérêt supérieur de sa fille serait touché par la décision. Quant aux enfants de R.T., l’agente a déclaré ce qui suit : [traduction] « Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’information détaillée sur sa relation avec ces enfants avant son incarcération et durant sa relation avec [R.T.], ni sur la manière dont la décision influera sur l’intérêt supérieur de ces enfants ».

[51]  L’agente a formulé en ces termes sa conclusion au sujet de l’intérêt supérieur des enfants qui seraient touchés par sa décision :

[traduction] Bien que je sois réceptive, attentive et sensible à la question de l’intérêt supérieur des enfants, il incombe au demandeur d’expliquer comment le règlement de sa demande de dispense influerait sur le bien-être des enfants. Il ne suffit pas d’indiquer qu’il a un enfant et deux beaux-enfants et que la décision aura une incidence sur leur intérêt supérieur.

[52]  Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur susceptible de révision en n’accordant aucun poids à l’intérêt supérieur de sa fille ou des enfants de R.T. et, également, en ne tenant pas compte du tout de l’intérêt de sa nièce.

[53]  Je suis au contraire d’avis que l’agente a suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants qui seraient touchés par sa décision, eu égard aux éléments de preuve dont elle disposait.

[54]  Au moment de rendre une décision au sujet d’une demande pour motifs d’ordre humanitaire faisant intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent d’immigration ne peut pas se contenter de mentionner que cet intérêt a été pris en compte. L’intérêt supérieur de l’enfant « doit être “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au paragraphe 39, citant Legault, aux paragraphes 12 et 31 et renvoyant à Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, aux paragraphes 9 à 12). Une décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la LIPR sera jugée déraisonnable si l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, au paragraphe 75). Cependant, ce qui constitue une prise en compte suffisante de l’intérêt supérieur d’un enfant touché dépend des éléments de preuve produits à l’appui de la demande.

[55]  Quatre enfants ont été mentionnés dans la demande pour motifs d’ordre humanitaire : la fille du demandeur, les deux enfants de R.T. et la nièce du demandeur (que je désignerai par la lettre M. dans les présents motifs). Comme la situation de chacun diffère, je les examinerai séparément.

(i)  La fille du demandeur

[56]  Je suis d’avis que l’agente a fait une évaluation suffisante de l’intérêt supérieur de A., eu égard au dossier qui lui a été présenté.

[57]  Dans sa demande, le demandeur a déclaré qu’entre la naissance de sa fille, le 7 novembre 2014, et son incarcération le 14 janvier 2015, il a [traduction] « passé autant de temps qu’il a pu avec sa fille » et « fait tout ce qu’il lui était possible de faire » pour subvenir à ses besoins. Il convient de mentionner que le demandeur et la mère de A. étaient déjà séparés durant cette période de deux mois. Le demandeur n’a eu aucun contact avec sa fille depuis son incarcération. Le dossier qui a été présenté à l’agente ne contient aucun élément de preuve provenant de la mère de A. Bien que le demandeur ne l’ait pas mentionné explicitement, il est raisonnable de déduire de l’information qu’il a fournie que la mère de A. a la garde exclusive de leur fille et que le demandeur n’a aucun droit de visite et n’offre aucun soutien financier. En dépit de l’aide proposée par sa famille, le demandeur n’a entrepris aucune mesure légale pour tenter de maintenir sa relation avec sa fille. Le demandeur a été franc avec l’agente et il lui a dit qu’il n’entretenait pas de relation avec sa fille. Il a toutefois indiqué qu’il espérait avoir la possibilité dans l’avenir d’appuyer sa fille et de la voir grandir au Canada. L’agente a accepté le fait que le demandeur désirait être un père présent dans la vie de sa fille.

[58]  Cependant, il appartenait au demandeur de présenter des éléments de preuve attestant qu’il était dans l’intérêt supérieur de sa fille qu’il reste au Canada. Il n’en a produit aucun. Comme le demandeur n’a pas de lien avec sa fille, et en l’absence de preuve indiquant le contraire, il est purement conjectural de penser que sa participation future dans la vie de sa fille serait dans l’intérêt supérieur de celle-ci. (Cela ne laisse pas entendre que la possibilité de créer des liens plus étroits dans l’avenir ne pourrait pas être un facteur pertinent à considérer dans d’autres circonstances – voir, par exemple, A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1170, aux paragraphes 28 et 29). On ne peut reprocher à l’agente d’avoir conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de renseignements ou d’éléments de preuve pour démontrer comment l’intérêt supérieur de sa fille serait touché par le résultat de sa demande de dispense.

(ii)  Les enfants de R.T.

[59]  Je suis d’avis que l’agente a également raisonnablement conclu que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’information détaillée ni d’éléments de preuve sur sa relation avec les enfants de R.T. ou sur la manière dont l’issue de sa demande influerait sur l’intérêt supérieur de ces enfants.

[60]  Le fils de R. T. est né en janvier 2010 et sa fille est née en janvier 2013. Le demandeur les a identifiés comme ses « beaux-enfants » dans sa demande. Cependant, la seule chose qu’il a dite à leur sujet dans sa lettre d’appui, c’est que R.T. [traduction] « les amène avec elle lorsqu’elle me rend visite » au pénitencier. Le seul autre élément de preuve au dossier, concernant la relation entre le demandeur et les enfants de R.T., a été produit par R.T. qui a déclaré que ses enfants parlaient au demandeur au téléphone « constamment » et qu’ils disaient toujours [traduction] « qu’ils avaient très hâte qu’il revienne à la maison afin qu’il puisse former une famille ».

[61]  Ces éléments de preuve laissent croire que le demandeur n’était qu’un personnage secondaire dans la vie des enfants de R.T. Aucun autre élément de preuve n’indique le rôle – s’il en est –qu’il a pu jouer dans leur vie avant son incarcération en janvier 2015. Depuis, il a été essentiellement absent de leur vie. Le demandeur aurait pu présenter des éléments de preuve précis montrant que, malgré la séparation physique, il occupait une place importante dans la vie de ces enfants. De tels éléments de preuve, le cas échéant, auraient aidé l’agente à évaluer l’effet qu’aurait l’expulsion du demandeur du Canada sur l’intérêt supérieur de ces enfants. Cependant, le demandeur n’en a produit aucun.

(iii)  La nièce du demandeur

[62]  Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en faisant abstraction de la preuve concernant sa nièce M. et en omettant de tenir compte de l’intérêt supérieur de cet enfant. Je ne suis pas de cet avis.

[63]  Selon la documentation qui a été présentée à l’agente, peu avant l’incarcération du demandeur, M. (qui devait avoir environ sept ans à l’époque) a reçu un diagnostic de leucémie et a dû subir une chimiothérapie. Le demandeur a aidé sa sœur et sa nièce à traverser cette période difficile, notamment en les accompagnant à l’hôpital. Après avoir décrit la maladie de sa nièce et l’aide qu’il lui a apportée, le demandeur a déclaré ce qui suit au sujet de leur relation dans la lettre présentée à l’appui de sa demande : [traduction] « J’ai été là pour elle dès le début et elle s’est attachée à moi. Le père de [M.] n’est pas présent dans sa vie; mon frère et moi sommes donc les personnes les plus proches d’elle. Ma nièce me manque terriblement et j’espère qu’elle va surmonter sa maladie et qu’elle pourra mener une vie heureuse et en santé. » La sœur du demandeur a écrit ce qui suit dans sa propre lettre : [traduction] « Brendon a consacré tout son temps à sa nièce durant la première partie de son traitement à l’hôpital, jusqu’à son incarcération. Ma fille espère qu’elle pourra dans un avenir rapproché passer du temps avec son oncle qu’elle adore. » M. a également écrit une lettre disant que le demandeur l’avait beaucoup aidée lorsqu’elle était à l’hôpital et qu’il lui manquait.

[64]  L’agente n’aborde pas expressément la situation de M. dans ses motifs. Même s’il aurait peut-être été préférable qu’elle en fasse mention, cette omission ne donne pas lieu à une erreur susceptible de révision, et ce, pour trois raisons.

[65]  Premièrement, ainsi qu’il a été mentionné précédemment, l’agente a cité expressément les lettres détaillées des membres de la famille et des amis du demandeur qui [traduction« indiquent clairement leur relation étroite et continue » et que ces personnes ont été « dévastées par les événements qui ont mené à l’incarcération du demandeur et qu’elles espèrent désespérément qu’il pourra rester au Canada ». Or, ces lettres incluraient celles de la sœur et de la nièce du demandeur, et l’agente a accordé un « poids considérable » à ces éléments de preuve.

[66]  Deuxièmement, bien que le demandeur se plaigne aujourd’hui que l’agente a omis d’examiner expressément l’intérêt supérieur de M., il est loin d’être évident que le demandeur a fait valoir l’intérêt supérieur de cet enfant dans sa demande initiale. En effet, dans les observations formulées à l’appui de la demande, le représentant du demandeur a indiqué qu’il y avait trois enfants nés au Canada qui seraient directement touchés par la décision et que l’intérêt supérieur de ces enfants devait être pris en compte (non souligné dans l’original). Lorsqu’on lit les observations dans leur ensemble, il ne fait aucun doute que le représentant faisait référence à A. et aux deux enfants de R.T. L’obligation d’accorder suffisamment d’importance à l’intérêt supérieur de l’enfant « n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose [...] sur ce facteur » (Owusu, au paragraphe 5).

[67]  Troisièmement, si l’on présume, aux fins de la discussion, que M. est un enfant dont l’intérêt supérieur aurait dû être pris en compte, au même titre que celui des autres enfants qui seraient touchés par la décision concernant la demande pour motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur, l’agente disposait de peu ou pas d’éléments de preuve en regard desquels évaluer les effets de l’expulsion du demandeur sur l’intérêt de cet enfant. Le demandeur n’a jamais été le principal responsable de M. Mis à part les déclarations selon lesquelles le demandeur aimait sa nièce et la soutenait, aucun élément de preuve ne portait sur les soins que le demandeur pourrait lui apporter s’il restait au Canada après sa sortie du pénitencier. Aucun élément de preuve n’indiquait non plus dans quelle mesure M. serait touchée si le demandeur était expulsé du Canada. Les éléments de preuve montraient tout au plus que le demandeur et M. étaient proches et qu’ils avaient hâte de se revoir. Comme l’a déclaré le juge Diner dans Zlotosz, le simple fait d’avoir des liens étroits avec un enfant « ne fait pas d’une issue positive une conclusion considérée comme acquise », en particulier si le demandeur n’est ni le principal responsable de l’enfant ni son soutien financier (au paragraphe 30). Après avoir examiné le dossier, je suis d’avis qu’il n’y a aucun motif de croire que le résultat aurait été différent si l’agente avait évalué directement l’intérêt supérieur de M.

(d)  Retour à Trinité-et-Tobago

[68]  Dans une deuxième lettre présentée à l’appui de sa demande, le demandeur a exprimé un certain nombre de préoccupations sur ce qui pourrait lui arriver s’il retournait à Trinité-et-Tobago. Le demandeur a mentionné qu’il craignait de retourner dans un endroit où il n’avait pas vécu depuis qu’il était tout petit. Il craignait d’être sans abri et d’être incapable de trouver du travail. Il craignait également pour sa sécurité en raison du haut taux de criminalité à Trinité-et-Tobago, et notamment d’être la cible de gangs de criminels ou même d’être recruté par eux. Il craignait enfin de faire l’objet de stigmatisation et de discrimination dans un pays où il n’avait ni famille, ni amis, ni communauté. Hormis cette lettre, le demandeur n’a présenté aucune information ni aucun élément de preuve corroborant ses craintes quant à ce que serait sa vie à Trinité-et-Tobago.

[69]  L’agente a conclu, à partir de ses propres recherches sur la situation dans le pays, que [traduction] « les éléments de preuve montrent que la criminalité est un problème à Trinité-et-Tobago ». Elle a toutefois ajouté que [traduction] « ces éléments n’étaient pas suffisants pour la convaincre que la situation dans ce pays était telle que [le demandeur] ferait face à des difficultés qui justifieraient une dispense ».

[70]  Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en faisant une analyse comparative de sa vie au Canada et de ce qu’elle serait à Trinité-et-Tobago. Je ne suis pas de cet avis. Les motifs de l’agente répondaient aux observations visant à établir un net contraste entre les deux scénarios, dans un effort visant à démontrer les difficultés auxquelles serait exposé le demandeur s’il était expulsé à Trinité-et-Tobago.

[71]  Je suis également d’avis que les conclusions de l’agente sur ce point sont raisonnables. Il est indéniable que l’expulsion vers Trinité-et-Tobago sera difficile pour le demandeur, et l’agente a reconnu ce fait. Cela étant, il était loin d’être certain, d’après la preuve présentée, que le terrible sort que le demandeur entrevoit pour lui à Trinité-et-Tobago serait réalité. L’agente a raisonnablement tenu compte du fait que le demandeur est jeune, qu’il parle la langue du pays, qu’il a fait des études et qu’il possède une variété de compétences qui pourraient l’aider à s’établir à Trinité-et-Tobago. L’agente a conclu que le demandeur n’avait pu démontrer que son profil risquait de compromettre sa sécurité. Certes, la séparation d’avec sa famille sera difficile, mais l’agente a raisonnablement conclu que le demandeur serait en mesure de retrouver à Trinité-et-Tobago, sous une forme ou une autre, un soutien comparable au grand soutien familial dont le demandeur bénéficie au Canada. Les motifs de l’agente portaient sur les difficultés, mais ils se voulaient également une réponse aux observations portant sur le même sujet. À mon avis, ces motifs ne confèrent pas à ce facteur un caractère décisif, mais plutôt un caractère instructif (voir Kanthasamy, au paragraphe 33).

(e)  Pondération globale

[72]  J’ai examiné les objections du demandeur aux conclusions précises de l’agente au sujet des facteurs qu’elle a examinés en application du paragraphe 25(1). En l’absence d’erreurs susceptibles de révision sur quelque aspect, la seule question qui reste est de savoir si l’agente a commis une erreur dans la mise en balance des différents facteurs pertinents et dans sa conclusion finale.

[73]  Le demandeur soutient que l’agente a omis d’examiner l’ensemble des circonstances propres à son affaire dans l’optique plus large proposée dans l’arrêt Kanthasamy. Je ne suis pas de cet avis. L’agente devait prendre en compte la longue période d’établissement du demandeur au Canada, les difficultés auxquelles il serait exposé à son retour à Trinité-et-Tobago, ainsi que l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés par son expulsion, puis soupeser tous ces facteurs en regard des infractions criminelles graves qu’il a commises. Les motifs formulés par l’agente tiennent compte de tous ces facteurs, y compris le poids qu’elle a accordé à chacun. Dans ses motifs, l’agente explique au demandeur pourquoi elle en est venue aux conclusions qu’elle a formulées. Ces motifs me permettent également de conclure que le résultat se situe dans une gamme des issues possibles (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au paragraphe 14). Sur la base des éléments de preuve qui lui ont été présentés, l’agente a conclu que la gravité des infractions criminelles du demandeur l’emportait sur les autres considérations. Je suis d’avis que cette conclusion n’est pas incompatible avec l’objectif d’équité qui sous-tend le paragraphe 25(1) de la LIPR selon l’arrêt Kanthasamy, et qu’il était raisonnable pour l’agente d’en venir à cette conclusion.

VI.  Conclusion

[74]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[75]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4350-17

  LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question de portée générale n’est mentionnée.

« John Norris »

Juge


ANNEXE I

DISPOSITIONS LÉGALES PERTINENTES

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

[…]

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-4350-17

INTITULÉ :

BRENDAN GANNES c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 avril 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mai 2018

COMPARUTIONS :

Robert I. Blanshay

Pour le demandeur

Manuel Mendelzon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robert I. Blanshay

Avocat

Blanshay Law LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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