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Date : 20180504


Dossier : IMM-3678-17

Référence : 2018 CF 478

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2018

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

WEN WEN LI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur est un citoyen chinois âgé de 30 ans qui est arrivé au Canada en mai 2005 à titre de résident permanent parrainé. Le demandeur a été condamné pour possession en vue de trafic et de production illégale de cannabis en décembre 2015. En octobre 2016, l’Agence des services frontaliers du Canada l’a avisé qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire pour des motifs de grande criminalité et qu’un rapport avait été préparé aux termes du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Par la suite, en juillet 2017, le demandeur a reçu un avis de convocation à une audience devant la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) qui, dans une décision rendue le 9 août 2017, a émis une ordonnance d’expulsion à l’encontre du demandeur. Le demandeur a maintenant présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, aux termes du paragraphe 72(1) de la LIPR, et souhaite que la Cour annule la décision et renvoie l’affaire pour réexamen par un autre commissaire de la SI.

I.  Résumé des faits

[2]  Le 19 mai 2013, le demandeur a été arrêté lors d’une descente effectuée dans une installation de culture de marijuana. Il a été reconnu coupable le 14 décembre 2015 de possession en vue de trafic et de production illégale de marijuana, en violation de l’alinéa 5(3)a) et du sous-alinéa 7(2)b)(iii) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (LRDAS). En mars 2016, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté la contestation constitutionnelle du demandeur relativement au système de peines minimales obligatoires en application du sous-alinéa 7(2)b)(iii) de la LRDAS, et le demandeur a reçu une peine minimale obligatoire de 12 mois d’emprisonnement pour production illégale de marijuana. Le demandeur a porté sa peine en appel devant la Cour d’appel de l’Ontario (OCA), qui a entendu cet appel (ainsi que deux autres cas dont les faits sont semblables) le 1er novembre 2017. La décision de l’OCA demeure en suspens.

[3]  Le 28 novembre 2016, le demandeur a demandé que le rapport d’interdiction de territoire ne soit pas déféré à la SI pour l’audience en attendant le règlement de son appel porté devant l’OCA; cette demande a toutefois été refusée. En juillet 2017, après que le demandeur a reçu l’avis de convocation à comparaître devant la SI le 9 août 2017, il a demandé que l’audience soit ajournée en attendant le jugement vis-à-vis de son appel. La date de l’audience a alors été repoussée au 1er novembre 2017. Dans une lettre datée du 19 juillet 2017, la SI avait refusé l’ajournement de l’audience en citant les Directives no 6 du président : Mise au rôle et changement de la date ou de l’heure d’une procédure, qui énoncent ce qui suit aux passages pertinents :

6.6  Le fait qu’il y ait un appel en instance d’une déclaration de culpabilité pour des accusations criminelles concernant la personne en cause ou une demande en instance d’exemption du ministre concernant l’interdiction de territoire n’est pas, de façon générale, une raison valable pour que la SI accueille une demande de changement de la date ou de l’heure d’une enquête.

[4]  En raison de la peine de 12 mois exigée par la disposition relative aux peines minimales obligatoires, le demandeur est actuellement dans l’impossibilité de porter la décision de la SI en appel devant la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la CISR, aux termes du paragraphe 64(1) de la LIPR.

II.  Décision de la SI

[5]  Au début de l’enquête sur l’interdiction de territoire, soit le 9 août 2017, le demandeur a de nouveau demandé que l’audience soit ajournée jusqu’à ce que le jugement vis-à-vis de son appel devant l’OCA soit rendu. Bien que le demandeur ait tenu compte de la jurisprudence concluant que la SI n’est pas mandatée pour accepter les demandes d’ajournement pour éviter les effets secondaires associés à une mesure de renvoi, il a allégué que sa peine en l’espèce, qui permettrait de déterminer ses droits procéduraux en application de la LIPR, était toujours en litige. Selon le demandeur, il ne s’agissait pas d’un effet secondaire associé à une mesure de renvoi, et la jurisprudence portant sur les effets secondaires concernait le contrôle judiciaire des décisions de renvoi plutôt que le contrôle des peines sous-jacentes. Le demandeur a déclaré au commissaire de la SI que la confiance du public à l’égard de l’administration du système judiciaire pourrait être minée si une personne devait subir les conséquences d’une peine avant même d’avoir eu l’occasion de la contester. Le demandeur a reconnu que la SI était tenue, en application du paragraphe 162(2) de la LIPR, de statuer sur toute affaire de manière aussi expéditive que possible. En l’espèce, toutefois, le demandeur a allégué que l’octroi de l’ajournement ne serait pas retardé de manière déraisonnable, car il ne peut être renvoyé avant que son appel soit tranché et qu’il ait purgé sa peine. La seule situation où un ajournement ne pourrait être accordé est si le demandeur perdait son droit d’interjeter appel, en application du paragraphe 64(1) de la LIPR.

[6]  Le commissaire a pris en compte les arguments du demandeur concernant la demande d’ajournement, et il a pris la décision suivante : [traduction]

Alors, j’ai consacré un peu de temps à examiner quelques cas de jurisprudence, et j’ai pu constater que la jurisprudence est très claire. Bien qu’elle accorde au commissaire un certain pouvoir discrétionnaire, celui-ci est extrêmement limité, car ma section doit procéder aussi rapidement que possible, tout en tenant compte des principes d’équité et de justice naturelle. Cela dit, les principes d’équité et de justice naturelle concernent la procédure devant moi. Je me dois donc d’être juste, vous savez, et de respecter le principe de justice naturelle relativement à la procédure devant moi uniquement.

Autrement dit, si vous n’êtes pas prêt à procéder aujourd’hui parce que vous avez besoin d’un interprète, avez besoin d’un avocat, êtes malade et ne pouvez pas vous exprimer de manière adéquate ou ne bénéficiez pas d’une représentation appropriée, ou toute autre chose pouvant compromettre votre droit d’être entendu de façon équitable et convenable dans mon territoire, je suis tenu d’accepter votre demande, dans le respect des principes d’équité et de justice naturelle.

… On me demande de reporter l’audience d’aujourd’hui pour empêcher toute conséquence éventuelle sur une autre procédure. Je comprends les observations de l’avocat concernant le fait de tenter de distinguer certains cas de jurisprudence de votre affaire.

Mais, en toute honnêteté, je constate qu’ils sont pratiquement identiques. Certaines personnes ont demandé à ce que cette audience soit reportée pour que la déclaration de culpabilité soit portée en appel ou parce qu’elle faisait déjà l’objet d’un appel, et la demande de report a été rejetée.

En l’espèce, on me demande de reporter l’audience pour que... l’appel de la sentence puisse aboutir.

AVOCAT : Madame la commissaire, pourriez-vous me nommer les cas où la demande de report a été rejetée et où l’appel, plutôt la condamnation, était portée en appel?

COMMISSAIRE : Non, pas où la condamnation était portée en appel. J’ai dit où la – désolée, oui, la condamnation, oui, je pourrai vous les nommer.

AVOCAT : D’accord. Merci.

COMMISSAIRE : Je ne, je ne les ai pas ici en ce moment, mais je vais vous les donner. Aucun problème.

AVOCAT : Merci.

COMMISSAIRE : Parfait, alors pour moi il s’agit plus ou moins de la même chose. D’une part, les circonstances ne sont pas vraiment particulières. D’autre part, aucune date précise n’a été fournie. L’audience, l’audience de votre appel aura lieu le 1er novembre 2017. Toutefois, la date de la décision n’est pas connue. Décembre 2017 pourrait représenter un délai raisonnable, mais il ne s’agit là que de pure spéculation et nous n’accordons pas de report ni de report à une date indéterminée.

Ainsi, étant donné qu’il n’y avait devant moi aucun manquement à la justice naturelle ni à l’équité procédurale, qu’aucune date fixe et précise n’était fournie pour l’ajournement de cette audience, c’est-à-dire l’audience devant moi, et qu’il n’y avait, à mon avis, pas de circonstances particulières ni extraordinaires, je rejette cette demande d’ajournement.

La Section d’appel de l’immigration a la compétence d’évaluer le bien-fondé de l’appel ou de décider si le droit d’appel peut être accordé ou non. Si une ordonnance d’expulsion est émise aujourd’hui, combinée à la transcription de cette audience, je pourrais vous proposer de présenter une demande à la Section d’appel de l’immigration. Si cette demande est rejetée, les motifs du rejet ainsi que tous les renseignements pertinents doivent être portés devant la Cour fédérale.

[7]  Après avoir rejeté la demande d’ajournement, la SI a ensuite examiné les éléments de preuve non contestés concernant les condamnations et les sentences, puis a établi que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et a émis une ordonnance d’expulsion à l’encontre du demandeur.

III.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[8]  La norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Canada (Citoyenneté et Immigration0 c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339). Bien que la Cour d’appel fédérale ait récemment observé que la norme de contrôle pour les questions d’équité procédurale n’est pas encore fixée au sein de cette Cour (voir Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, aux paragraphes 11 à 14, 281 ACWS (3d) 472; voir aussi Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Canada, 2018 CFA 58, aux paragraphes 151 et 175, [2018] ACF no 334). La Cour doit s’assurer que la démarche empruntée pour examiner la décision faisant l’objet du contrôle a atteint le niveau d’équité exigé dans les circonstances de l’espèce (voir : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115, [2002] 1 RCS 3).

[9]  Le cadre analytique n’est pas tant la norme de la décision correcte ou de la décision raisonnable, mais plutôt une question d’équité. Autrement dit, un choix procédural qui est inéquitable n’est ni raisonnable ni correct, tandis qu’un choix procédural équitable sera toujours à la fois raisonnable et correct. Dans la pratique, la requête de la Cour pourrait s’apparenter à un examen selon la norme de la décision correcte, dans la mesure où la Cour ne se reportera jamais à une action d’un tribunal qu’elle juge inéquitable. Toutefois, une cour de révision accordera une attention respectueuse aux choix procéduraux d’un tribunal et elle n’interviendra que lorsque ces choix sortent des limites de la justice naturelle. Lorsqu’un tribunal agit dans son champ de compétence, ses décisions visant à contrôler les procédures, notamment en ce qui a trait à l’octroi d’un ajournement, sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (voir : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Fox, 2009 CF 987, au paragraphe 35, [2010] 4 RCF 3).

B.  La décision de la SI enfreignait-elle l’équité procédurale?

[10]  Le demandeur reconnaît que les ajournements sont des mesures discrétionnaires et que la SI contrôle ses propres procédures dans les limites des principes d’équité et de justice naturelle. Toutefois, en l’espèce, le demandeur allègue que la SI n’a pas tenu compte de l’obligation d’équité de haut niveau requise conformément aux circonstances, n’a pas considéré tous les facteurs pertinents, a restreint son pouvoir discrétionnaire d’après les pouvoirs non fournis au demandeur et n’a pas tenu compte de la jurisprudence de la Cour fédérale à l’appui de l’ajournement en attendant l’audience d’appel d’une affaire criminelle sur laquelle repose un rapport d’interdiction de territoire. Le demandeur affirme que la SI a fait référence à une jurisprudence [traduction] « très claire », où le report en attendant l’audience d’appel pour une condamnation sous-jacente a été refusé, mais qu’elle ne lui a pas présenté ces cas et n’a pas été en mesure de répondre aux cas contraires présentés par le demandeur. Selon le demandeur, les personnes ne devraient pas être punies en raison d’une sentence inadéquate.

[11]  Le demandeur souligne la décision de la Cour dans Cabrera c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 709, au paragraphe 75, 372 FTR 211 [Cabrera], où la demanderesse a demandé l’ajournement de son audience pour lui permettre de déposer un avis de question constitutionnelle. La Cour a annulé le refus d’accorder l’ajournement, estimant que « le fait que le ministre ne subissait aucun préjudice, alors que celui subi par la demanderesse était énorme » et « qu’il n’y avait pas de véritable effet préjudiciable sur le système d’immigration et/ou sur l’instance ». En outre, dans l’arrêt Cabrera, la Cour a conclu que le commissaire de la SI en l’espèce n’avait pas pris en considération tous les éléments pertinents en application du paragraphe 43(2) des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229 (les Règles), qui exige que l’on examine si le changement de la date d’audience ou le refus de changement de cette date « causerait vraisemblablement une injustice ». Le demandeur allègue que le même raisonnement vaut pour l’affaire en instance.

[12]  Le demandeur mentionne également l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Da Silva, [1999] ACF no 1420, 91 ACWS (3d) 631 [Da Silva], où le demandeur a obtenu l’ajournement d’une enquête en matière d’immigration en attendant l’audience d’appel pour les déclarations de culpabilité en matière criminelle sous-jacentes. Le ministre a demandé le contrôle judiciaire de l’ajournement, mais la décision a été maintenue. Selon le demandeur, l’arrêt Da Silva montre que le pouvoir discrétionnaire de la commissaire de la SI n’était pas limité au point où elle ne pouvait pas accorder l’ajournement en l’espèce, qu’il y a une distinction entre les ajournements qui reposent sur des appels pour des déclarations de culpabilité en matière criminelle sous-jacentes et ceux qui reposent sur d’autres procédures comme les demandes d’ordre humanitaire, et que des ajournements peuvent être accordés lorsque le délai accordé pour un appel n’est pas adéquat. Comme la SI a omis d’examiner ce pouvoir, le demandeur est d’avis qu’elle a limité son pouvoir discrétionnaire de manière inadéquate.

[13]  Bien que le demandeur reconnaisse qu’il n’existe pas de droit à un ajournement, il prétend que l’obligation d’équité exige qu’un décideur mène une enquête complète et appropriée en vue de soupeser les intérêts d’un demandeur par rapport à l’intérêt public dans l’instruction expéditive des instances. Toujours selon le demandeur, il y avait une obligation d’équité de haut niveau en l’espèce d’après les critères énoncés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 2 RCS 817, [1999] ACS no 39; plus précisément, que cette procédure était de nature administrative plutôt que judiciaire. Il s’agissait d’une décision définitive établissant que le demandeur ne pouvait bénéficier d’autres recours possibles en vertu de la LIPR; il y aurait des répercussions importantes sur le demandeur et sa famille si l’on devait lui refuser tout recours à la SAI où des facteurs d’ordre humanitaire pourraient être pris en considération, et ses attentes légitimes n’ont pas été satisfaites, car la SI n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents et a omis de divulguer la jurisprudence sur laquelle elle s’est appuyée.

[14]  Enfin, le demandeur soutient que la SI n’a pas tenu compte de tous les facteurs pertinents comme l’exige le paragraphe 43(2) des Règles. L’article 43 est libellé comme suit :

Demande de changement de la date ou de l’heure d’une audience

Application to change the date or time of a hearing

43 (1) Toute partie peut demander à la Section de changer la date ou l’heure d’une audience.

43 (1) A party may make an application to the Division to change the date or time of a hearing.

Éléments à considérer

Factors

(2) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent. Elle examine notamment :

(2) In deciding the application, the Division must consider any relevant factors, including

a) dans le cas où elle a fixé la date et l’heure de la procédure après avoir consulté ou tenté de consulter la partie, toute circonstance exceptionnelle qui justifie le changement;

(a) in the case of a date and time that was fixed after the Division consulted or tried to consult the party, the existence of exceptional circumstances for allowing the application;

b) le moment auquel la demande a été faite;

(b) when the party made the application;

c) le temps dont la partie a disposé pour se préparer;

(c) the time the party has had to prepare for the hearing;

d) les efforts qu’elle a faits pour être prête à commencer ou à poursuivre l’audience;

(d) the efforts made by the party to be ready to start or continue the hearing;

e) la nature et la complexité de l’affaire;

(e) the nature and complexity of the matter to be heard;

f) si la partie est représentée;

(f) whether the party has counsel;

g) tout report antérieur et sa justification;

(g) any previous delays and the reasons for them;

h) si la date et l’heure qui avaient été fixées étaient péremptoires;

(h) whether the time and date fixed for the hearing was peremptory; and

i) si le fait d’accueillir la demande ralentirait l’affaire de manière déraisonnable ou causerait vraisemblablement une injustice.

(i) whether allowing the application would unreasonably delay the proceedings or likely cause an injustice.

[15]  Le demandeur allègue qu’il n’a pas été consulté, qu’il n’était pas d’accord avec la date choisie pour l’audience, qu’il n’avait jamais occasionné de retards, que le ministre ne subissait aucun préjudice vis-à-vis du refus de l’octroi de l’ajournement, alors que celui subi par la demanderesse était énorme, et que le motif de la demande était d’exécuter la sentence et de trancher les questions constitutionnelles relatives à la sentence obligatoire. Selon le demandeur, la SI a, de manière déraisonnable, considéré que sa demande d’ajournement visait à empêcher toute conséquence sur une autre procédure, alors qu’il cherchait plutôt à relever les faits sous-jacents sur lesquels reposerait la décision relative à son interdiction de territoire. Il est aussi d’avis que la SI, de manière déraisonnable, n’a pas tenu compte du fait qu’il cherchait à éviter de perdre son droit d’appel à la SAI en raison d’une sentence pouvant porter atteinte aux droits garantis par la Charte contre les peines cruelles ou inusitées.

[16]  Le défendeur soutient que l’article 43 ne fait qu’énumérer plusieurs facteurs dont la SI doit tenir compte au moment de déterminer si elle accepte une demande d’ajournement ou non, et n’exige pas de la SI ni ne lui permet pas de tenir compte de toute injustice subséquente à une partie visée par une ordonnance d’expulsion. En outre, le défendeur fait référence aux Directives no 6 du président : Mise au rôle et changement de la date ou de l’heure d’une procédure, qui énoncent ce qui suit aux passages pertinents :

6.6  Le fait qu’il y ait un appel en instance d’une déclaration de culpabilité pour des accusations criminelles concernant la personne en cause ou une demande en instance d’exemption du ministre concernant l’interdiction de territoire n’est pas, de façon générale, une raison valable pour que la SI accueille une demande de changement de la date ou de l’heure d’une enquête.

[17]  Enfin, le défendeur affirme que si l’OCA devait rendre un jugement visant à réduire la sentence du demandeur à moins de six mois, le défendeur demanderait à notre Cour d’annuler la conclusion d’interdiction de territoire et l’ordonnance d’expulsion de la SI.

[18]  Je souligne tout d’abord que le sous-alinéa 7(2)b)(iii) de la LRDAS a été déclaré anticonstitutionnel dans l’arrêt R.v. Serov, 2017 BCCA 456, 143 WCB (2d) 252 [Serov]. L’arrêt Serov a été prononcé le 28 décembre 2017 et n’a donc pas été porté devant la SI. Il ne faut naturellement pas tenir pour acquis que le sous-alinéa 7(2)b)(iii) sera aussi considéré comme étant anticonstitutionnel par l’OCA. Toutefois, si l’OCA suit la décision rendue dans l’arrêt Serov et déclare que le sous-alinéa 7(2)b)(iii) de la LRDAS est anticonstitutionnel, le demandeur perdra néanmoins son droit d’appel à la SAI d’après une disposition anticonstitutionnelle relative aux peines minimales obligatoires. À mon avis, la SI n’a pas envisagé suffisamment ni sérieusement la possibilité d’ajourner la procédure en vue d’éviter un tel résultat. Non seulement cela était injuste pour le demandeur, mais il s’agissait également d’une décision déraisonnable.

[19]  La SI a exprimé des préoccupations concernant le caractère indéterminé de la demande d’ajournement. La SI a clairement indiqué que la demande d’ajournement avait été rejetée pour le motif qu’aucune date n’avait été fixée pour la nouvelle audience. Toutefois, à cet égard, la SI a confondu les facteurs énoncés à l’article 43 en présentant une demande de changement de date ou d’heure d’une audience sous la forme d’une simple requête visant à ajourner l’audience en attendant la décision de l’OCA. Il est possible que la date à laquelle l’OCA a rendu sa décision ne fût pas encore connue ou fixée au moment de l’audience. Toutefois, à mon avis, ce manque de précision ou l’absence d’une date précise ne constituent pas en soi un motif suffisant pour rejeter la demande d’ajournement, étant donné qu’il ne faut que déterminer quand, et non si, l’OCA rendra sa décision.

[20]  En outre, la jurisprudence concernant les ajournements n’est pas, comme l’a affirmé la SI, [traduction] « très claire », et il semblerait que la SI n’ait pas pris en considération les facteurs énoncés au paragraphe 43(2). Dans l’arrêt Cabrera, la SI a rejeté une demande d’ajournement, et cette décision a été annulée et renvoyée pour réexamen par le juge Russell, qui a écrit ce qui suit :

[71]  Quoi qu’il en soit, la SI avait, selon moi, l’obligation d’examiner la demande d’ajournement de la demanderesse, conformément à l’article 43 des Règles de la Section de l’immigration. Le paragraphe 43(2) oblige la SI à prendre en considération « tout élément pertinent » et dresse ensuite une liste éléments à considérer dans tous les cas. Lorsque je me penche sur les « éléments pertinents » les plus évidents dans la présente affaire, je songe aux suivants :

a.  la très courte durée de l’ajournement demandé;

b.  l’ajournement n’aurait eu aucun effet préjudiciable sur le système d’immigration;

c.  l’ajournement n’aurait pas indûment retardé, empêché ou paralysé la conduite de l’enquête;

d.  l’impossibilité d’imputer à la demanderesse un quelconque retard. Sa conseil lui a donné une raison légitime pour laquelle elle avait besoin de l’opinion d’Intercede et a aussi indiqué qu’elle avait fait des efforts pour obtenir la lettre à l’intérieur du délai : « […] je n’arrêtais pas de lui demander quand je pourrais le recevoir »;

e.  le fait qu’un ajournement n’aurait causé aucun préjudice au ministre, ni retardé indument l’instance, alors que ne pas accorder l’ajournement demandé empêchait la demanderesse de présenter ses arguments constitutionnels fondés sur la Charte, ainsi que le fait qu’elle n’ait pas respecté les délais prévus est devenu un élément important de la décision.

...

[75]  J’ajouterais aussi que d’autres éléments dont la SI aurait dû tenir compte en l’espèce étaient évidents dans les circonstances : par exemple, le fait que le ministre ne subissait aucun préjudice, alors que celui subi par la demanderesse était énorme, compte tenu des raisons données par la SI pour rejeter ses arguments constitutionnels fondés sur la Charte; le fait qu’il n’y avait pas de véritable effet préjudiciable sur le système d’immigration et/ou sur l’instance.

[21]  Les motifs de la SI n’indiquent pas que l’arrêt Cabrera a été pris en compte par la SI ni que les « éléments pertinents » relevés dans cette affaire ont été évalués par la SI. Les motifs de la SI ne sont pas jugés suffisamment intelligibles pour savoir sur quoi s’est basée la SI pour rejeter la demande d’ajournement. Le fait que la SI semble avoir décidé de rejeter la demande d’ajournement et de procéder à l’audience en se basant uniquement sur une jurisprudence non nommée qui n’a pas été fournie à l’avocat du demandeur est assez problématique. Ainsi, la décision de la SI ne satisfait pas aux critères de transparence et d’intelligibilité stipulés dans les arrêts Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 et Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] ACS no 2 et, par conséquent, elle doit être annulée.

IV.  Conclusion

[22]  Je conclus donc que la SI a rejeté la demande d’ajournement du demandeur de manière injuste et déraisonnable, entraînant ainsi la délivrance d’une ordonnance d’expulsion injuste et déraisonnable à son encontre.

[23]  Comme aucune des parties n’a proposé de question à certifier d’importance générale, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3678-17

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire; l’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration aux fins de réexamen par un autre commissaire, et aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3678-17

 

INTITULÉ :

WEN WEN LI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 mai 2018

 

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

 

Pour le demandeur

 

John Locar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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