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Date : 20180409


Dossier : T-1417-17

Référence : 2018 CF 377

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2018

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

2553-4330 QUÉBEC INC.

demanderesse

et

LAURENT DUVERGER

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, 2553-4330 Québec inc [Aéropro ou l’employeur], conteste la légalité d’une décision rendue le 30 août 2017 par la Commission canadienne des droits de la personne [Commission]. Cette dernière prie le président du Tribunal canadien des droits de la personne [Tribunal] de désigner un membre pour instruire une partie de la plainte consolidée d’actes discriminatoires ayant été portée contre Aéropro par le défendeur, M. Laurent Duverger, le 26 novembre 2013. On parle ici des allégations de harcèlement en matière d’emploi dont le défendeur dit avoir été l’objet au printemps 2012 à cause de son origine nationale et de sa déficience.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’annuler la décision contestée et de renvoyer l’affaire pour réexamen, comme le sollicite en l’espèce la demanderesse.

I  Cadre juridique

[3]  En vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [LCDP], l’origine nationale ou ethnique, ainsi que la déficience physique ou mentale d’un individu, constituent des motifs de distinction illicite (paragraphe 3(1) et article 25). Le fait de défavoriser un individu en cours d’emploi et celui de harceler un individu en matière d’emploi, constituent des actes discriminatoires distincts, s’ils sont fondés sur un motif de distinction illicite (alinéas 7b) et 14(1)c)). De plus, si les actes en question sont commis par un employé, un mandataire, un administrateur ou un dirigeant dans le cadre de son emploi, ils sont réputés avoir été commis par la personne, l’organisme ou l’association qui l’emploie (paragraphe 65(1)). Toutefois, cette présomption peut être écartée si la personne, l’organisme ou l’association visé établit que l’acte ou l’omission a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets (paragraphe 65(2)).

[4]  Conformément aux dispositions de la Partie III de la LCDP, la Commission est habilitée à recevoir et traiter les plaintes d’actes discriminatoires – englobant tout acte visé aux articles 5 à 14.1 de la LCDP – qui ne sont pas autrement frappées d’un motif d’irrecevabilité (paragraphes 40(1), (5) et (7) et articles 41 et 42). En particulier, la Commission peut refuser d’instruire une plainte si : (1) la victime n’a pas épuisé tous les recours à sa disposition (alinéa 41(1)a)); (2) la plainte pourrait avantageusement être instruite en vertu d’une autre loi fédérale (alinéa 41(1)b)); (3) la plainte n’est pas de sa compétence (alinéa 41(1)c)); (4) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi (41(1)d)); (5) la plainte a été déposée après l’expiration d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances (41(1)e)) [motifs d’irrecevabilité].

[5]  On l’a moultes fois répété, mais il n’est pas inutile de le rappeler encore une fois : la Commission n’est pas un organisme décisionnel, elle exerce plutôt un rôle d’examen et de filtrage (voir Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 au para 53, 140 DLR (4e) 193 [Cooper avec renvois aux RCS]; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 au para 23 [Halifax]). D’ailleurs, bien que la Commission puisse charger une personne d’enquêter sur la plainte [l’enquêteur] (paragraphe 43(1)), rien ne l’empêche, à toute étape postérieure au dépôt de la plainte, de demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte, si elle est convaincue, compte tenu des circonstances relatives à celle-ci, que l’instruction est justifiée (paragraphe 49(1)). Dans ce dernier cas, elle peut effectuer le renvoi au Tribunal sans autre enquête (voir Société canadienne des postes c Association canadienne des maîtres de poste et adjoints (ACMPA), 2016 CF 882 aux paras 4, 20-22, 46-47, 78-79, 84-91 [Société canadienne des postes]; Canada (Procureur général) c Skaalrud, 2014 CF 819 aux paras 25-30, 39 [Skaalrud]).

[6]  Dans le cas où la Commission a désigné un enquêteur, ce dernier présente son rapport le plus tôt possible après la conclusion de l’enquête (paragraphe 44(1)). Sur réception du rapport d’enquête, au moins trois issues sont possibles. Ainsi, la Commission peut : (1) renvoyer le plaignant à une autre autorité compétente si celui-ci devrait épuiser ses recours ou pourrait voir sa plainte plus avantageusement instruite ailleurs (paragraphe 44(2)); (2) demander au président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la plainte si elle est convaincue que l’examen de celle-ci est justifié et que la plainte n’est pas autrement irrecevable (alinéa 44(3)a)); ou (3) rejeter la plainte si elle est convaincue que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifiée, ou encore que la plainte est autrement irrecevable (alinéa 44(3)b)).

[7]  Pour résumer, on peut dire que « lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée » (Cooper au para 53). En d’autres termes, la Commission ne statue effectivement pas sur la plainte au fond (voir Halifax aux paras 23-24). Elle doit simplement déterminer si l’examen de la plainte est justifié, c’est-à-dire, « déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante » (Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879 à la p 899, 62 DLR (4e) 385).

[8]  Enfin, lorsque la Commission prend une décision finale au terme de son examen, les cours de révision n’interviendront dans l’exercice des pouvoirs discrétionnaires prévus à l’article 44 ou à l’article 49 de la LCDP que lorsqu’il y a eu bris à un principe d’équité procédurale ou qu’une erreur révisable a autrement été commise (voir généralement Bell Canada c Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, [1999] 1 CF 113, 167 DLR (4e) 432 (CAF); Société canadienne des postes aux paras 26-30; voir aussi Skaalrud). À ce chapitre, il faut présumer que la norme de contrôle applicable à la décision d’un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive est celle de la raisonnabilité (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 146 [Dunsmuir]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 39). Font exception, les questions qui commandent l’application de la norme de la décision correcte, notamment les questions touchant véritablement à la compétence (voir Dunsmuir au para 59).

II  Contexte factuel

[9]  Les circonstances entourant le dépôt de la plainte ne font pas vraiment véritablement l’objet d’un débat.

[10]  La demanderesse emploie plus de 250 employés répartis dans l’ensemble de la province de Québec. Elle offre des services d’entretien et de gestion d’aéronefs, d’inventaire de la faune et de détection de feux de forêts. Elle est également impliquée dans des programmes d’observation météorologiques et aérologiques avec divers partenaires (e.g. NAV Canada, Environnement Canada et Hydro Québec) et possède des stations d’observation météorologiques à Sept-Îles, Gaspé, Chibougamau, Dorval et Québec.

[11]  Le défendeur est originaire de la France. Il a émigré au Canada en 2007 avec un permis temporaire de travail – lequel a été renouvelé par la suite. Il a occupé le poste de technicien météo à la station météorologique de Chibougamau du 17 octobre 2007 jusqu’au 21 juin 2010 [période d’emploi]. Entre temps, il a obtenu le statut de résident permanent en mai 2009 et est devenu citoyen canadien en juillet 2013.

[12]  Le 8 mars 2012, le défendeur a demandé à la Commission de la santé et de la sécurité du travail du Québec [CSST] de reconnaître qu’il avait subi une lésion professionnelle de nature psychologique en raison des évènements survenus au cours de la période d’emploi à la station météorologique de Chibougamau. Or, peu de temps après avoir transmis conformément à l’article 270 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ c A‑3.001, copie de la réclamation qu’il s’apprêtait à envoyer à la CSST (courriel du 26 mars 2012), le défendeur reçoit plusieurs courriels de menaces et d’insultes de la part de son ancien superviseur, M. Raymond Dallaire. Pourtant, il n’avait plus aucun contact avec ce dernier depuis la fin de son emploi en juin 2010.

[13]  Voici quelques extraits des courriels que le superviseur Dallaire a adressés au défendeur au printemps 2012 :

Tu es le pire con avec qui j’ai eu à travailler depuis 25 ans. Retournes donc dans ton pays car ici tu n’es qu’un parasite (23 avril 2012)

[…] T’es juste un ostie d’con (23 avril 2012)

Tout ce que je t’[sic]accorde c’[sic]est un coup de pied au derrière [sic] qui te retournerais à [sic] Paris (25 avril 2012)

Je te suggère de formuler ta plainte de con à l’ONU et si on me convoque; je serai là (25 avril 2012)

À son Altesse Royale; Laurent le Premier du nom

Étant donné ton besoin de profiter au maximum des programmes sociaux québécois et canadiens […] Je te suggère ce qui suit.

Tu pourras te trouver une chambre dans l’aile psychiatrique de l’hôpital de ton choix. Tu y seras logé, nourri, médicamenté et traité par un psychiatre. Et tout ça [sic]; sans que ça [sic] te coûte un sous. C’est plus payant que la CSST et ça [sic] fera de toi un citoyen très honorable qui recevra sans doute l’Ordre du Canada.

Avec tous mes hommages,

Raymond Dallaire, simple descendant d’agriculteurs de pères en fils depuis 1640 […] (2 mai 2012)

Retournes dans ton pays. Chez ta maman et/ou chez ton papa. Car ici tu n’[sic]as pas d’[sic]avenir et tu tombes en dépression sans que personne ne puisse te venir en aide (7 mai 2012)

[14]  Il est admis que le superviseur Dallaire a envoyé ces courriels en utilisant les ordinateurs et l’adresse courriel de son employeur. Pendant ce temps, le défendeur a fait suivre les courriels à d’autres employés d’Aéropro, dont au supérieur de M. Dallaire, M. Richard Légaré, et M. Aurèle Labbé, propriétaire d’Aéropro. Il n’a obtenu aucune réponse satisfaisante et, dans les faits, aucune suite n’a été donnée par l’employeur. Nous verrons un peu plus loin que la non-résolution de la question de harcèlement post-emploi deviendra l’un des deux substrats de la plainte consolidée d’actes discriminatoires. Interrogé par l’enquêteur de la Commission, le superviseur Dallaire justifiera alors son comportement en disant qu’il croyait que le défendeur cherchait à le faire passer pour un raciste et tentait de salir sa réputation devant la CSST, tandis que la direction d’Aéropro considère qu’elle n’avait rien à faire puisque le défendeur n’était plus à son emploi.

[15]  Le 21 juin 2012, à la suite d’une révision administrative, la CSST a rejeté la réclamation du défendeur car elle aurait été faite hors délai. Toutefois, la Commission des lésions professionnelles [CLP] a décidé que la réclamation était recevable. Le 27 janvier 2013, elle a accueilli la réclamation, puisque le défendeur avait subi une lésion professionnelle de nature psychologique le 21 juin 2010 en raison des divers évènements survenus au travail durant la période d’emploi (L D et Compagnie A, 2013 QCCLP 3939 [L D]).

[16]  Le défendeur a donc eu droit à une indemnité de remplacement de revenus (de plus de 100 000 $ dans le cas présent). C’est que, selon la preuve considérée par la CLP, le défendeur a travaillé dans des conditions particulièrement dégradantes et a été victime de moqueries, de menaces et d’humiliations quotidiennes de la part de ses collègues de travail et en particulier du superviseur Dallaire. Ces conditions invivables ont mené à sa démission et lui ont laissé des séquelles psychologiques graves, notamment un diagnostic de stress post-traumatique et un trouble d’adaptation avec humeur dépressive. En terminant, la CLP mentionne au passage que la demanderesse a clairement manqué à ses obligations de protéger la santé, la sécurité et l’intégrité du défendeur, alors que « les droits fondamentaux du travailleur […] ont également été bafoués, de même que son droit à l’intégrité de la personne » (L D au para 62).

[17]  En août 2013, le défendeur a décidé de se plaindre devant la Commission. D’autre part, le procureur de la demanderesse a informé la Cour à l’audience que le défendeur a également porté une plainte de harcèlement à la Commission des droits de la personne du Québec contre le superviseur Dallaire personnellement, mais cette dernière plainte a été gardée en suspend en attendant une résolution définitive de la plainte consolidée d’actes discriminatoires contre Aéropro.

III  Cheminement du dossier

[18]  La plainte consolidée portée devant la Commission par le défendeur le 28 novembre 2013 réunit les plaintes I1301995 et I1302143 respectivement datées du 23 et du 26 août 2013. Celle-ci porte sur deux séries d’actes discriminatoires distincts :

  • a) Le traitement défavorable dont le défendeur dit avoir été l’objet à cause de son origine nationale pendant la période d’emploi au niveau de sa rémunération et de diverses conditions salariales [traitement discriminatoire]; et

  • b) Le harcèlement psychologique dont le défendeur dit avoir été l’objet à cause de son origine nationale et de sa déficience (dépression) de la part du superviseur Dallaire après qu’il ait quitté son emploi en juin 2010 et ait fait une réclamation pour lésion professionnelle à la CSST [harcèlement en matière d’emploi].

[19]  Dans un premier temps, la demanderesse s’est objectée à la recevabilité de la plainte, alléguant qu’elle était frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi (alinéa 41(1)d)), puisque que la CLP avait disposé essentiellement des mêmes allégations. Cependant, une lecture de la décision de la CLP n’appuie pas cette interprétation, ni la conclusion de rejet de la Commission (voir Duverger c 2553-4330 Québec Inc (Aéropro), 2015 CF 1071 aux paras 43, 46, 49, 51-53, 59-61 [Duverger 2015]). La Cour fédérale a donc accueilli la demande de contrôle judiciaire du défendeur et a retourné le dossier à la Commission.

[20]  Devant la Commission, la demanderesse a soulevé deux nouveaux moyens d’irrecevabilité : (1) la plainte a été portée à l’extérieur du délai de prescription d’un an et il n’y a pas lieu d’étendre ce dernier délai (alinéa 41(1)e)); et (2) la Commission n’a pas compétence pour statuer sur les allégations de harcèlement en matière d’emploi parce que le défendeur n’était plus à l’emploi de la demanderesse lorsque les actes en question ont été posés par le superviseur Dallaire (alinéa 41(1)c)). Le 30 mars 2016, la Commission a décidé de statuer sur la plainte : (1) si la demanderesse a subi un préjudice irréparable provenant du délai, elle pourra en faire la preuve lors de l’enquête; et (2) la demanderesse pourra plaider comme moyen de défense que les actes de harcèlement allégués ne sont pas visés par l’alinéa 14(1)c) de la LCDP. Le 2 février 2017, la légalité de cette décision interlocutoire de la Commission sera confirmée par la Cour fédérale (2553‑4330 Québec inc c Duverger, 2017 CF 128 [Duverger 2017]).

[21]  Le 9 juin 2017, l’enquêteur désigné, M. Philipe Harpin, a préparé un rapport d’enquête faisant part de ses conclusions et recommandations; rapport que les parties ont l’occasion de commenter avant qu’il ne soit soumis à la Commission avec leurs observations écrites.

 IV  La décision contestée

[22]  Le 30 août 2017, la Commission a demandé un président du Tribunal de désigner un membre pour instruire la partie de la plainte relative au harcèlement en matière d’emploi [décision contestée]. Il faut lire les brefs motifs de la Commission à la lumière de l’analyse effectuée par l’enquêteur dans son rapport (voir Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 37).

[23]  Premièrement, s’agissant des allégations de traitement discriminatoire en cours d’emploi, la preuve n’appuie pas l’existence d’un lien de causalité entre tout traitement défavorable allégué (e.g. augmentations salariales refusées, heures de travail supplémentaire impayées et prélèvements non autorisés) et un motif de distinction illicite, en l’occurrence l’origine nationale (ou ethnique) du défendeur. Cette conclusion n’est pas remise en cause dans les présentes procédures.

[24]  Deuxièmement, les allégations de harcèlement en matière d’emploi sont appuyées par la preuve au dossier. Le contenu des courriels harcelants référent à l’origine nationale ou ethnique du plaignant et à sa déficience. Ils ont été envoyés suite à la réclamation du défendeur à la CSST. Le superviseur Dallaire a utilisé le courriel et l’équipement de l’employeur à la station météo. Ces courriels répétitifs étaient inopportuns et blessants. Le défendeur s’en est plaint promptement en les faisant suivre à la direction d’Aéropro (M. Légaré et M. Labbé). Or, malgré que l’employeur possède une politique interne en matière de harcèlement et malgré la dénonciation du défendeur, aucune mesure appropriée n’a été prise pour traiter des actes de harcèlement et pour éviter qu’ils ne se poursuivent. Un examen approfondi par le Tribunal est donc justifié.

[25]  C’est cette deuxième conclusion que conteste aujourd’hui la demanderesse.

[26]  Au passage, notons que le 6 février 2018, M. Gabriel Gaudreault, le membre du Tribunal ayant été désigné par le président pour instruire la partie de la plainte relative au harcèlement en matière d’emploi a rejeté la requête en suspension des procédures ayant été formulée par Aéropro. Il a plutôt décidé que les procédures du Tribunal devaient suivre leur cours – d’autant plus que la plainte consolidée d’actes discriminatoires a été déposée à la Commission le 28 novembre 2013, soit il y a plus de quatre ans déjà (Laurent Duverger c 2553-4330 Québec inc (6 février 2018), T2230/5217 (TCDP)).

 V  Analyse

[27]  C’est la troisième fois que la présente Cour est appelée à statuer sur la légalité d’une décision rendue par la Commission en rapport avec la plainte consolidée d’actes discriminatoires. Contrairement à ce qu’a pu prétendre la demanderesse, aucune question de compétence ne se soulève en l’espèce, tandis que la Commission n’a pas commis d’erreur révisable et n’a pas ou a autrement agi déraisonnablement en renvoyant au Tribunal la partie de la plainte relative au harcèlement en matière d’emploi.

(1)  La Commission avait pleine compétence pour statuer sur la plainte consolidée d’actes discriminatoires

[28]  En premier lieu, dans son mémoire écrit, la demanderesse prétend que la question à trancher dans le présent contrôle judiciaire en est une de « compétence », au sens entendu par Dunsmuir. Elle reprend l’argument d’irrecevabilité fondé sur le fait que le défendeur n’était plus à son emploi au moment où les actes de harcèlement allégués ont eu lieu, de sorte que la Commission a outrepassé sa compétence en rendant la décision contestée. La norme de contrôle applicable serait donc celle de la décision correcte.

[29]  Au passage, la demanderesse n’a jamais prétendu et ne prétend pas non plus aujourd’hui qu’elle n’est pas assujettie comme employeur à la LCDP et à toute autre loi fédérale en matière d’emploi (voir Duverger 2015; Duverger 2017; Duverger c 2553-4330 Québec Inc (Aéropro), 2015 CF 1131, conf par 2016 CAF 243; voir aussi Shmuir, William G M c Carnival Cruise Lines, 2009 TCDP 39 au para 7; Canada (Chambres des communes) c Vaid, 2005 CSC 30 au para 81 a contrario), lesquelles peuvent s’appliquer concurremment aux régimes d’indemnisation des victimes d’accidents du travail ou de lésions professionnelles (voir Bell Canada c Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 RCS 749 aux pp 851-52, 51 DLR (4e) 161).

[30]  De son côté, le défendeur soutient qu’il convient d’appliquer la norme de la décision raisonnable – la jurisprudence ayant établi clairement que les décisions de la Commission de statuer ou non sur une plainte sont révisables selon cette norme. Je suis d’accord avec le défendeur. D’ailleurs, à l’ouverture de l’audition, le procureur de la demanderesse a informé la Cour qu’il abandonnait toute prétention à l’effet que la norme de la décision correcte devait s’appliquer à l’examen de la décision contestée. En effet, il faut rejeter toute prétention à l’effet que la question à trancher dans le présent contrôle judiciaire en serait une de « compétence ». Pareille caractérisation erronée – qui amènerait en pratique la Cour à se substituer à la Commission – a bel et bien été écartée par la jurisprudence (voir Halifax aux paras 19, 33-41, 45-50; Duverger 2015 aux paras 17 et 18; Duverger 2017 aux paras 44 et 45; Skaalrud au para 30).

[31]  D’ailleurs, dans Dunsmuir au paragraphe 59, la Cour suprême a fourni une définition limitative du mot « compétence » :

La « compétence » s’entend au sens strict de la faculté du tribunal administratif de connaître de la question. Autrement dit, une véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question. L’interprétation de ces pouvoirs doit être juste, sinon les actes seront tenus pour ultra vires ou assimilés à un refus injustifié d’exercer sa compétence […]

[32]  Or, en principe, un employeur fédéral est responsable de tous les actes discriminatoires accomplis par l’un de ses employés – ici le superviseur Dallaire – accomplis dans le cadre de son emploi, à moins d’établir que l’acte a eu lieu sans son consentement, qu’il avait pris toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il a tenté d’en atténuer ou d’en annuler les effets (voir article 65 de la LCDP; voir aussi Robichaud c Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84, 40 DLR (4e) 577 [Robichaud avec renvois aux RCS]). En l’espèce, la Commission avait pleine compétence en vertu des articles 40 et 44 de la LCDP pour examiner la plainte consolidée d’actes discriminatoires, pour déterminer de sa recevabilité, et finalement pour statuer si elle méritait ou non un examen approfondi par le Tribunal.

(2)  Le renvoi au Tribunal constitue une issue acceptable compte tenu des circonstances relatives à la plainte

[33]  De façon subsidiaire, la demanderesse soutient que le renvoi au Tribunal des allégations de harcèlement est autrement déraisonnable car rien n’indique que la portée des mots « en matière d’emploi », au sens de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, ait été considérée par la Commission (ou l’enquêteur). De plus, l’enquêteur n’a pas déterminé si le harcèlement avait contribué à créer un milieu de travail hostile et malsain (voir par ex Siddoo c Syndicat international des débardeurs et magasiniers, section locale 502, 2015 TCDP 21; Stanger c Société canadienne des postes, 2017 TCDP 8).

[34]  Ainsi, selon la demanderesse, l’expression « en matière d’emploi » (« in matters related to employment ») doit viser « au cours de la période visée par l’emploi » (« in the course of employment ») (voir également la définition du mot « emploi »« employment » – à l’article 25 de la LCDP), tandis que l’employeur n’a aucune obligation légale de protéger un individu du harcèlement qu’il peut subir d’un autre employé à l’extérieur des lieux de travail (voir Cluff c Canada (Ministère de l’Agriculture) (1993), [1994] 2 RCF 176, 1993 CarswellNat 250F (CF 1re inst) [Cluff avec renvois à CarswellNat]). C’est cette interprétation restrictive de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP que la demanderesse prie la Cour d’adopter.

[35]  Au contraire, le défendeur soumet que la décision contestée – qui est claire et transparente – relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire dévolu à la Commission en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la LCDP. L’expression « en matière d’emploi » devrait être interprétée libéralement. Celle-ci vise de façon large tout harcèlement pour un motif illicite « relié à l’emploi », ce qu’appuie la version anglaise de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP (« in matters related to employment »), ainsi que la jurisprudence (voir notamment Cluff; Robichaud). En conséquence, le renvoi au Tribunal constitue une issue acceptable dans les circonstances.

[36]  En l’espèce, le défendeur fait valoir que le harcèlement pour un motif illicite dont il a été l’objet au printemps 2012 était dans les faits « relié à l’emploi ». En effet, les courriels harcelants du superviseur Dallaire visaient à le dissuader de poursuivre sa réclamation devant la CSST contre Aéropro, en ravivant les anciennes menaces et insultes dont il avait déjà été victime durant la période d’emploi. Or, M. Dallaire est un représentant de l’employeur, alors que la direction n’a rien fait pour empêcher que le harcèlement ne se poursuivre. Il n’était donc pas déraisonnable pour la Commission de conclure à l’existence d’un fondement à la plainte, d’autant plus que les courriels de menaces et d’insultes ont été envoyés avec les ordinateurs et l’adresse courriel de l’employeur.

[37]  Je ne peux souscrire à la prétention de la demanderesse voulant que son interprétation restrictive de l’alinéa 14(1)c) constitue la seule issue possible.

[38]  Premièrement, la jurisprudence est loin d’être aussi claire que veut bien le laisser entendre la demanderesse. Aucune des décisions citées par la demanderesse ne porte sur des faits similaires, alors qu’elles visent toutes des décisions rendues par le Tribunal et non la Commission. Dans chaque cas, les plaignants étaient toujours à l’emploi de l’employeur, mais avaient été victimes de harcèlement hors du contexte habituel de l’emploi. La demanderesse souligne également que le but des lois protégeant contre le harcèlement est d’offrir un milieu de travail sain, mais cela n’est pas en soi suffisant pour interpréter restrictivement l’alinéa 14(1)c) de la LCDP. Par exemple, dans l’arrêt Robichaud qui a été décidé avant l’adoption de l’article 65 de la LCDP (antérieurement les paragraphes 48(5) et (6), ajoutés en 1983; voir SC 1980-81-82-83, chap 143, art 23 tel que cité dans Robichaud à la p 87), la Cour suprême a conclu que la LCDP visait à rendre les employeurs responsables « de tous les actes accomplis par leurs employés « dans le cadre de leurs emplois » (« in the course of employment »), en interprétant cette dernière expression en fonction de l’objet de la LCDP, c’est-à-dire comme signifiant « reliés de quelque manière à l'emploi » » (Robichaud à la p 95).

[39]  Deuxièmement, dans les faits, l’existence d’un lien d’emploi ne semble pas toujours nécessaire en matière de discrimination ou de harcèlement : tout dépend du contexte législatif. Il faut par ailleurs rejeter une approche restrictive fondée sur les relations et plutôt retenir une approche contextuelle qui tienne compte de la nature quasi-constitutionnelle des lois de protection des droits de la personne et de leur caractère à la fois préventif et réparateur (voir British Columbia Human Rights Tribunal c Schrenk, 2017 CSC 62 au para 31 [Schrenk]). En l’espèce, l’alinéa 14(1) de la LCDP, qui prohibe le harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite, utilise le mot « individu » (« individual »), ce qui laisse entendre que l’existence d’un lien d’emploi n’est pas nécessaire, même si l’individu peut par ailleurs être dans une relation d’emploi.

[40]  À ce stade du dossier, il faut seulement se demander s’il était raisonnable pour la Commission de conclure qu’un examen approfondi des allégations de harcèlement post-emploi était justifié – c’est-à-dire s’il y avait un fondement dans la preuve pour raisonnablement poursuivre l’enquête (voir Halifax au para 21). Or, le rapport d’enquête permet de comprendre en quoi les allégations du défendeur ont un quelconque fondement dans la preuve au dossier. Malgré la rupture du lien d’emploi, les courriels envoyés par le superviseur Dallaire pourraient constituer du harcèlement en matière d’emploi, puisque celui-ci a utilisé les ordinateurs et l’adresse courriel de l’employeur, et ce, après avoir appris que le défendeur avait déposé une réclamation à la CSST. Les courriels répétés étaient inopportuns et blessants, et référaient à l’origine nationale et à la déficience du défendeur, sans que l’employeur ne prenne action pour faire cesser les actes de harcèlement en question.

(3)  Le Tribunal est l’instance spécialisée la mieux placée pour trancher la question litigieuse d’interprétation de la portée de la loi

[41]  Il n’est pas utile d’entreprendre aujourd’hui l’exercice d’interprétation nous convie la demanderesse. Il appartiendra plutôt au Tribunal de le faire au mérite de l’affaire. La saisine du Tribunal découle de la demande d’instruction de la plainte formulée par la Commission (alinéa 44(3)a) ou paragraphe 49(1)). Il incombe alors au membre instructeur, à l’issue de l’instruction, de déterminer si la plainte est ou non fondée (article 53). Cela dit, sans prétendre lier de quelque manière que ce soit le Tribunal, à ce stade, l’interprétation proposée par le défendeur ne me paraît pas entièrement dépourvue de fondement légal ou factuel. Je me permettrai donc de faire quelques observations générales.

[42]  Premièrement, il est difficile de croire que le Parlement ait eu l’intention que les termes « en matière d’emploi » à l’article 14(1)c) de la LCDP signifient « en cours d’emploi », puisque ce ne sont pas les termes qu’il a utilisés alors qu’il lui était loisible de le faire. En effet, on retrouve les termes en cours d’emploi à l’alinéa 7b) de la LCDP. Or, la présomption de la conformité des expressions veut qu’on présume que l’intention du législateur soit d’avoir des lois cohérentes. Le législateur utilise donc les mêmes mots s’il veut que deux expressions aient la même signification. À l’inverse, des formulations différentes seront utilisées si l’intention du législateur était que deux expressions ne soient pas interprétées de la même façon (voir généralement Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e ed, Toronto, Irwin Law, 2016 aux pp 43-44).

[43]  Deuxièmement, le défendeur a souligné à juste titre une tendance libérale d’interprétation statutaire qui élargit considérablement la notion de harcèlement « en matière d’emploi ». Par exemple, dans la récente affaire Schrenk, appelée à interpréter la portée des termes « relativement à l’emploi » prévus à l’alinéa 13(1)b) du Human Rights Code, RSBC 1996, c 10, de Colombie-Britannique, la Cour suprême a reconnu qu’un employé pouvait être victime de discrimination de la part d’un autre employé travaillant sur le lieu de travail mais relevant d’un employeur différent.

[44]  Le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, mentionne clairement au paragraphe 3 :

[3] […] Le champ d’application de l’al. 13(1)b) du Code ne se limite pas à la protection des employés uniquement contre le harcèlement discriminatoire de la part de leurs supérieurs en milieu de travail. Cette protection s’applique plutôt à tous les employés qui sont victimes de discrimination lorsque cette dernière a un lien suffisant avec le contexte de leur emploi.

[Je souligne.]

[45]  Bien que les dispositions en cause et les faits puissent être différents, il reste que la Cour suprême a voulu élargir la protection contre le harcèlement discriminatoire et la responsabilité des employeurs face aux actes discriminatoires en matière d’emploi posés par leurs employés. Ainsi, en l’absence d’une interprétation claire de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP, et sans dire qu’il s’agit de la seule interprétation possible, il n’était certainement pas déraisonnable pour la Commission d’inférer que les actes reprochés à M. Dallaire pourraient être « en matière d’emploi ».

[46]  Troisièmement, la demanderesse s’appuie sur la décision que la Cour fédérale a rendue en 1993 dans Cluff pour suggérer que c’est le plaignant qui doit être « en matière d’emploi » et non l’employeur ou le « harceleur ». Avec égard pour l’opinion contraire, je lis cette décision différemment. Il en ressort plutôt que l’employeur doit être responsable des actes discriminatoires posés par ses employés dans le cadre de leur emploi. Quant à la question de savoir si des gestes de harcèlement posés par un employé à l’extérieur des lieux de travail (ici on a utilisé l’adresse courriel et les ordinateurs de l’employeur pour envoyer les courriels harcelants) sont susceptibles d’entraîner la responsabilité de l’employeur, il me semble que la valeur que la décision Cluff peut encore avoir aujourd’hui à titre de précédent a considérablement été amoindrie. Pour s’en convaincre, il suffit d’opposer à la vision restrictive de la Cour fédérale la conception plus large d’autres cours et tribunaux dans des affaires plus récentes (voir par ex Simpson v Consumers’ Association of Canada (2001), 57 OR (3e) 351, 209 DLR (4e) 214 aux  paras 57-61 (CA Ont); Woiden c Lynn (2002), 2003 CLLC 230-005, 2002 CanLII 8171 aux paras 1, 69-71, 86, 104 (TCDP); Syndicat des travailleurs et travailleuses Canam Structal (CSN) et Groupe Canam pour son établissement Structal (CSN), 2016 QCTA 736 aux paras 227‑234).

[47]  En terminant, force est de constater que l’application de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP est inextricablement liée aux faits et au droit. L’existence d’un lien suffisant avec le contexte de l’emploi relève de l’expertise spécialisée du Tribunal. Or, ce dernier est mieux placé que la Commission ou la présente Cour pour statuer de façon finale sur l’interprétation des expressions « en matière d’emploi »  version française) et « matters related to employment » qui ont été choisies par le législateur canadien. D’ailleurs, le paragraphe 50(2) de la LCDP permet au Tribunal de trancher les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi, ce qui inclut la portée de l’alinéa 14(1)c) de la LCDP.

 VI  Conclusion

[48]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le défendeur a droit à des déboursés raisonnables, lesquels sont fixés à 200 $.


JUGEMENT au dossier T-1417-17

LA COUR ADJUDGE ET ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée et verse au défendeur un montant de 200 $ à titre de déboursés liquidés.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1417-17

 

INTITULÉ :

2553-4330 QUÉBEC INC. c LAURENT DUVERGER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 mars 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Me Steven Côté

 

Pour la demanderesse

Laurent Duverger

 

Pour le défendeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thivierge Labbé, avocats

Québec (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

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