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Date : 20180419


Dossier : IMM-4514-17

Référence : 2018 CF 419

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2018

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

EKE PRESTON IFEANYI ET EKE NWAMAKA PHEOBE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs, M. Preston Eke et sa femme, Mme Nwamaka Eke, sont tous deux citoyens du Nigéria. Ils sont arrivés au Canada après avoir passé un certain temps aux États-Unis. Lors de leur arrivée, M. et Mme Eke ont présenté une demande d’asile et ils ont déclaré qu’ils avaient une crainte d’être persécutés au Nigéria pour trois motifs principaux. Tout d’abord, ils ont indiqué que leurs vies sont menacées du fait de la présence de la famille étendue de M. Eke, à cause de son titre en tant que chef tribal ibo de sang royal et du statut de sa femme en tant qu’Osu, un groupe paria. Deuxièmement, ils ont allégué que le gouvernement du Nigéria persécute M. Eke en raison de ses activités politiques au sein du Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra (MASSOB), un mouvement sécessionniste. Troisièmement, puisqu’ils sont infectés par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), M. et Mme Eke ont déclaré qu’ils avaient une crainte d’être persécutés au Nigéria, parce qu’ils seraient stigmatisés et discriminés à cause de leur condition médicale et qu’ils seraient incapables d’obtenir un traitement vital adéquat.

[2]  En mars 2017, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile de M. et Mme Eke, parce que plusieurs de leurs motifs allégués n’étaient pas crédibles, il n’y avait pas de crainte fondée de persécution et parce qu’ils ont omis de présenter des éléments de preuve suffisants à l’appui de leurs allégations. La Section de la protection des réfugiés a conclu, par conséquent, que M. et Mme Eke n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). En octobre 2017, la Section d’appel des réfugiés a confirmé les conclusions de la Section de la protection des réfugiés (la décision). Dans la décision, la Section d’appel des réfugiés a traité principalement les allégations de persécution de M. et Mme Eke en ce qui concerne leur séropositivité et elle a conclu que, bien que leur diagnostic de VIH puisse les exposer à de la discrimination au Nigéria, ces faits ne constituaient pas un risque de persécution.

[3]  M. et Mme Eke présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés. Ils soutiennent que la décision est déraisonnable, car la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur dans son appréciation de la preuve concernant la situation qui règne dans le pays à l’égard du traitement des personnes séropositives au Nigéria, ainsi que dans son examen des circonstances propres à M. et Mme Eke. Ils demandent à notre Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen par un nouveau tribunal.

[4]  La seule question que soulève la demande de contrôle judiciaire présentée par M. et Mme Eke est celle de savoir si les conclusions de la Section d’appel des réfugiés sont déraisonnables. Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire. Après avoir examiné les conclusions de la Section d’appel des réfugiés, la preuve dont elle disposait et la loi applicable, je ne vois rien qui permette d’infirmer la décision de la Section d’appel des réfugiés. Dans sa décision, la Section d’appel des réfugiés a tenu compte de la preuve et l’issue peut se justifier au regard des faits et du droit. La décision appartient aux issues possibles acceptables. Il n’y a donc aucun motif qui justifierait l’intervention de la Cour.

II.  Contexte

A.  La décision de la Section d’appel des réfugiés

[5]  Dans ses motifs, la Section d’appel des réfugiés a indiqué, tout d’abord, que M. et Mme Eke n’ont pas contesté la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle ils ne subiraient aucune persécution de la part des autorités nigérianes, en raison des activités alléguées de M. Eke concernant le MASSOB ni la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle Mme Eke ne serait pas exposée à un risque en raison de la présence de la famille étendue de M. Eke, parce qu’elle est une Osu. En outre, la Section d’appel des réfugiés a décidé qu’elle n’avait pas besoin d’évaluer la question de savoir si la Section de la protection des réfugiés avait commis une erreur dans son évaluation de l’exclusion, puisque la seule conclusion de la Section de la protection des réfugiés qui était contestée par appel, à savoir le risque fondé sur la séropositivité de M. et Mme Eke, était déterminante.

[6]  La Section d’appel des réfugiés a examiné l’élément de preuve documentaire concernant le traitement des personnes séropositives au Nigéria, particulièrement en ce qui concerne le traitement sociétal et la capacité des personnes séropositives à obtenir des soins et des services médicaux au Nigéria. La Section d’appel des réfugiés a ensuite examiné cet élément de preuve à la lumière des circonstances particulières de M. et Mme Eke afin de décider si, de manière prospective, les allégations de mauvais traitements constituaient de la persécution dans leur cas. La Section d’appel des réfugiés a défini le terme « persécution » en se fondant sur de nombreuses sources, notamment sur la description par la Cour suprême de la persécution qu’elle a définie comme étant une violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne, en soulignant la nature sérieuse et systématique des actes discriminatoires (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 734).

1)  Attitude de la société à l’égard des personnes séropositives au Nigéria

[7]  La Section d’appel des réfugiés a confirmé que les éléments de preuve documentaires ont établi qu’il est mal vu d’être séropositif au Nigéria et qu’il y a de la discrimination contre les personnes séropositives au Nigéria, particulièrement contre celles qui sont homosexuelles ou considérées comme homosexuelles. Cependant, la Section d’appel des réfugiés a conclu que l’élément de preuve documentaire concernait la discrimination en général et que les documents, dont certains étaient désuets et généraux, ne présentaient pas de lien suffisant avec les circonstances propres à M. et Mme Eke permettant à la Section d’appel des réfugiés de conclure que la discrimination subie par les personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de M. et Mme Eke pourrait équivaloir à de la persécution. La Section d’appel des réfugiés a observé également que le Nigéria faisait des progrès dans sa lutte contre le VIH et que l’image sociétale et le traitement médical de personnes séropositives s’amélioraient dans le pays.

[8]  La Section d’appel des réfugiés a précisé, en outre, le fait que M. et Mme Eke n’avaient présenté aucun élément de preuve démontrant qu’ils avaient fait personnellement l’objet de discrimination par qui que ce soit au Nigéria, en raison de leur séropositivité, malgré les éléments de preuve démontrant que la communauté de M. Eke était au courant de leur infection pendant qu’ils ont vécu au Nigéria en 2015. M. et Mme Eke n’ont pas présenté non plus d’éléments de preuve suffisants, crédibles et fiables démontrant qu’ils seraient considérés comme des personnes sexuellement immorales ou comme des homosexuels en raison de leur séropositivité, ce qui les exposerait à un risque élevé au Nigéria. La Section d’appel des réfugiés a mis également en évidence le fait que le travail de M. et Mme Eke à titre d’entrepreneurs, y compris leurs voyages internationaux, démontrait leur succès économique et leur débrouillardise, ce qui pourrait les isoler de la discrimination dans l’emploi, en comparaison avec d’autres Nigérians porteurs du VIH. Cela a aussi mené la Section d’appel des réfugiés à conclure que M. et Mme Eke seraient en mesure de payer les traitements nécessaires au Nigéria s’ils retournaient dans ce pays (puisque les éléments de preuve ont démontré qu’ils n’avaient eu aucune difficulté à payer des médicaments ou à y avoir accès lorsqu’ils habitaient au Nigéria en 2015). La Section d’appel des réfugiés a conclu sa discussion à l’égard de la discrimination sociale, en mentionnant que, non seulement il y avait absence d’éléments de preuve concernant le fait que le gouvernement du Nigéria tentait d’éliminer les personnes séropositives, mais que le gouvernement avait pris des mesures afin de prévenir et de traiter le virus, malgré les restrictions budgétaires.

2)  Soins médicaux et traitements pour les personnes séropositives au Nigéria

[9]  La Section d’appel des réfugiés s’est ensuite penchée sur les soins et services médicaux et elle a décidé que les actes de discrimination n’étaient pas de nature persistante et récurrente au point de causer un préjudice physique et psychologique à M. et Mme Eke ou de les brimer des droits fondamentaux de la personne. La Section d’appel des réfugiés a conclu que M. et Mme Eke seraient capables de vivre leur vie au Nigéria sans encombre au quotidien, encore qu’avec un possible traitement discriminatoire occasionnel. La Section d’appel des réfugiés a souligné que la preuve documentaire a révélé également que le traitement médical est disponible dans les zones urbaines, mais il n’était pas très accessible dans les zones rurales. Ainsi, la Section d’appel des réfugiés a conclu que, puisque M. et Mme Eke étaient originaires de Lagos, ils avaient plus de chances d’avoir accès aux soins médicaux, par rapport à d’autres personnes séropositives qui habitent dans les zones plus rurales du Nigéria. La Section d’appel des réfugiés a en outre mentionné la preuve selon laquelle le traitement était coûteux, mais elle a fait remarquer que la preuve n’était pas claire quant à l’ampleur des frais supplémentaires, par exemple, en ce qui concerne leur caractère prohibitif ou l’existence d’une disparité entre les zones urbaines et rurales ou entre les institutions publiques ou privées. La Section d’appel des réfugiés a également décrit que les améliorations dans le taux de prévalence du VIH/sida démontrent une augmentation de l’efficacité dans la lutte contre l’épidémie du virus au Nigéria.

[10]  La Section d’appel des réfugiés a mis l’accent sur le fait que M. et Mme Eke n’avaient pas été en mesure de présenter une preuve crédible et fiable démontrant qu’ils faisaient l’objet de discrimination fondée sur leur séropositivité dans la réception de soins médicaux et ils ont omis d’identifier une personne se trouvant dans une situation semblable dont l’expérience pourrait aider la Section d’appel des réfugiés à décider s’ils seraient capables d’avoir accès au traitement requis.

B.  La norme de contrôle

[11]  La norme de contrôle applicable relative aux questions soulevées en l’espèce a déjà été établie dans la jurisprudence. Par conséquent, il n’y a pas lieu de procéder à une analyse pour déterminer la norme de contrôle appropriée (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 62). Dans le cas de l’analyse de la persécution de façon cumulative, la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique (Koky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1035 [Koky], au paragraphe 11; Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230, au paragraphe 12; Dubat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1061 [Dubat], au paragraphe 35). De même, l’évaluation par la Section d’appel des réfugiés de la preuve documentaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Deri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1042 [Deri], au paragraphe 26). Les deux parties sont d’accord.

[12]  La norme de la décision raisonnable exige la déférence envers le décideur puisque la décision raisonnable « repose sur le choix du législateur de confier à un tribunal administratif spécialisé la responsabilité d’appliquer les dispositions législatives, ainsi que sur l’expertise de ce tribunal en la matière » (Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, au paragraphe 33). Puisque la LIPR est la loi habilitante que la Section d’appel des réfugiés doit appliquer, son interprétation et son application appartiennent à son domaine d’expertise fondamental. De telles circonstances commandent un degré de retenue élevé à l’égard des conclusions de fait tirées par la Section d’appel des réfugiés et de son appréciation de la preuve (Koky, au paragraphe 11).

III.  Analyse

[13]  M. et Mme Eke soulèvent un certain nombre de préoccupations concernant la décision de la Section d’appel des réfugiés et son appréciation de la preuve. Essentiellement, ils soutiennent que la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur en décidant qu’ils ne seraient pas persécutés au Nigéria, et ce, en procédant à une analyse déficiente de la situation objective prévalant au Nigéria. M. et Mme Eke soutiennent en outre que la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur dans son analyse de leur situation personnelle en examinant les questions de manière superficielle et artificielle.

[14]  Je ne suis pas d’accord avec les prétentions de M. et Mme Eke. Je conclus plutôt que la décision de la Section d’appel des réfugiés appartient bien aux limites de la norme de la décision raisonnable en ce qui concerne son appréciation de la preuve et son examen de la situation et du profil personnels de M. et Mme Eke. M. et Mme Eke tentent simplement de plaider de nouveau les faits qui ont été présentés devant la Section d’appel des réfugiés et ils demandent à la Cour d’apprécier la preuve de manière différente. Cela ne constitue pas un motif de contrôle judiciaire. La décision de la Section d’appel des réfugiés est bien motivée et elle porte toutes les caractéristiques de transparence, de justification et d’intelligibilité. L’intervention de la Cour est par conséquent injustifiée.

A.  L’appréciation de la preuve par la Section d’appel des réfugiés était-elle raisonnable?

[15]  La Section d’appel des réfugiés a conclu que, à titre de personnes séropositives, M. et Mme Eke pourraient subir de la discrimination s’ils sont renvoyés au Nigéria, mais telle discrimination ne constituerait pas de la persécution. À titre d’introduction à son analyse, la Section d’appel des réfugiés a reconnu que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination ou le harcèlement est difficile à établir. Cependant, il incombe à la Section d’appel des réfugiés de rendre cette décision fondée sur les faits, en fonction de son expertise et de son appréciation de la preuve présentée. C’est l’exercice que la Section d’appel des réfugiés a mené dans sa décision.

[16]  Dans la présente affaire, la Section d’appel des réfugiés n’a pas fait fi de la preuve documentaire ni n’a été indifférente à son égard. Tant s’en faut. Un examen des motifs de la Section d’appel des réfugiés révèle que la Section d’appel des réfugiés avait en effet reconnu et examiné l’existence de discrimination contre les personnes séropositives au Nigéria. Elle a fait clairement référence à la stigmatisation et à la discrimination subies par les personnes séropositives au Nigéria. Cependant, la discrimination ne correspond pas toujours à de la persécution; dans certains cas, elle ne serait pas assez grave pour la qualifier de persécution. La jurisprudence établit clairement que le fait de reconnaître qu’une personne pourrait être victime de discrimination ne signifie pas nécessairement qu’elle est persécutée (Kwiatkowsky c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 2 RCS 856, à la page 863; Dubat, au paragraphe 32; Al-Mahamud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 521, au paragraphe 8). Il est loisible à la Section d’appel des réfugiés de tirer une telle conclusion de fait, à l’égard de laquelle la Cour doit faire preuve de retenue, pourvu qu’elle fasse cela de manière transparente, justifiable et intelligible (Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1070, aux paragraphes 36 et 37 et 42 à 44).

[17]  En l’espèce, la Section d’appel des réfugiés a exposé de manière précise les éléments de preuve documentaires, les a appréciés et a conclu de manière raisonnable qu’ils ne constituaient pas de la persécution. Je conclus que la Section d’appel des réfugiés a examiné tous les éléments de preuve admissibles dans leur ensemble. Plus précisément, la Section d’appel des réfugiés n’a pas omis de tenir compte du contenu de la preuve documentaire qui reflétait des facteurs négatifs, et la façon dont elle les a traités était raisonnable (Deri, au paragraphe 86).

[18]  Tout au long de leurs arguments, M. et Mme Eke proposent des interprétations alternatives des éléments de preuve présentés devant la Section d’appel des réfugiés et ils soutiennent que ces éléments auraient dû prévaloir. Les arguments qu’ils ont présentés expriment simplement leur désaccord avec l’appréciation de la preuve de la Section d’appel des réfugiés et ils demandent à la Cour de préférer leur propre appréciation à celle du décideur. En fait, ils invitent la Cour à analyser les motifs présentés par la Section d’appel des réfugiés afin d’isoler des erreurs ou omissions possibles et de réexaminer la preuve présentée devant la Section d’appel des réfugiés. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[19]  M. et Mme Eke renvoient à des passages dans la preuve documentaire indiquant que la situation des personnes séropositives au Nigéria est loin d’être idéale. Néanmoins, ils omettent de démontrer la façon dont ces éléments de preuve ont été écartés ou la façon dont ils rendent l’analyse de la Section d’appel des réfugiés déraisonnable. En fait, la Section d’appel des réfugiés a pris soin de souligner la situation difficile que vivent les personnes séropositives au Nigéria. Mais, après avoir analysé tous les éléments de preuve présentés, elle a conclu que M. et Mme Eke n’étaient exposés eux-mêmes à aucun risque raisonnable de persécution.

[20]  Je conclus que le raisonnement de la Section d’appel des réfugiés était transparent et intelligible. Il ne s’agit pas d’un cas où la Section d’appel des réfugiés n’a pas tenu compte des éléments de preuve fournis ou de certains éléments de preuve contradictoires concernant la situation qui règne au Nigéria. Bien au contraire. Une lecture de la décision suffit à me convaincre que la Section d’appel des réfugiés n’a pas écarté les éléments de preuve soumis ou omis de les prendre en considération. La Section d’appel des réfugiés a examiné la preuve en détail et elle a conclu qu’elle était insuffisante et non convaincante pour corroborer les affirmations de M. et Mme Eke selon lesquelles ils seraient persécutés. Lors de l’audience devant la Cour, l’avocat de M. et Mme Eke a reconnu qu’il ne s’agit pas d’une affaire où la preuve a été écartée ou n’a pas été examinée par la Section d’appel des réfugiés ni une affaire où le tribunal administratif n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve contradictoires lorsqu’il a tiré ses conclusions de fait. Il s’agit plutôt d’une affaire où les motifs démontrent clairement que la Section d’appel des réfugiés a examiné attentivement tous les éléments de preuve présentés, mais elle a conclu qu’ils étaient insuffisamment convaincants pour trancher en faveur de M. et Mme Eke.

[21]  Lorsque la Cour examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et les conclusions du tribunal administratif ne devraient pas être modifiées tant que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Lorsqu’elle effectue un examen selon la norme de la décision raisonnable des conclusions de fait, la Cour n’a pas pour mission d’apprécier de nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative accordée par le décideur à tout facteur pertinent (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99). Selon la norme de la décision raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable et ne peut réévaluer la preuve (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], aux paragraphes 16 et 17).

[22]  M. et Mme Eke n’approuvent pas en particulier le commentaire fait par la Section d’appel des réfugiés au paragraphe 29 de la décision. Ils prétendent que la Section d’appel des réfugiés a conclu que la preuve était désuète et qu’elle a décidé de ne pas se fonder sur elle pour certaines parties de sa décision, tout en l’utilisant pour conclure que la discrimination contre les personnes séropositives ne constituait pas de la persécution. Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation étroite de ce paragraphe, qui a été proposée par M. et Mme Eke. Je suis plutôt d’avis que, lorsque les motifs sont lus dans leur ensemble, la Section d’appel des réfugiés a soutenu à juste titre que certains éléments de preuve datés de 2013 étaient moins pertinents, mais que les éléments de preuve plus récents démontraient des améliorations dans la situation et le traitement de personnes séropositives au Nigéria. En fait, le paragraphe contesté déclare particulièrement que les éléments de preuve documentaires n’établissent pas un lien suffisant avec les circonstances propres à M. et Mme Eke, ce qui aurait permis à la Section d’appel des réfugiés de conclure que la discrimination subie par les personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de M. et Mme Eke pourrait constituer de la persécution.

[23]  La question devant la Cour n’est pas celle de savoir si un autre résultat ou une autre interprétation pourrait être possible. La question est de savoir si la conclusion tirée par la Section d’appel des réfugiés fait partie des issues possibles acceptables. Une décision n’est pas déraisonnable parce que les éléments de preuve auraient pu appuyer une autre conclusion. Le fait qu’il puisse y avoir d’autres interprétations plausibles, et que l’une d’entre elles puisse appuyer une conclusion plus favorable pour M. et Mme Eke ne signifie pas que l’interprétation retenue par la Section d’appel des réfugiés n’était pas raisonnable. Le critère du caractère raisonnable exige que le tribunal de révision commence par la décision et la reconnaissance du fait que le décideur a la responsabilité première de rendre ses décisions en se fondant sur les faits. Le tribunal de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication justifiable au résultat obtenu, il s’abstient d’intervenir.

[24]  Il convient de répéter que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la question n’est pas celle de savoir si la Cour serait arrivée à la même conclusion que la Section d’appel des réfugiés ni celle de savoir si la conclusion tirée est correcte (Majlat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 965 [Majlat], aux paragraphes 24 et 25). La retenue exige plutôt que l’on accorde à la Section d’appel des réfugiés une certaine latitude pour rendre ses décisions dans son champ d’expertise « lorsqu’elles sont compréhensibles et rationnelles et qu’elles correspondent à l’un des résultats possibles que l’on pourrait légitimement envisager au vu des faits et du droit applicables » (Majlat, au paragraphe 24).

[25]  La cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, à la lumière du dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3). Lors d’un contrôle judiciaire, un tribunal de révision ne doit pas s’embarquer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »; il doit plutôt considérer les motifs et l’issue de la décision d’un tribunal comme « un tout » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 138; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54; Newfoundland Nurses, au paragraphe 14). La Cour doit examiner les motifs en « essayant de les comprendre, et non pas en se posant des questions sur chaque possibilité de contradiction, d’ambiguïté ou sur chaque expression malheureuse » (Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, au paragraphe 15). Lorsqu’on l’interprète dans son ensemble, je suis convaincu que la décision de la Section d’appel des réfugiés démontre que le tribunal a apprécié à juste titre tous les éléments de preuve dont il disposait. Je ne détecte rien de déraisonnable dans les conclusions de fait de la Section d’appel des réfugiés.

B.  Les circonstances propres à M. et Mme Eke

[26]  M. et Mme Eke allèguent en outre que la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur en omettant d’examiner de manière raisonnable les circonstances qui leur sont propres. Ils reprochent notamment à la Section d’appel des réfugiés de n’avoir pas défini de manière précise qui étaient les personnes se trouvant dans une situation semblable à la leur auxquelles la Section d’appel des réfugiés les comparait. Ils se plaignent également du fait que, à leur avis, la Section d’appel des réfugiés a examiné leur expérience antérieure au Nigéria en 2015 et elle a omis d’effectuer une analyse prospective. Je ne suis pas d’accord.

[27]  Dans sa décision, la Section d’appel des réfugiés a consacré plusieurs paragraphes à l’attitude de la société à l’égard des personnes séropositives au Nigéria et aux soins et services médicaux disponibles pour elles et elle a examiné cette preuve sous différents angles qui reflétaient les détails des profils personnels de M. et Mme Eke. La Section d’appel des réfugiés a examiné la preuve à l’égard de la discrimination envers les personnes séropositives en fonction d’une perspective différente : le fait que M. et Mme Eke venaient de Lagos, un grand centre urbain au Nigéria, le fait qu’ils étaient des travailleurs indépendants et des entrepreneurs assez prospères et le fait qu’ils étaient un couple hétérosexuel et qu’ils ne seraient pas considérés comme des homosexuels. Elle a conclu que l’attitude de la société à l’égard des personnes séropositives au Nigéria et les soins et les services médicaux disponibles pour eux étaient meilleurs dans les zones urbaines par rapport aux zones rurales, que le traitement médical était plus accessible aux personnes ayant un statut social plus élevé et des ressources financières suffisantes pour s’offrir des médicaments, et que la stigmatisation et la discrimination étaient plus aiguës chez les homosexuels. Peu importe l’approche, une tendance commune en ressortait : la discrimination envers les personnes séropositives se trouvant dans des situations semblables à celle de M. et Mme Eke n’était pas grave ou systémique. À la lumière de ces conclusions de fait, la Section d’appel des réfugiés a conclu que la preuve concernant la discrimination envers les personnes séropositives au Nigéria n’était pas suffisante pour constituer de la persécution dans le cas de M. et Mme Eke, étant donné les attributs, le profil et les circonstances qui leur étaient propres.

[28]  Je conclus que le raisonnement de la Section d’appel des réfugiés était transparent et intelligible. M. et Mme Eke ne m’ont pas convaincu que la Section d’appel des réfugiés a omis d’examiner ou a mal interprété la preuve présentée.

[29]  En outre, la Section d’appel des réfugiés a clairement déclaré dans sa décision qu’elle effectuait une analyse prospective. Le fait qu’elle a mentionné l’expérience antérieure de M. et Mme Eke au Nigéria ne signifie pas que la Section d’appel des réfugiés n’avait pas envisagé une évaluation prospective. Au contraire, ses motifs démontrent expressément qu’elle l’a fait. En fait, le problème réside dans l’absence d’éléments de preuve présentés par M. et Mme Eke concernant leurs risques de persécution allégués. La Section d’appel des réfugiés a souligné à maintes reprises dans sa décision le fait que M. et Mme Eke avaient omis de présenter des éléments de preuve démontrant qu’ils faisaient ou pouvaient faire l’objet de discrimination fondée sur leur séropositivité, malgré les éléments de preuve selon lesquels les personnes dans la communauté au Nigéria connaissaient leur condition.

[30]  La conclusion de la Section d’appel des réfugiés concernant les circonstances propres à M. et Mme Eke était fondée sur l’importance de la preuve devant elle et, encore une fois, sa conclusion avait droit à la retenue de la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire.

[31]  Il est bien reconnu que le décideur est censé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 36; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au paragraphe 1). L’omission de mentionner un élément de preuve en particulier ne signifie pas qu’il a été écarté (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16) et un décideur n’est pas obligé de mentionner chaque élément de preuve soutenant ses conclusions. Ce n’est que lorsqu’un tribunal passe sous silence des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions de façon claire que la Cour peut intervenir et inférer que le tribunal n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux paragraphes 9 et 10; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF n1425 (QL), aux paragraphes 16 et 17). Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. En fait, M. et Mme Eke n’ont pas mentionné de tels éléments de preuve dans leurs arguments, écrits ou oraux.

[32]  Les arguments de M. et Mme Eke selon lesquels la Section d’appel des réfugiés avait formulé des hypothèses erronées concernant leurs risques de persécution ne sont pas convaincants non plus. Par exemple, la preuve documentaire montrait que le traitement médical était plus facilement accessible dans les centres urbains, parmi lesquels Lagos est le plus grand. La preuve établissait également une intolérance générale envers les homosexuels. Ainsi, il n’était pas déraisonnable pour la Section d’appel des réfugiés de déclarer que le fait que M. et Mme Eke viennent de Lagos ou qu’ils sont un couple hétérosexuel avec un enfant les exposerait probablement à moins de risques que si leur profil personnel était différent. Il ne faut pas confondre spéculation et inférence. Il est acceptable pour un décideur de tirer des conclusions logiques fondées sur des éléments de preuve évidents et non spéculatifs (Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint-Laurent central inc., 2015 CAF 295, au paragraphe 13). Dans le même ordre d’idées, il est bien accepté qu’un décideur peut se fonder sur la logique et sur le bon sens afin de tirer des conclusions à partir de faits connus. La Section d’appel des réfugiés ne peut pas formuler des hypothèses et rendre des conclusions théoriques. Cependant, une conclusion raisonnée n’est pas une hypothèse (Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000, au paragraphe 38).

[33]  Finalement, je devrais souligner qu’il incombait à M. et à Mme Eke d’établir un lien entre les documents concernant les conditions régnant dans le pays et leur situation personnelle. Les personnes séropositives ne sont pas toutes exposées à de la persécution ou à des préjudices physiques au Nigéria; M. et Mme Eke n’ont pas subi personnellement de la persécution lorsqu’ils sont retournés au Nigéria en 2015. Et ils ont omis d’établir les raisons pour lesquelles ils feraient face à un risque de persécution à l’avenir. Dans chaque cas, la preuve de persécution personnelle d’un demandeur doit être liée à la preuve concernant les conditions régnant dans le pays, puisque chaque affaire doit être examinée en fonction de son propre fondement, selon les documents concernant la situation personnelle et les conditions régnant dans le pays. Il incombait à M. et à Mme Eke d’établir un risque qui leur est personnel, ainsi qu’un risque identifiable (Debnath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 332, au paragraphe 31). Ils ne l’ont pas fait en l’espèce.

IV.  Conclusion

[34]  Pour les motifs établis précédemment, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Même si M. et Mme Eke auraient préféré une décision différente, je conclus que la Section d’appel des réfugiés a examiné tous les éléments de preuve présentés devant elle et qu’elle a expliqué de façon adéquate les raisons pour lesquelles elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une discrimination envers les personnes séropositives au Nigéria ne constituait pas un risque de persécution dans le cas de M. et Mme Eke. Selon la norme de la décision raisonnable, il suffit que la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire soit justifiée, transparente et intelligible. Or, c’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je ne peux pas infirmer la décision de la Section d’appel des réfugiés et la Cour ne devrait pas intervenir.

[35]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4514-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question grave de portée générale n’a été certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4514-17

 

INTITULÉ :

EKE PRESTON IFEANYI ET EKE NWAMAKA PHEOBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 avril 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 avril 2018

 

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet de Daniel Tilahun Kebede

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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