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Date : 20180417


Dossier : IMM-4538-17

Référence : 2018 CF 415

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2018

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

DINO BRDAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  S’il était renvoyé en Croatie, M. Brdar serait-il exposé à un risque sérieux de persécution en raison de son homosexualité? La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) a estimé que non, au motif que la Croatie lui accorderait une protection adéquate. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision.

I.  Demandes d’asile au Canada

[2]  Le Canada est signataire de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, qui est appliquée par l’intermédiaire de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR).

[3]  Selon l’article 96 de la LIPR, un réfugié au sens de la Convention est une personne qui craint avec raison d’être persécutée dans son pays d’origine du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. M. Brdar fait partie d’un groupe social particulier en raison de son orientation sexuelle. (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 739; Chan c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] ACF no 742, au paragraphe 15).

[4]  L’arrêt Ward, précité, est un arrêt clé en matière de protection des réfugiés. M. Ward était citoyen à la fois de la République d’Irlande et du Royaume-Uni. Fuir au Canada est un dernier recours et ce n’est pas une option, sauf si le pays d’origine du demandeur ne veut ou ne peut lui offrir une protection suffisante. Même s’il avait été déterminé que la République d’Irlande n’était pas en mesure de le protéger, il n’y a eu aucun examen de la protection qui lui serait offerte au Royaume-Uni. Par conséquent, l’affaire a été renvoyée pour réexamen.

[5]  En l’espèce, M. Brdar est un citoyen de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine. Comme la CISR a conclu que le demandeur disposait d’une protection adéquate de l’État en Croatie, il n’était pas nécessaire d’examiner sa situation advenant son retour en Bosnie-Herzégovine.

[6]  Comme il a été mentionné dans l’arrêt Ward et dans d’autres cas, la protection de l’État ne doit pas être parfaite et ne peut l’être. Elle doit cependant être adéquate. L’examen ne se limite pas à la loi telle qu’elle apparaît dans les livres, mais aussi à la question de savoir s’il existe en pratique une protection efficace (Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250, au paragraphe 5; Boakye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1394, au paragraphe 11; Fazekas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 289, au paragraphe 23).

[7]  Comme il a été mentionné dans l’arrêt Ward, le fardeau incombe au demandeur. La barre est placée plus haut si le pays d’origine est une démocratie qui fonctionne, comme il a été conclu dans le cas de la Croatie.

II.  Faits

[8]  M. Brdar est né hors mariage à Split, en ex-Yougoslavie, d’une mère croate de confession catholique romaine et d’un père Bosniaque musulman, avec qui il a eu très peu de contacts. Split se trouve maintenant en Croatie. Toutefois, alors qu’il était enfant, il a déménagé avec sa mère à Livno, qui fait maintenant partie de la Bosnie-Herzégovine, mais qui était néanmoins majoritairement Croate. Il a commencé à avoir des relations homosexuelles en 1992, mais il craignait que des homophobes l’attaquent comme ils l’ont fait avant et pendant le défilé de la fierté gay à Split, en juin 2011. Il a également été battu à Split, à Zagreb et à Livno. Ses tentatives de signaler les incidents à la police sont demeurées vaines, cette dernière étant au mieux, indifférente.

[9]  Il a également été victime de discrimination, les employeurs refusant de l’embaucher ou de le payer et le soumettant à une discrimination raciale, ethnique et sexuelle persistante.

[10]  Il est arrivé au Canada en 2012.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[11]  Bien que M. Brdar se soit révélé un témoin crédible et que la commissaire de la Section du statut de réfugié de la CISR qui a entendu sa cause semble avoir présumé que les incidents cumulatifs en Croatie équivalaient à de la persécution, elle a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention suivant l’article 96 de la LIPR ni une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[12]  La commissaire a reconnu que l’homophobie est profondément ancrée dans la société croate et que, bien que les recueils de lois interdisent la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, la police et les juges ne traitent pas toujours ces questions de façon uniforme.

[13]  Puisque M. Brdar avait quitté la Croatie en 2012 et que la situation de la protection des réfugiés doit être analysée de façon prospective, les conditions récentes en Croatie ont été examinées en profondeur. La commissaire a souligné qu’après 2011, des défilés de la fierté gay ont été tenus dans un certain nombre de villes, sans qu’il n’y ait d’incidents, et que l’attitude des autorités croates à l’égard de la communauté lesbienne, gay, bisexuelle, transsexuelle, queer, intersexuelle (LGBTQI+) s’était améliorée. La police participait régulièrement à des séances de formation. Il a également été souligné que dans certaines régions du pays, comme à Dalmatia (où M. Brdar n’a jamais vécu), il y a eu des incidents de victimisation et d’hostilité de la part de la police.

[14]  M. Brdar a également soulevé la question de son ethnicité mixte. Les Directives numéro 9 du président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, intitulées Directives numéro 9 du président – Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre, sont entrées en vigueur en mai dernier. Il est bien établi que ces Directives n’ont pas force de loi, ne sont pas des règles strictes et rapides, mais qu’elles sont utiles pour proposer une interprétation raisonnable d’une disposition particulière de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909). La commissaire a pris dûment acte des Directives numéro 9 et n’a aucunement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[15]  Les Directives numéro 9 portent sur des questions relatives à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et à l’expression de genre (OSIGEG). Plus précisément, l’article 8.5.2 porte sur « l’intersectionnalité ». Certaines personnes, comme M. Brdar, peuvent être exposées à des risques supplémentaires en raison, entre autres, de l’ethnicité, de la religion et de la foi.

[16]  Rien au dossier n’indique que la situation de M. Brdar serait pire parce qu’il a un père bosniaque, et non croate. Il n’était pas visuellement différent. Aucun élément de preuve n’établissait qu’il avait un accent différent, et il a été élevé dans la foi catholique romaine par des Croates. Il existe de la discrimination à l’égard des Bosniaques parce qu’ils pourraient être musulmans.

IV.  Analyse

[17]  La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je conclus que la décision était raisonnable. Malgré les efforts héroïques de l’avocat de M. Brdar, je ne crois pas que l’analyse des conditions dans le pays ait été sélective. Elle était plutôt bien équilibrée. Il était peut-être loisible à la commissaire de parvenir à une conclusion différente. Telle est l’essence du caractère raisonnable, qui ne mène pas nécessairement à un seul résultat.

[18]  Je conclus que la décision cadre bien avec le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, qui énonce :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise,  mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables.  Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables.  La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel,  ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[19]  Au cours des plaidoiries, j’ai également fait référence à l’arrêt rendu par le juge Iacobucci, parlant au nom de la Cour suprême du Canada dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748. Avant cet arrêt, les deux normes de contrôle étaient la décision correcte et la décision manifestement déraisonnable. Cet arrêt a introduit le principe de la troisième norme de contrôle.

[20]  Au paragraphe 56, il a déclaré ce qui suit :

Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé.  En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s’il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s’il en est, pourrait découler de la preuve elle-même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. Un exemple du premier type de défaut serait une hypothèse qui n’avait aucune assise dans la preuve ou qui allait à l’encontre de l’essentiel de la preuve. Un exemple du deuxième type de défaut serait une contradiction dans les prémisses ou encore une inférence non valable.

[21]  Au paragraphe 80, il a prévenu les juges siégeant en révision qu’ils devaient résister à la tentation d’intervenir, parce qu’ils auraient pu arriver à une conclusion différente s’ils avaient été le décideur initial. Une certaine retenue est nécessaire.

[22]  L’un des motifs de contrôle judiciaire énoncés au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales est la conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire, ou sans tenir compte des éléments présentés.

[23]  M. Brdar s’est fortement appuyé sur la décision Galogaza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 407, dans laquelle il a été conclu, dans des circonstances assez semblables, que la Croatie n’offrait pas une protection adéquate. Dans la décision Varga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 510, j’ai examiné le traitement non uniforme de la CISR à l’égard des Roms hongrois. J’ai indiqué ce qui suit au paragraphe 20 :

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de ces statistiques? Chaque décision dépend de la situation personnelle de la partie demanderesse, de la preuve, du caractère adéquat de l’analyse effectuée par le Tribunal et, en fait, de l’appréciation de la preuve par les différents juges de la Cour (Banya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 313, [2011] ACF no 393 (QL), au par. 4.

Voir également la décision Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 670. C’est le cas en l’espèce.

[24]  À mon avis, d’un point de vue prospectif, la décision était raisonnable, prise en fonction des documents dont la commissaire était saisie et n’était ni abusive ni arbitraire.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4538-17

Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de septembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-4538-17

INTITULÉ :

DINO BRDAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 AVRIL 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :

LE 17 AVRIL 2018


COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

POUR LE DEMANDEUR

Joanie Roy

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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