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Dossier : IMM-3179-17

Référence : 2018 CF 403

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

EBENEZER AWUNGAFAC NTEBO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La décision faisant l’objet du contrôle en l’espèce est une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 5 juillet 2017, en vertu de laquelle la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). L’effet combiné de ces alinéas consiste à faire d’un résident permanent ou d’un étranger qu’il soit interdit de territoire pour des motifs de sécurité parce qu’il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, qu’elle a été ou qu’elle sera l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force.

[2]  Le demandeur est un citoyen anglophone de la République du Cameroun. Il est entré au Canada en juin 2015 et a demandé l’asile deux mois plus tard au motif qu’il est recherché par les autorités camerounaises en raison de son travail dans le domaine des droits de la personne.

[3]  Le 31 mars 2016, un rapport établi en application du paragraphe 44(1) de la Loi a été transmis au ministre défendeur. Le rapport énonçait que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) en raison de son appartenance à la Southern Cameroons Youth League (SCYL), car il y a des motifs raisonnables de croire que la SCYL est, a été ou sera l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. Le ministre, conformément au paragraphe 44(2) de la Loi, a alors renvoyé l’affaire à la SI pour une enquête.

[4]  Il n’est pas contesté que le demandeur s’est joint au Southern Cameroons National Council (SCNC) en 2005 et, étant donné qu’il était un adolescent à l’époque, qu’il était également considéré comme membre de la SCYL, l’aile jeunesse du SCNC. Bien que le demandeur ne nie pas son appartenance à la SCYL, il prétend que le mouvement anglophone au Cameroun est fractionné et qu’il n’a jamais été membre de la faction de la SCYL qui s’est livrée aux actes visés aux alinéas 34(1)b) et f) de la Loi. En particulier, il soutient qu’il n’a jamais été membre de la faction de la SCYL qui a pris le contrôle d’une station de radio en décembre 1999 – Radio Buea – et qui a déclaré l’indépendance du sud du Cameroun.

[5]  La SI a rejeté la demande du demandeur. Premièrement, elle a conclu qu’il y avait suffisamment de preuves pour conclure que la SCYL avait choisi la subversion et l’usage de la force dans sa quête d’indépendance pour la minorité anglophone au Cameroun et qu’elle était prête à recourir à la violence pour faire avancer sa cause. Elle a également conclu que la prise de contrôle et l’occupation de Radio Buea par la SCYL en décembre 1999, décrites dans la preuve documentaire, constituaient une incitation à la subversion ou au renversement du gouvernement par la force. Il y avait donc des motifs raisonnables de croire que la SCYL avait été l’instigatrice ou l’auteure des actes visant au renversement du gouvernement camerounais.

[6]  Ensuite, la SI a rejeté les arguments du demandeur selon lesquels il s’est joint à la SCYL quelques années après l’occupation de Radio Buea, à une époque où la SCYL avait subi une transformation profonde en entités claires et précises, certaines loyales à une approche pacifiste, d’autres non. Bien que la SI ait noté qu’il y avait des tensions au sein du mouvement anglophone camerounais depuis sa création, ce qui a mené à la création de groupes distincts, ces groupes ou factions et leurs dirigeants sont demeurés interconnectés.

[7]  Pour en arriver à cette conclusion, la SI s’est fondée sur les déclarations faites par le demandeur dans son formulaire Fondement de la demande d’asile ainsi que durant son témoignage, sur les affidavits présentés par le demandeur, et sur la preuve documentaire. Notamment, la SI s’est fondée sur la preuve selon laquelle l’un des signataires de la condamnation de l’occupation de Radio Buea était également l’une des personnes responsables de l’occupation et que le président actuel de la faction du SCNC, qui est prétendument fidèle au principe de la non-violence, est associé à des personnes plus violentes au sein du mouvement.

[8]  La SI a donc conclu que le demandeur était interdit de territoire sous l’effet combiné des alinéas 34(1)b) et f) de la Loi et elle a pris une mesure d’expulsion à son encontre.

II.  La question en litige et la norme de contrôle

[9]  Le demandeur soutient qu’en concluant comme elle l’a fait, la SI a commis une erreur susceptible de contrôle en s’appuyant de façon sélective sur les éléments de preuve qui soutenaient les conclusions de la SI et en omettant, par conséquent, d’évaluer les éléments de preuve pertinents qui soutenaient les arguments du demandeur.

[10]  Le demandeur n’a présenté aucun argument concernant la norme de contrôle applicable, alors que le ministre soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Étant donné que les questions relatives à l’interdiction de territoire soulèvent des questions mixtes de fait et de droit pour lesquelles la SI possède des connaissances et une expertise spécialisées, je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable (Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262, au paragraphe 56; Canada (Citoyenneté et Immigration) c U.S.A., 2014 CF 416, au paragraphe 13; Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 7, au paragraphe 16). Ainsi, la Cour n’interviendra que si la décision de la SI n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

III.  Discussion

[11]  Encore une fois, il n’est pas contesté que le demandeur était et est toujours membre du SCNC et de la SCYL. La seule question en l’espèce est de savoir s’il existe plus d’un groupe distinct de la SCYL. Le demandeur soutient que la SCYL s’est scindée en deux groupes en 1997 : 1) le groupe de la SCYL, sous la direction d’Akwanga Ebenezer, qui préconise le recours à la force et 2) la SCYL sous l’égide du SCNC. Le demandeur prétend que le groupe que la SI considère comme subversif est le premier, alors qu’il appartient au deuxième. La question est d’établir s’il était raisonnable pour la SI, selon la preuve dont elle était saisie, de conclure que les groupes de la SCYL n’étaient pas distincts les uns des autres.

[12]  Le demandeur allègue qu’en arrivant à sa conclusion, la SI n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui contredisaient sa conclusion. Il est bien établi en droit que la SI est présumée avoir examiné l’ensemble de la preuve dont elle était saisie et qu’il n’est pas nécessaire que la SI fasse référence à chaque élément de preuve (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 36; Hassan c Canada (Emploi et Immigration) (1992), 147 NR 317 (CAF)). Toutefois, le demandeur soutient que, dans Campos Quevedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 297 [Campos Quevedo], la Cour a conclu que les déclarations générales selon lesquelles tous les éléments de preuve ont été pris en compte n’étaient pas suffisantes pour permettre à la SI de rejeter des éléments de preuve pertinents, surtout si ces éléments de preuve étaient contraires à ses conclusions (Campos Quevedo, au paragraphe 8). On peut établir une distinction entre la décision de la SI et la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié dans Campos Quevedo, qui contenait des déclarations contradictoires, une évaluation théorique plutôt que concrète de la possibilité d’une protection de l’État et une confiance à l’égard des éléments de preuve qui appuyaient sa conclusion malgré la contradiction manifeste entre ces conclusions dans les documents cités.

[13]  Je ne trouve rien dans la prétention du demandeur qui indique que la SI a rejeté les éléments de preuve et les témoignages pertinents en l’espèce. En décidant que la SCYL n’avait pas subi une [traduction] « transformation profonde et permanente » ou n’avait pas été scindée, la SI s’est fondée principalement sur la preuve présentée par le défendeur. Cependant, elle a expressément indiqué dans ses motifs la raison pour laquelle elle préférait la conclusion à laquelle elle est parvenue par rapport à l’explication du demandeur selon laquelle il existe une faction violente de la SCYL qui s’est séparée de la faction non violente de la SCYL dont il est membre, et qui en est distincte. L’évaluation par la SI de la preuve dont elle est saisie est raisonnable à cet égard.

[14]  Par exemple, malgré la résolution spéciale du SCNC du 8 janvier 2000, dans laquelle il déclarait que la prise de contrôle de Radio Buea était incompatible avec l’approche pacifique de l’organisation et se dissociait des factions du SCNC et de la SCYL dont les dirigeants, le juge Ebong et Akwanga Ebenezer, respectivement, ont participé à l’occupation de Radio Buea (résolution spéciale du SCNC, dossier certifié du tribunal [DCT] à la page 464), la SI a conclu que les groupes indépendants du sud du Cameroun demeuraient interreliés et n’a pas condamné les actions de la SCYL. Cette conclusion est fondée sur le fait que l’un des signataires de la résolution spéciale du SCNC, le chef Ayamba Ottun, était également l’une des personnes qui ont participé à l’occupation de Radio Buea (Message of the SCYL secretariat, New Year 2010, DCT à la page 68; Unrepresented Nations and Peoples Organisation. Southern Cameroon: SCNC leader Chief Ayamba Passes Away At The Age of 91, 20 June 2014, DCT à la page 212.

[15]  La SI a également précisé que le président actuel du SCNC, M. Nfor Ngala Nfor, qui a écrit une lettre attestant que la faction violente de la SCYL sous Akwanga Ebenezer s’est séparée en 1997 et que le demandeur est membre de la ligue des jeunes du SCNC qui est demeurée non violente (affidavit de Nfor Ngala Nfor à l’appui de la demande d’asile du demandeur, DCT à la page 467), est associé, dans la preuve documentaire, à des personnes dans des factions plus violentes. M. Nfor est inscrit comme codirigeant de l’une des factions du SCNC avec le chef Ayamba Ottun qui, comme on l’a déjà mentionné, a été impliqué dans la prise de contrôle de Radio Buea (réponse de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada aux demandes d’information, 2 avril 2008, DCT à la page 204). De plus, lorsque le juge Frederick Aobwede Ebong, un militant du SCNC ayant des liens étroits avec la SCYL qui s’est emparée de Radio Buena en 1999, a été nommé président du SCNC en 2000, M. Nfor a été promu au poste de vice-président au sein de l’organisation (Konigs, P et Nyamnjoh, F.B., Negotiating an Anglophone Identity : A Study of Politics of Recognition and Representation in Cameroon, DCT à la page 371).

[16]  En ce qui concerne la preuve présentée par M. Nkea en particulier, j’estime que la déclaration du demandeur, selon laquelle M. Nkea a [traduction] « fourni un long témoignage d’expert à l’audience » devant la SI, étant donné que M. Nkea ne semble pas avoir été présenté comme témoin expert, pose un problème. Nulle part dans les documents présentés par le demandeur ou dans les transcriptions de l’audience de la SI il n’est question de M. Nkea en tant que témoin expert. De plus, bien que la liste des témoins présentée par le demandeur indique M. Nkea et ses compétences à titre d’avocat, de notaire et de juge, il n’y a pas de description de ses compétences en tant qu’expert en ce qui concerne la structure et les factions du SCNC et de la SCYL, description qui est exigée au sens de l’alinéa 32(1)d) des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229.

[17]  Dans sa déclaration écrite et son témoignage, M. Nkea a expliqué qu’il était le membre fondateur de la SCYL, qui a été créée en tant qu’aile jeunesse du SCNC pour compléter ses activités visant à restaurer l’état de l’ancien Cameroun britannique. Il a ajouté que deux factions de la SCYL sont apparues en 1997, dont une faisait partie du courant dominant du SCNC qui cherche à atteindre son objectif par le dialogue, tandis que l’autre adoptait une approche différente et était responsable de l’occupation de Radio Buea. Il ne fait aucun doute que la SI n’a pas expressément abordé chaque aspect de la déclaration écrite ou du témoignage de M. Nkea dans sa décision. Toutefois, tel qu’il a été examiné dans les paragraphes précédents, la SI a clairement expliqué pourquoi elle a choisi de ne pas adopter les positions du demandeur et de M. Nkea.

[18]  Le fait que la SI n’a pas été convaincue par les éléments de preuve et les témoignages qui lui ont été présentés selon lesquels il existe plus d’un groupe distinct de la SCYL, mais qu’elle n’a pas conclu que le demandeur et M. Nkea n’étaient pas crédibles, ne rend pas la décision de la SI déraisonnable. Cela ne permet pas non plus de conclure que la SI n’a pas évalué tous les éléments de preuve dont elle disposait.

[19]  En ce qui concerne la prétention du demandeur selon laquelle la SI semble avoir allégé le fardeau de la preuve lorsqu’elle a conclu que la SCYL n’était pas scindée en factions, je ne suis pas d’accord. Le demandeur affirme que [traduction] « [l]a Commission rejette d’emblée et complètement le témoignage [du demandeur et de M. Nkea] parce qu’il ne démontre pas [TRADUCTION] “clairement et définitivement” que le groupe est [TRADUCTION] “une toute autre entité » (mémoire du demandeur, au paragraphe 12). Toutefois, la SI a écrit que [traduction] « [l]es explications données par M. Ntebo et par M. Nkea et les déclarations écrites (A5 et A10) sur la scission du groupe ne démontrent pas qu’il s’agit clairement et définitivement d’une autre entité » (décision de la SI, au paragraphe 22).

[20]  Je ne peux pas conclure que la déclaration de la SI indique qu’elle a appliqué le mauvais fardeau de la preuve. Bien que cette déclaration puisse être ambiguë, je l’interprète comme signifiant que la SI a conclu que les témoignages du demandeur et de M. Nkea n’ont pas démontré que le groupe de la SCYL, qui préconise la promotion de sa cause par tous les moyens possibles, et le groupe de la SCYL auquel le demandeur prétend être membre sont des entités distinctes. La preuve présentée par le demandeur et M. Nkea n’était pas suffisante pour réfuter d’autres éléments de preuve présentés à la SI selon lesquels les groupes sont interreliés. De plus, le reste de la décision de la SI démontre clairement que le fardeau de la preuve applicable est celui des [traduction] « motifs raisonnables de croire », notamment aux paragraphes 12, 14 et 18 de la décision.

[21]  Le demandeur n’a pas insisté sur cette question pendant l’audience relative à la présente demande de contrôle judiciaire.

[22]  En somme, après un examen attentif de la preuve au dossier, je conclus que la conclusion de la SI selon laquelle les factions de la SCYL demeurent interreliées et selon laquelle, par conséquent, l’appartenance du demandeur à cette organisation entraîne l’application des alinéas 34(1)b) et f) de la Loi est raisonnable, puisqu’elle appartient aux issues possibles acceptables.

[23]  Les parties ne soutiennent pas que cette affaire soulève une question d’importance générale en vue d’un appel. Je suis d’accord.




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