Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180328


Dossier : T-1548-06

Référence : 2018 CF 346

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2018

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

ADIR

ET

SERVIER CANADA INC.

demanderesses

et

APOTEX INC.

ET

APOTEX PHARMACHEM INC.

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de la question

[1]  En 2008, les défenderesses, Apotex Inc. et Apotex Pharmachem Inc. (Apotex), ont été tenues responsables de la contrefaçon du brevet canadien no 1 341 196 (le brevet 196) en fabriquant et en vendant des comprimés de périndopril au Canada (Laboratoires Servier c Apotex Inc., 2008 CF 825 [jugement sur la responsabilité]). Les demanderesses ADIR et Servier Canada Inc. (Servier) ont choisi de recevoir une restitution des bénéfices d’Apotex et, dans la décision ADIR c Apotex Inc., 2015 CF 721 [Périndopril CF], la Cour a ordonné à Apotex de restituer ses bénéfices imputables à la contrefaçon du brevet 196. Apotex a interjeté appel de cette décision, et la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel en partie et renvoyé une question à la Cour pour nouvel examen (Apotex Inc. c ADIR, 2017 CAF 23 [Périndopril CAF]).

[2]  Les présents motifs visent donc à déterminer si les bénéfices d’Apotex provenant des ventes à l’exportation de périndopril auraient pu être réalisés et auraient effectivement été réalisés grâce à l’utilisation d’un produit de substitution non contrefaisant (PSNC). Dans l’affirmative, les bénéfices qu’elle doit restituer à Servier devraient être réduits en conséquence.

[3]  Pour les motifs énoncés ci-dessous, je conclus qu’Apotex s’est acquittée de son fardeau d’établir qu’elle aurait pu obtenir du périndopril non contrefaisant pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume-Uni et en Australie, mais seulement dans un délai d’un an à compter de la date de ses ventes dans le monde réel.

[4]  Je suis toutefois d’avis qu’Apotex ne s’est pas acquittée du fardeau d’établir que, dans le monde hypothétique, elle aurait obtenu du périndopril non contrefaisant de l’un ou l’autre des trois fournisseurs non affiliés proposés.

II.  Questions en litige

[5]  La seule question à trancher peut être divisée en trois sous-questions, comme suit :

  1. Dans le monde hypothétique, Apotex aurait-elle pu obtenir des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, d’IPCA ou d’Intas pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume-Uni et en Australie?

  2. Dans le monde hypothétique, Apotex aurait-elle obtenu des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, d’IPCA ou d’Intas pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume-Uni et en Australie?

  3. Si l’on répond par l’affirmative aux questions A et B, quelle serait l’incidence de cette conclusion sur la quantification de la restitution des bénéfices d’Apotex à Servier?

III.  Analyse

[6]  On a offert aux parties la possibilité de présenter des observations écrites et orales sur l’incidence de l’arrêt Périndopril CAF sur la question principale à réexaminer et d’attirer l’attention de la Cour sur les éléments de preuve pertinents présentés au cours du procès qui a duré dix-sept jours, en 2014. Elles ont déposé des observations écrites et un précis des éléments de preuve présentés au procès, et une audience a été tenue pour entendre les observations orales.

[7]  Dans l’arrêt Apotex Inc. c Merck & Co., Inc., 2015 CAF 171 [Lovastatine CAF], la juge Eleanor Dawson a énoncé en termes clairs le critère à utiliser par les cours canadiennes lorsque la Cour doit examiner le moyen de défense de l’existence d’un produit de substitution non contrefaisant (PSNC) :

[73] Toute cour invitée à examiner les effets d’une concurrence légitime par un défendeur commercialisant un produit de substitution non contrefait est tenue de se poser au moins les questions de fait suivantes :

i) Le produit non contrefaisant proposé offre-t-il un véritable produit de substitution et donc un véritable choix?

ii) Le produit non contrefaisant proposé constitue‑t‑il un véritable choix, en ce sens qu’il est économiquement viable?

iii) Au moment de la contrefaçon, le contrefacteur avait-il une réserve suffisante du produit de substitution non contrefait pour remplacer les ventes de produits non contrefaits? Autrement dit, le contrefacteur aurait-il pu vendre le produit de substitution non contrefait?

iv) Le contrefacteur aurait-il effectivement vendu le produit de substitution non contrefait?

[Non souligné dans l’original.]

A.  Dans le monde hypothétique, Apotex aurait-elle pu obtenir des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, d’IPCA ou d’Intas pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume-Uni et en Australie?

[8]  Dans l’arrêt Lovastatine CAF, la Cour d’appel fédérale a fait référence à la décision de la Cour fédérale d’Australie Advanced Building Systems Pty Ltd et al. v Ramset Fasteners (Aust) Pty Ltd, [2001] FCA 1098, (2001) 52 I.P.R. 305, dans laquelle il était mentionné qu’un PSNC devait être disponible immédiatement sur le marché au moment de la contrefaçon (voir l’arrêt Lovastatine CAF, au paragraphe 79).

[9]  Dans l’arrêt Périndopril CAF, la Cour d’appel fédérale a laissé ouverte la possibilité de conclure qu’Apotex aurait pu obtenir un PSNC de Signa, d’IPCA ou d’Intas dans le monde hypothétique, même si aucun de ces fournisseurs n’avait fabriqué des quantités commerciales de périndopril avant la période de la contrefaçon ou au cours de cette dernière :

[63]  Signa, IPCA et Intas étaient, à l’époque pertinente, des fabricants de substance dans une relation sans lien de dépendance avec Apotex. Si la Cour fédérale avait prêté foi à la preuve présentée par leur entremise, elle aurait pu conclure que, dans le monde hypothétique, Apotex aurait obtenu et pu obtenir d’importantes quantités de périndopril non contrefaisant. Il resterait alors à la Cour fédérale à déterminer si Apotex aurait vendu et pu vendre ce périndopril au Royaume-Uni et en Australie.

[10]  À mon humble avis, dans le monde réel, ce fait ajoute une couche supplémentaire d’hypothèses pour examiner ce qu’Apotex aurait pu faire et aurait fait, ce qui rend encore plus complexe la question de savoir ce qui aurait pu se passer exactement dans la situation hypothétique.

[11]  Après avoir examiné les éléments de preuve présentés au procès ainsi que les observations écrites et orales des parties, je suis d’avis qu’Apotex aurait pu avoir recours à un tiers fabricant pour produire du périndopril non contrefaisant pour le vendre au Royaume-Uni et en Australie. Toutefois, je ne crois pas qu’Apotex aurait pu remplacer toutes ses ventes réalisées dans le monde réel. La preuve indique que le fait d’avoir recours à un tiers fabricant pour produire le périndopril à la fois sous forme d’ingrédient pharmaceutique actif (IPA) et de comprimés aurait probablement reporté le début des ventes d’Apotex, prévu pour juillet 2006 (pour le Royaume-Uni) et août 2006 (pour l’Australie) dans le monde réel.

[12]  Apotex est d’avis que, dans le monde hypothétique, elle aurait pu produire du périndopril non contrefaisant par l’entremise d’un tiers fabricant pour remplacer ses ventes contrefaisantes, dans les mêmes délais que ceux du monde réel. Servier soutient que cette thèse est utopique, ajoutant que la pièce D-118 produite par Apotex [traduction] « Chronologie des événements tels qu’ils auraient pu se produire » renferme de nombreuses hypothèses qui ne sont pas étayées par des éléments de preuve concrets.

[13]  Après avoir examiné les éléments de preuve, je ne peux pas conclure que, selon toute vraisemblance, l’échéancier proposé par Apotex peut avancer aussi rapidement qu’elle soutient qu’il aurait pu. À cet égard, je suis d’accord avec Servier sur le fait que l’échéancier proposé par Apotex est utopique.

[14]  Je reconnais qu’Apotex a travaillé rapidement pour entrer sur le marché dans le monde réel. Graham C. Higson, l’expert de la réglementation européenne de Servier, conclut dans son rapport : [traduction] « Je suis d’avis qu’Apotex a pris la voie la plus rapide possible vers l’approbation réglementaire au Royaume-Uni, à partir du moment du premier achat de périndopril sous forme d’IPA de Pharmachem à des fins de recherche et de développement, jusqu’à l’approbation de la MHRA (Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency), y compris la période d’examen de 18 mois, pour un nombre impressionnant de 27 mois » (pièce P-97, au paragraphe 10.1). Je reconnais que, dans le monde hypothétique, Apotex aurait probablement travaillé tout aussi rapidement. Néanmoins, les éléments de preuve portent à croire qu’il y aurait probablement eu de nombreux retards et reculs pour qu’un PSNC fabriqué à l’étranger puisse entrer sur le marché, ce qui aurait repoussé l’échéancier proposé par Apotex. J’examinerai plus loin la nature des retards probables et j’expliquerai pourquoi je ne crois pas que la production de périndopril non contrefaisant fourni par Signa, IPCA ou Intas pourrait respecter l’échéancier d’Apotex reproduit à la pièce D-118.

[15]  Les éléments de preuve présentés au sujet du monde hypothétique sont, de par leur nature, inexacts. Bien que je conclue que le fait d’avoir recours à un tiers fabricant entraîne des retards, les éléments de preuve fournis ne sont pas assez précis pour me permettre de déterminer une date exacte à laquelle les ventes au Royaume-Uni et en Australie pourraient avoir commencé dans le monde hypothétique. Par conséquent, je propose d’appliquer le principe de la « détermination approximative » pour conclure que, dans le monde hypothétique, Apotex aurait pu vendre du périndopril non contrefaisant dans un délai d’un an à compter de la date de ses ventes dans le monde réel – ce qui signifie que, dans le monde hypothétique, Apotex aurait pu vendre du périndopril non contrefaisant au Royaume-Uni et en Australie en juillet 2007 et en août 2007, respectivement.

[16]  La Cour d’appel fédérale a récemment réaffirmé que l’application du principe de la « détermination approximative » pour établir ce qui aurait pu se passer et ce qui se serait passé dans le monde hypothétique est tout à fait appropriée (Teva Canada Limited c Janssen Inc., 2018 CAF 33). Comme l’indique la juge Eleanor R. Dawson :

[36]  La situation hypothétique est nécessairement un concept hypothétique et théorique. Il ne s’agit pas d’un monde dans lequel, comme le disait lord Shaw, la perte [traduction] « peu[t] faire l’objet d’une évaluation correcte et chiffrée ». Il s’ensuit que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur de principe en citant lord Shaw ou en faisant mention dans ses motifs de l’approche de la [traduction] « détermination approximative ». […]

[17]  Avant d’examiner les éléments de preuve, je traiterai brièvement de la plainte d’Apotex selon laquelle Servier [traduction] « tente de soulever une nouvelle cause dans ses observations écrites, plutôt que de fournir à la Cour un résumé de sa thèse ». Apotex conteste le fait que Servier consacre une grande partie de ses nouvelles observations aux retards causés par les transferts de technologie et les questions de réglementation afin de réfuter le volet de l’analyse du monde hypothétique du PSNC, puisque ces questions n’ont pas été abordées dans les observations finales de Servier.

[18]  Je ne vois aucun problème avec la stratégie de Servier. L’état du droit sur les PSNC a quelque peu évolué depuis 2014. Servier n’a pas inclus de tels arguments dans ses observations au procès parce que la pertinence juridique des PSNC aux fins du calcul des réparations non punitives dans les cas de contrefaçon de brevet du produit entier n’a pas été fermement établie à l’époque. Maintenant qu’elle a été établie et que les parties ont été autorisées à présenter des observations supplémentaires dans le cadre de cette nouvelle audience, il est à la fois équitable et logique de permettre à Servier de présenter des arguments en appliquant la loi actuelle au dossier d’instruction.

1)  Cadre de l’hypothétique

[19]  Le cadre à utiliser pour déterminer si Apotex aurait pu obtenir du périndopril non contrefaisant de Signa, d’IPCA ou d’Intas est celui qui est énoncé au paragraphe 140 de la décision Périndopril CF. Apotex a le fardeau d’établir que ses tiers fabricants proposés peuvent : a) conclure le ou les transferts de technologie appropriés; b) obtenir toutes les autorisations de commercialisation; et c) fabriquer les quantités requises de périndopril sous forme d’API ou de comprimés – le tout selon l’échéancier prévu.

[20]  Dans le monde hypothétique, Apotex suppose que tous les travaux de recherche et développement sont toujours effectués par Pharmachem au Canada, comme ils l’ont été entre la fin des années 1990 et 2004 et qu’Apotex élabore encore la formulation en comprimé et produit des comprimés aux fins d’essais réglementaires, comme en 2004, comme cela s’est produit dans le monde réel. Dans le monde hypothétique, Apotex doit remplacer ses ventes contrefaisantes au Royaume-Uni et en Australie qui ont été réalisées entre juillet 2006 et juillet 2008. Enfin, à l’intérieur de ce délai, Apotex doit toujours recevoir des autorisations de commercialisation des organismes de réglementation au Royaume-Uni et en Australie pour pouvoir vendre le périndopril fabriqué par un ou plusieurs de ses tiers fabricants.

[21]  Apotex avance trois thèses distinctes sur la façon dont elle aurait pu obtenir du périndopril non contrefaisant d’un tiers fabricant pour le vendre au Royaume-Uni et en Australie. La première de ces thèses est que Signa, IPCA ou Intas sont comprises dans ses demandes réglementaires initiales. La deuxième thèse repose sur le fait qu’elles sont ajoutées à ses demandes réglementaires en attente par voie de modification, et la troisième thèse, sur le fait qu’elles sont ajoutées à ses autorisations de commercialisations accordées, au moyen de variantes. Je n’examinerai que la première thèse puisqu’elle constitue le moyen le plus rapide par lequel Apotex aurait pu obtenir du périndopril non contrefaisant dans le monde hypothétique.

[22]  Apotex propose trois tiers fabricants qui pourraient fournir du périndopril non contrefaisant, en son nom, sur les marchés du Royaume-Uni et de l’Australie – Signa (établie au Mexique), IPCA (en Inde) et Intas (en Inde). IPCA est présentée comme un fournisseur de périndopril sous forme à la fois d’IPA et de comprimés; Signa, en tant que fournisseur d’IPA et Intas, en tant que fournisseur de comprimés.

2)  IPCA en tant que fournisseur de périndopril sous forme d’API et de comprimés

a)  Transfert de technologie pour l’IPA

[23]  M. Darren Hall, vice-président, Opérations d’approvisionnement mondiales chez Pharmachem, a déclaré dans son témoignage que Pharmachem disposait d’un processus de R-D complet et prêt à être transféré à une usine de fabrication d’ici décembre 2003. Il s’est exprimé ainsi :

[traduction]

Oui, je me souviens que, dans un témoignage antérieur, j’ai dit que le processus de R-D aurait été disponible au plus tard en décembre 2003. Donc, à ce moment précis, nous aurions pu lancer un transfert de la technologie du laboratoire à l’usine, ce qui, probablement, aurait été le moment le plus tôt pour le faire.

(Transcription du procès, vol. 10, à la page 1595, aux lignes 13 à 18.)

[24]  M. Hall estimait en outre qu’à la suite du transfert de technologie, selon son expérience, il faudrait environ trois à quatre mois pour qu’une installation du destinataire du transfert achève ses premiers lots à soumettre.

[25]  M. Higson, l’expert de la réglementation européenne de Servier, a déclaré qu’une personne comme M. Hall (c’est-à-dire, une personne responsable du côté du transfert) serait la personne plus apte à témoigner de la capacité d’un destinataire du transfert à recevoir et à mettre en œuvre un programme de transfert de technologie :

[traduction]

Q. Seriez-vous d’accord avec moi pour dire que les personnes qui ont les meilleures qualifications en matière de capacité d’une installation à recevoir et à mettre en œuvre un dossier de transfert de technologie d’IPA auraient été celles qui ont participé à ces opérations au moment pertinent?

R. Pas nécessairement.

Q. Qui, selon vous, était mieux renseigné que les personnes présentes?

R. Je dirais les personnes qui transfèrent le tout --

Q. Uh-hmm.

R. -- des données sont celles qui seraient en mesure d’évaluer si les autres fabricants avaient la capacité de faire ce qu’on leur demandait de le faire.

(Transcription du procès, vol. 14, aux pages 2144 et 2145, à la ligne 28 et aux lignes 1 à 13).

[26]  Je suis donc d’avis que le transfert de technologie relatif à la production de périndopril sous forme d’IPA aurait pu se faire aussi tôt qu’en décembre 2003.

b)  Exigences réglementaires relatives à l’IPA

[27]  M. Murali Sarma, président des produits génériques chez IPCA, a déclaré que l’installation d’IPCA à Ratlam serait en mesure de fabriquer du périndopril sous forme d’IPA. L’installation de Ratlam était conforme aux bonnes pratiques de fabrication (BPF) et avait été approuvée par la Food and Drug Administration des États-Unis (USFDA) à partir de 1989 au moins jusqu’à la date du témoignage de M. Sarma, ainsi que par la Direction européenne de la qualité des médicaments (DEQM) à partir du début des années 2000, au moins jusqu’à la date du témoignage de M. Sarma. Ce dernier a déclaré que le Royaume-Uni était couvert par l’approbation de la DEQM.

[28]  Toutefois, bien que les observations écrites finales d’Apotex indiquent que : [traduction] « L’installation de Ratlam a d’abord été certifiée conforme aux BPF par la USFDA en 1989, la TGA (Therapeutic Goods Administration) de l’Australie en 1999 et la DEQM en Europe au début des années 2000, dont tout est demeuré en règle jusqu’en 2008 » (au paragraphe 220), le témoignage de M. Sarma n’appuie pas le fait que l’installation de Ratlam avait été approuvée par la TGA. Aucun des renvois d’Apotex à la transcription du procès ne vient étayer ce point.

[29]  Il est possible que l’approbation de l’installation de Ratlam par l’USFDA soit considérée comme suffisamment conforme aux BPF pour la TGA – un argument qu’Apotex soutient concernant l’installation de fabrication d’IPA de Signa. Cependant, comme je l’explique plus loin, pour que la TGA reconnaisse que l’approbation de l’USFDA nécessite la prise de plusieurs mesures concrètes, un long processus doit être entamé, et ce processus n’est pas représenté dans l’échéancier d’Apotex reproduit à la pièce D-118. Par conséquent, l’étape de l’approbation réglementaire relative à l’installation d’IPCA à Ratlam constitue un exemple d’événement qui entraînerait probablement un retard et aurait une incidence sur l’échéancier utopique d’Apotex.

c)  Capacité de fabriquer la quantité requise d’IPA

[30]  IPCA produisait déjà de petites quantités de périndopril sous forme d’IPA à des fins réglementaires, de 2005 à 2008. M. Sarma a déclaré que, si Apotex avait abordé IPCA en 2005 pour fabriquer la quantité nécessaire de périndopril sous forme d’IPA au cours de cette période, elle aurait pu le faire. L’installation d’IPCA à Ratlam ne fonctionnait qu’entre 66 et 78 % de sa capacité entre 2006 et 2008, et la quantité de périndopril sous forme d’IPA requise par Apotex aurait représenté moins de 0,5 % de la capacité disponible de l’installation.

d)  Transfert de technologie pour les comprimés

[31]  M. Chetan Doshi, directeur, Mise au point des formulations, formes posologiques solides chez Apotex, a déclaré que le processus d’Apotex relatif à la fabrication de comprimés de périndopril issus d’une formulation était prêt à être transféré à un tiers en mai ou en juin 2004. M. Doshi a de plus déclaré que, dès réception, il faudrait environ de trois à quatre semaines à une installation destinataire du transfert de technologie pour formuler des produits pharmaceutiques sous forme posologique définitive. Selon M. Sarma, étant donné qu’IPCA avait déjà travaillé sur la formulation d’autres médicaments dont le suffixe est « pril », elle n’aurait aucun problème à travailler selon cet échéancier.

[32]  Le témoignage de M. Higson selon lequel une personne chargée de la fin du transfert est la plus apte à témoigner de la capacité d’un destinataire du transfert à recevoir et à mettre en œuvre un dossier de transfert de technologie, s’applique également aux transferts de technologie liés aux comprimés de périndopril :

[traduction]

Q. Au lieu de réception, vous convenez que les destinataires prévus auraient des renseignements pertinents à fournir dans le cadre de ce processus?

R. Ils auraient certains renseignements, mais la même observation s’applique à ce que j’ai dit plus tôt. C’est la personne -- ce sont les personnes qui confient les travaux à des tiers --

Q. D’accord.

R. -- ces personnes doivent vérifier si le groupe à qui ils proposent de confier le travail est réellement en mesure d’effectuer les tâches.

Q. Donc l’auteur du transfert est la personne la mieux placée --

R. C’est bien ça.

Q. -- pour évaluer la viabilité du destinataire prévu?

R. Oui.

(Transcription du procès, vol. 14, aux pages 2146 et 2147, aux lignes 23 à 28 et 1 à 10).

e)  Exigences réglementaires en ce qui concerne les comprimés

[33]  M. Sarma a déclaré que l’installation Athal d’IPCA pouvait fabriquer des comprimés de périndopril. Il a également déclaré que cette installation était conforme aux BPF, puisqu’elle a été approuvée par la USFDA en 1989 au moins jusqu’à la date de son témoignage, par la MHRA en 1997 au moins jusqu’à la date de son témoignage, et par la TGA en 1999 au moins jusqu’à la date de son témoignage. Je crois que l’installation Athal d’IPCA avait toutes les approbations en matière de BPF nécessaires à la production de comprimés de périndopril pour Apotex, dans le monde hypothétique.

[34]  Les approbations réglementaires relatives au produit fini exigent habituellement que des essais de stabilité et des études de bioéquivalence soient réalisés et que les résultats des essais figurent dans la demande d’autorisation de commercialisation dans chacun des ressorts. J’estime peu fiable l’élément de preuve d’Apotex sur la question de savoir si IPCA (ou tout autre tiers fabricant de comprimés) doit effectuer ses propres études de bioéquivalence et de stabilité pour qu’elles soient comprises dans les présentations réglementaires initiales d’Apotex au Royaume-Uni et en Australie. Les éléments de preuve montrent qu’IPCA doit soit effectuer ses propres études de bioéquivalence et de stabilité, soit elle pourrait n’avoir qu’à effectuer une étude d’équivalence (une analyse comparative des lots) pour établir que ses comprimés sont équivalents à ceux fabriqués par Apotex au Canada (qui ferait l’objet d’essais de stabilité et d’études de bioéquivalence dans le cadre du processus de R-D entrepris au Canada).

[35]  Apotex est d’avis qu’une analyse comparative des lots est tout ce qui est nécessaire. M. Phillip Altman, l’expert de la réglementation australienne d’Apotex, appuie cette thèse. Dans son rapport (pièce D-78), il écrit ce qui suit :

[traduction]

94. Les demandes de commercialisation de produits génériques pour administration par voie orale des fabricants exigent normalement d’être appuyées par une étude de bioéquivalence clinique démontrant un taux équivalent et l’étendue de l’absorption de l’IPA dans le corps. Si un autre fabricant fabrique le produit générique identique (s’il est fabriqué de la même façon, présente les mêmes caractéristiques concernant l’IPA et le produit fini et est assujetti aux mêmes procédures d’essai et de contrôle de la qualité, y compris les mêmes caractéristiques de dissolution in vitro), un argument peut alors être présenté visant à renoncer à l’obligation d’effectuer une autre étude de bioéquivalence au motif qu’il est fort probable que le produit du deuxième fabricant se comportera de la même façon en ce qui a trait à l’absorption et à la bioéquivalence. Il n’est pas rare que de telles renonciations soient accordées. Si Apotex transférait la production du périndopril par voie de transfert technologique à ses sociétés affiliées en Inde ou à des tiers fabricants, il est probable que la TGA accepterait la première étude de bioéquivalence pour le périndopril fabriqué au nouvel emplacement.

(Voir également le témoignage de M. Altman, Transcription du procès, vol. 9, page 1454, aux lignes 7 à 23.)

[36]  M. Angus Cameron, l’expert de la réglementation européenne d’Apotex, déclare néanmoins ce qui suit dans son rapport (pièce D-83) :

[traduction]

8.6 [...] Lorsque les sites alternatifs devaient être utilisés pour les demandes initiales d’autorisation de commercialisation, des données exhaustives sur la substance médicamenteuse et le produit pharmaceutique, incluses dans les observations initiales présentées par Apotex en Europe dans le « monde réel », auprès de la MHRA en janvier 2005, auraient dû être générées par les autres fabricants de ces substances médicamenteuses et de ces produits pharmaceutiques. Le Common Technical Document se rapporterait uniquement aux fabricants des substances médicamenteuses et de produits pharmaceutiques. L’équivalence du produit pharmaceutique final par rapport au produit d’origine devrait être démontrée par une étude de bioéquivalence réalisée sur des humains, à l’aide des produits pharmaceutiques fabriqués au nouvel emplacement.

[37]  Ce passage indique que des données importantes sur le lieu de fabrication à l’étranger devraient être incluses dans la demande d’autorisation de commercialisation auprès de l’organisme de réglementation du Royaume-Uni, ainsi que des études de bioéquivalence réalisées sur des humains et effectuées sur des comprimés de périndopril fabriqués à l’établissement étranger. Je ne parviens donc à aucune conclusion ferme sur la question de savoir si les essais de stabilité et les études de bioéquivalence sont requis d’un autre tiers fabricant.

[38]  L’exigence selon laquelle IPCA doit mener des essais de stabilité et des études de bioéquivalence sur les comprimés de périndopril fabriqués à son installation Athal prendrait beaucoup de temps et retarderait nécessairement les demandes réglementaires d’Apotex auprès du Royaume-Uni et de l’Australie, repoussant davantage le moment auquel Apotex pourrait commencer à vendre dans ces pays. Puisque l’on ne peut savoir avec certitude si les exigences réglementaires d’un tiers fabricant s’harmoniseraient avec l’échéancier serré d’Apotex dans le monde hypothétique, je détermine que ce cadre de l’« hypothétique » en est un qui serait plus susceptible de ne pas s’harmoniser avec l’échéancier utopique d’Apotex, ce qui entraînerait un retard indéterminé.

f)  Capacité de fabriquer la quantité requise de comprimés

[39]  M. Sarma a déclaré que l’installation Athal ne fonctionnait qu’entre 69 à 77 % de sa capacité entre 2006 et 2008, de sorte qu’IPCA aurait eu beaucoup de capacité de réserve pour fabriquer les comprimés de périndopril d’Apotex. De plus, IPCA fabriquait le lisinopril et le ramipril entre 2005 et 2008, deux autres médicaments dont le suffixe est « pril », semblables au périndopril, ce qui aurait eu pour effet d’accélérer la production de périndopril par IPCA.

3)  Signa en tant que fournisseur de périndopril sous forme d’IPA

a)  Transfert de technologie pour l’IPA

[40]  M. Hall a déclaré que Pharmachem aurait pu transférer ses renseignements sur la production de périndopril sous forme d’IPA à un tiers fabricant en décembre 2003. Les mêmes éléments de preuve résumés ci-dessus concernant la capacité d’IPCA à recevoir et à mettre en œuvre un dossier de transfert de technologie pour le périndopril sous forme d’IPA de Pharmachem s’appliquent ici.

[41]  La relation commerciale que Signa entretient avec Apotex remonte aux années 1994‑1995. M. Oscar Vivanco, directeur général de Signa, a déclaré dans son témoignage que Signa avait une grande expérience en matière de transferts de technologique. Au moment de son témoignage, Signa avait reçu et mis en œuvre avec succès plus de trente dossiers de transferts de technologie, y compris quinapril pour Apotex. Signa avait également reçu un dossier complet de transfert de technologie pour le périndopril d’Apotex en avril 2004. Elle a arrêté le transfert tôt, à la demande d’Apotex, même si M. Vivanco a déclaré que Signa aurait pu l’achever.

[42]  Signa a pris huit mois pour fabriquer des quantités commerciales de quinapril sous forme d’IPA, après avoir reçu un dossier de transfert de technologie. M. Vivanco a toutefois déclaré qu’il croyait qu’il faudrait à peine quatre mois à Signa pour produire les quantités commerciales requises de périndopril sous forme d’IPA. Cet échéancier proposé découle de l’expérience antérieure de Signa qui a produit du quinapril en huit mois. Cette expérience permettrait un échéancier accéléré de production de périndopril étant donné les nombreuses étapes communes dans la production du quinapril et du périndopril. Subsidiairement, M. Vivanco a déclaré dans son témoignage que Signa aurait pu produire la quantité totale de périndopril sous forme d’IPA dans un délai maximal de cinq mois si elle avait suivi la méthode de synthèse, un processus plus long, pour fabriquer le périndopril sous forme d’IPA.

b)  Exigences réglementaires relatives à l’IPA

[43]  La question de la suffisance de la conformité aux BPF de Signa est un autre domaine qui ne concorde pas tout à fait avec l’échéancier utopique d’Apotex. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’approbation de Signa par l’USFDA serait suffisamment conforme aux BPF des organismes de réglementation de l’Australie et si les organismes de réglementation du Royaume-Uni exigent même que les installations de fabrication d’IPA se conforment aux BPF. Apotex soutient que l’installation de fabrication de Signa était conforme aux BPF pendant la période pertinente, ayant été jugée acceptable par la USFDA en 2004.

[44]  En ce qui concerne l’Australie, Servier affirme que l’approbation de la USFDA n’est pas suffisante pour être conforme aux BPF selon les exigences de la TGA, tandis qu’Apotex réplique qu’elle l’est. Apotex souligne le témoignage de son expert de la réglementation australienne, M. Altman, qui a déclaré : [traduction] « En accord avec les autorités australiennes et la USFDA, ils ont convenu qu’une approbation de la USFDA quant aux BPF serait reconnue par les autorités australiennes » (Transcription du procès, vol. 9, page 1448, aux lignes 6 à 9).

[45]  Après avoir examiné les éléments de preuve, je conviens avec Apotex que l’approbation de l’USFDA est suffisamment conforme aux BPF, selon la TGA. Cette équivalence n’est toutefois pas automatique. Elle exige la présentation d’une demande à la TGA et la réception de sa reconnaissance de l’approbation de l’USFDA, un processus qui prend du temps et qui n’est pas pris en compte dans l’échéancier d’Apotex reproduit à la pièce D-118.

[46]  Par exemple, dans le document intitulé Guidelines on Standard of Overseas Manufacturers de la TGA, qui figure à l’annexe A du rapport d’expert présenté par M. Altman (pièce D-79), il est indiqué que : [traduction] « La TGA est au courant que la FDA n’émet aucun document conforme aux exigences de la TGA. Si un promoteur souhaite utiliser des éléments de preuve des BPF de la FDA, il peut demander à la SÉF [Section de l’évaluation du fabricant de la TGA] d’effectuer des recherches dans la base de données de la FDA (des frais s’appliquent) » (à la page 7). Le document mentionne également ce qui suit : [traduction] « Dans le cas des inspections de la FDA à l’extérieur des États-Unis, le promoteur doit fournir une preuve objective selon laquelle la portée de l’inspection comprenait la ou les IPA pertinents. Par exemple, une copie du rapport d’inspection de l’établissement peut être fournie » (à la page 7). Ces lignes directrices indiquent que le simple fait d’avoir l’approbation de l’USFDA pour un site de fabrication ne serait pas suffisamment conforme aux BPF de la TGA. Signa devrait prendre plusieurs mesures concrètes pour faire reconnaître son approbation de l’USFDA, et on ne sait pas exactement combien de temps cela pourrait prendre – même si c’est loin d’être aussi rapide qu’Apotex le laisse entendre.

[47]  En ce qui concerne le Royaume-Uni, Apotex affirme que la MHRA a seulement inspecté et émis un certificat de conformité aux BPF aux fabricants de posologies finales à ce moment-ci. En tant que fournisseur d’IPA, Signa n’aurait pas été tenue d’obtenir, de la MHRA, un certificat de conformité aux BPF. Même si je suis d’accord avec Apotex sur ce point, son expert de la réglementation du Royaume-Uni, M. Cameron, ajoute que plusieurs mesures réglementaires doivent encore être prises pour la reconnaissance européenne d’un fabricant d’IPA, même si la conformité aux BPF n’est pas nécessaire. Par exemple, à la page 13 de son rapport (pièce D-83), M. Cameron écrit ce qui suit :

[traduction]

8.2.14  Par conséquent, au cours de la période en cause (2004-2008), Apotex aurait pu se procurer du périndopril tert-butylamine de n’importe quel fabricant et de n’importe quel pays, à condition de respecter les conditions suivantes :

Ÿ  les normes de fabrication respectaient les niveaux de conformité aux BPF de l’UE;

Ÿ  la substance médicamenteuse répondait aux spécifications établies pour le périndopril tert-butylamine de la pharmacopée européenne;

Ÿ  une confirmation écrite a été obtenue du fabricant de la substance médicamenteuse visant à tenir Apotex au courant des modifications apportées au procédé de fabrication ou aux spécifications;

Ÿ  la personne qualifiée du titulaire de l’autorisation de commercialisation et le fabricant du produit pharmaceutique étaient en mesure de signer les déclarations selon lesquelles le fabricant de la substance médicamenteuse travaillait en conformité avec les lignes directrices détaillées de l’UE sur les BFP relativement aux produits de départ (ces déclarations sont habituellement obtenues lorsque la personne qualifiée effectue une vérification détaillée du site du fabricant de la substance médicamenteuse).

[48]  Le rapport d’expert de M. Cameron continue de décrire en détail la façon dont le titulaire de l’autorisation de commercialisation et le fabricant du produit pharmaceutique doivent continuer de veiller à ce que le fabricant d’API se conforme aux directives réglementaires européennes en effectuant des vérifications des sites de fabrication d’IPA. Contrairement aux observations d’Apotex, ce processus semble aussi être assez long et n’est pas pris en compte dans son échéancier reproduit à la pièce D-118.

c)  Capacité de fabriquer la quantité requise d’IPA

[49]  Je crois que Signa avait la capacité nécessaire pour fabriquer la quantité requise d’API, puisque son installation de fabrication ne fonctionnait qu’entre 27 et 30 % de sa capacité pendant la période pertinente.

4)  Intas en tant que fournisseur de comprimés de périndopril

a)  Transfert de technologie pour les comprimés

[50]  M. Doshi a de plus déclaré que, lors de la réception, il faudrait environ de trois à quatre semaines à une installation destinataire du transfert de technologie pour formuler des produits pharmaceutiques sous forme posologique définitive. Les mêmes éléments de preuve résumés ci-dessus concernant la capacité d’IPCA à recevoir et à mettre en œuvre un transfert de technologie pour le périndopril sous forme d’IPA de Pharmachem s’appliquent ici.

b)  Exigences réglementaires en ce qui concerne les comprimés

[51]  L’installation de fabrication d’Intas à Matoda détenait un certificat de conformité aux BPF de la MHRA depuis 1999 et de la TGA depuis 1997; elle a maintenu cette certification aux fins de BPF depuis ce temps. Je crois que l’installation d’IPCA à Matoda détenait toutes les autorisations relatives aux BPF nécessaires à la production de comprimés de périndopril pour Apotex, dans le monde hypothétique.

[52]  La même incertitude quant à savoir si, en tant que tiers fabricant, Intas serait tenue d’effectuer ses propres essais de stabilité et études de bioéquivalence, comme je l’ai déjà souligné en ce qui concerne IPCA, s’applique ici.

c)  Capacité de fabriquer la quantité requise de comprimés

[53]  Je crois qu’Intas aurait pu produire la quantité requise de comprimés de périndopril, étant donné qu’à ce moment-là, elle avait mis en œuvre la technologie pour reproduire les trente différentes formes posologiques d’autres sociétés, et son installation à Matoda en était qu’à 50 % de sa capacité pendant la période pertinente.

5)  Conclusion sur le volet « aurait pu »

[54]  D’autres facteurs, qui n’ont pas été exposés de manière appropriée dans le cadre indiqué précédemment, sont susceptibles d’influer sur la capacité d’Apotex de respecter son échéancier utopique. Ces facteurs contribuent à ma conclusion générale selon laquelle, bien qu’Apotex aurait pu avoir recours à un tiers fabricant pour produire du périndopril non contrefaisant, selon toute vraisemblance, ce processus aurait été plus lent que celui présenté dans son échéancier reproduit à la pièce D-118.

[55]  Par exemple, Servier souligne l’expérience d’Intas dans la production de comprimés de périndopril en 2010-2011 comme une indication que le processus de production des comprimés de périndopril prendrait beaucoup plus de temps que ce que démontre l’échéancier d’Apotex reproduit à la pièce D-118. Au début de 2010, Intas a reçu, de sa filiale en propriété exclusive au Royaume-Uni, un dossier pour la production de comprimés de périndopril destiné à la vente au Royaume-Uni. En août 2011, Intas avait expédié ses premières quantités commerciales de comprimés de périndopril, un processus qui s’est échelonné sur environ un an et demi. Apotex insiste sur le fait que l’année et demie comprend des étapes qu’Intas ne serait pas tenue d’effectuer dans le monde hypothétique, comme la mise en œuvre du processus de R-D et la préparation des demandes d’autorisation de commercialisation aux fins d’approbation réglementaire. Dans le monde hypothétique, ces étapes seraient effectuées par Apotex elle-même, et non pas par Intas.

[56]  Je suis d’accord avec Apotex sur le fait que l’expérience d’un an et demi d’Intas est légèrement plus longue que ce qui devrait se produire dans le monde hypothétique pour qu’un tiers fabricant produise des comprimés de périndopril au nom d’Apotex. Dans le monde hypothétique, Apotex travaillerait avec le tiers fabricant à la production de ses comprimés de périndopril, facilitant le processus de R-D et préparant les demandes d’autorisation de commercialisation. Toutefois, l’expérience d’Intas dans le monde réel ne semble pas être beaucoup plus longue que ce qui s’est vraisemblablement produit dans le monde hypothétique. M. Marc Comas, vice-président exécutif des licences mondiales et des ventes aux tierces parties d’Intas, a déclaré dans son témoignage que le délai de production des comprimés de périndopril aurait été à peu près le même s’il avait reçu un dossier semblable d’Apotex en 2005, sous la réserve suivante : [traduction] « nous aurions peut-être pu le faire encore plus rapidement » (Transcription du procès, vol. 8, page 1404, aux lignes 18 et 19).

[57]  Un autre exemple est que l’échéancier d’Apotex reproduit à la pièce D-118 exige qu’une analyse comparative des lots soit effectuée sur les comprimés de périndopril fabriqués par son tiers fabricant avant que les essais de stabilité et les études de bioéquivalence ne soient réalisés sur les comprimés fabriqués par Apotex au Canada, pour les besoins du processus de R-D. Je suis d’accord avec Servier pour dire que cette échéance est peu réaliste, étant donné que l’analyse comparative des lots exige que les comprimés produits par le tiers fabricant soient comparés aux données tirées des études susmentionnées. De plus, Apotex n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que la réalisation d’une analyse comparative des lots avant les essais de stabilité et les études de bioéquivalence est une pratique courante ou même possible.

[58]  En fait, M. Renka Panchal, directeur, Affaires réglementaires internationales chez Apotex, a indiqué dans son témoignage que les essais de stabilité et les études de bioéquivalence doivent être réalisés avant que le Common Technical Document ne soit compilé pour être présenté à l’organisme réglementaire dans le cadre de la demande d’autorisation de commercialisation – un processus qui prend environ trente jours et qui doit également inclure des données tirées de l’analyse comparative des lots. Selon l’échéancier reproduit à la pièce D-118, tous ces processus sont effectués en même temps. Je suis d’avis que la réalité entourant l’analyse comparative des lots et la préparation du Common Technical Document ne correspond pas à l’échéancier utopique d’Apotex.

[59]  De plus, malgré l’affirmation d’Apotex selon laquelle sa position principale était que les fournisseurs du PSNC auraient pu être inclus et auraient été inclus dans les présentations initiales, son expert de la réglementation australienne, M. Altman, ne semble pas avoir examiné cette possibilité, tel qu’il ressort de son contre-interrogatoire reproduit ci-dessous :

[traduction]

Q. [...] Monsieur, d’après les témoignages, nous savons qu’une certaine quantité de comprimés de périndopril d’Apotex ont été vendus en Australie entre octobre 2006 et juillet 2008. Ces témoignages ont été présentés au cours du présent procès. La Cour les a entendus. Vous n’êtes pas en mesure de dire que tout autre fabricant aurait réalisé ces ventes. Est-ce exact?

R. Je ne peux pas l’affirmer. Ce que je dis, c’est qu’avec suffisamment de temps, ils auraient pu le faire.

Q. Vous n’avez simplement pas tous les renseignements pour être en mesure de faire cette évaluation?

R. Non, je ne connais pas toutes les hypothèses nécessaires pour pouvoir dire qu’un fabricant A d’IPA et un fabricant B de comprimés du produit fini auraient pu recevoir l’approbation d’ici 2006, en Australie. Je n’ai tout simplement pas ces renseignements.

(Transcription du procès, vol. 9, pages 1546 et 1547, aux lignes 17 à 28 et 1 à 4).

[60]  De plus, le témoignage d’Apotex indiquant que Signa, IPCA ou Intas auraient pu produire du périndopril non contrefaisant s’appuie fortement sur les témoignages des cadres de ces sociétés selon lesquels elles auraient pu le faire et l’auraient fait. Il vaut toutefois la peine de signaler qu’on a demandé aux cadres si leurs sociétés auraient pu produire des quantités commerciales de périndopril si Apotex les avait approchées au milieu de 2005. Le fait d’approcher Signa, IPCA ou Intas au milieu de 2005 ne concorde pas avec l’échéancier d’Apotex reproduit à la pièce D-118. Il aurait fallu communiquer avec les tiers fabricants vers le milieu ou la fin de 2003 afin de respecter l’échéancier reproduit à la pièce D-118.

[61]  Tout cela pour dire que, malgré l’affirmation d’Apotex selon laquelle un ou plusieurs tiers fabricants auraient pu produire du périndopril non contrefaisant destiné à la vente au Royaume-Uni et en Australie entre 2006 et 2008, les éléments de preuve ne corroborent pas leur échéancier utopique. Tous les événements doivent se dérouler à la perfection, sans erreur ni retard, pour que les ventes de périndopril non contrefaisant dans le monde hypothétique remplacent les ventes de périndopril contrefaisant dans le monde réel. Compte tenu de mon examen des éléments de preuve, il n’est pas réaliste de conclure qu’il n’y aurait absolument aucune erreur ni aucun retard et, par conséquent, l’échéancier utopique d’Apotex a peu de chances de se concrétiser dans le monde hypothétique.

[62]  Par conséquent, je suis d’avis que, dans le monde hypothétique, Apotex aurait pu obtenir des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, d’IPCA ou d’Intas pour les vendre à ses sociétés affiliées au Royaume-Uni et en Australie. Toutefois, dans le monde hypothétique, les ventes contrefaisantes auraient seulement pu être remplacées dans un délai d’un an à compter de la date de ses ventes dans le monde réel.

B.  Dans le monde hypothétique, Apotex aurait-elle obtenu des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, d’IPCA ou d’Intas pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume-Uni et en Australie?

[63]  Je crois que la question hypothétique à laquelle il faut répondre en ce qui concerne ce volet du critère est la suivante : Apotex aurait-elle obtenu du périndopril non contrefaisant de l’un de ses tiers fabricants proposés ou aurait-elle quitté temporairement le marché du périndopril du Royaume-Uni et de l’Australie? Je dis bien temporairement parce que nous savons, d’après les éléments de preuve présentés au procès, que le regretté M. Bernard Sherman avait décidé d’envoyer un dossier de transfert de technologie à deux de ses propres emplacements situés en Inde, soit APIPL pour l’IPA et ARPL pour les comprimés, dans l’éventualité où Apotex échouerait à la phase du procès consacrée à l’appréciation de sa responsabilité à l’égard de Servier. Nous savons également que ces sociétés affiliées ne sont devenues prêtes à fabriquer du périndopril pour les ventes à l’exportation vers le Royaume-Uni et l’Australie qu’après que la Cour a prononcé une injonction et empêché Apotex de fabriquer le périndopril au Canada. Autrement dit, APIPL et ARPL n’étaient pas prêtes à fabriquer du périndopril à une échelle commerciale au début de la période de contrefaçon et au cours de cette période, mais ils étaient en voie d’obtenir toutes les approbations nécessaires.

[64]  Dans cette analyse relative au monde hypothétique, je ne suis pas en mesure d’examiner ce qui s’est produit dans le monde réel comme possibilité (c.-à-d. se livrer à des actes de contrefaçon par fabrication au Canada). Toutefois, rien ne m’empêche d’examiner les autres options qui s’offraient à Apotex dans le monde réel, par exemple retarder son entrée dans les marchés au Royaume-Uni et en Australie jusqu’à ce que APIPL et ARPL, ou toute autre société affiliée mentionnée dans la décision Périndopril CF, soient prêtes à fabriquer à l’échelle commerciale.

[65]  Dans l’arrêt Lovastatine CAF, on a conclu que la possibilité d’invoquer un moyen de défense relatif à l’existence d’un PSNC devait être maintenue en raison du cadre de causalité que la Cour suprême du Canada a confirmé dans l’arrêt Monsanto Canada Inc. c Schmeiser, 2004 CSC 34, en présentant la méthode du profit différentiel pour calculer les profits à restituer. En confirmant le cadre de causalité, la Cour suprême a créé un précédent obligeant l’inventeur à ne recevoir que « la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention » (au paragraphe 101), ce qui exige des tribunaux de séparer les profits réalisés par le contrefacteur ou les ventes perdues par le breveté, attribuable au brevet, et laisser de côté les profits ou les ventes perdues résultant de la concurrence équitable et légale du contrefacteur.

[66]  Dans l’arrêt Lovastatine CAF, la juge Dawson n’était pas d’accord avec la conclusion de la Cour selon laquelle, si le moyen de défense relatif à l’existence d’un PSNC était disponible, Apotex avait démontré que, dans la situation hypothétique, elle « aurait pu » vendre et « aurait » vendu de la lovastatine fabriquée en utilisant le procédé AFI-4. Au paragraphe 89 de ses motifs, la juge Dawson conclut que le volet « aurait pu » du critère permet de trancher l’appel puisqu’à son avis, Apotex n’a pas réussi à démontrer que le produit non contrefaisant était disponible au moment de la contrefaçon. Elle passe néanmoins à l’examen des éléments de preuve concernant la question de l’expression « aurait » et conclut, pour plusieurs raisons, qu’Apotex n’a pas non plus respecté ce volet du critère :

[90]  Premièrement, comme Apotex l’a concédé dans son argumentation orale :

Le monde réel est à la base de la construction de la situation hypothétique.

Le comportement dans le monde réel est « très important » au regard de ce qui se serait passé dans la situation hypothétique.

Les conclusions de fait découlant du jugement sur la responsabilité sont pertinentes pour la construction de la situation hypothétique.

Lorsque la contrefaçon est « flagrante » dans le monde réel, il devient très difficile de prouver que le défendeur aurait eu recours au produit de substitution non contrefait dans la situation hypothétique.

[91]  À l’étape de l’établissement de la responsabilité, la juge a conclu, au paragraphe 309 de ses motifs (2010 CF 1265), que, si Blue Treasure avait utilisé le procédé de fermentation de la lovastatine non contrefait, elle aurait perdu beaucoup d’argent pour chaque kilogramme de produit expédié à AFI. Cela dit, Apotex savait que, dès que Blue Treasure s’est mise à utiliser le procédé censément non contrefait, elle est devenue rentable. On peut donc en déduire qu’Apotex savait que Blue Treasure se servait en fait du procédé contrefait et qu’elle n’en a pas moins utilisé le produit en vrac pour fabriquer et vendre ses comprimés de lovastatine.

[92]  Il convient également de signaler que, du 1er janvier 1997 au 1er janvier 2001, Apotex croyait que le brevet de Merck n’était pas valide.

[93]  Apotex n’a pas réussi à prouver qu’elle aurait vendu de la lovastatine non contrefaite lorsqu’on considère les éléments suivants : l’ampleur de la contrefaçon; la probabilité qu’Apotex savait que Blue Treasure l’approvisionnait en lovastatine contrefaite; sa conviction que le brevet de Merck n’était pas valide; son omission d’appeler un témoin d’AFI à la barre pour confirmer que, si elle avait su que le produit était contrefait, elle aurait relancé les activités à l’usine d’AFI de Winnipeg; enfin, le fait que la juge a conclu que les déclarations du seul témoin des faits produit par Apotex étaient, quoiqu’à d’autres égards, sans fondement et intéressées.

[67]  Dans l’arrêt Périndopril CAF, la juge Dawson n’a pas analysé le volet « aurait » du critère, fort probablement parce que j’en traite à peine dans la décision Périndopril CF. Toutefois, elle indique ce qui suit :

[42]  Comme la Cour l’a expliqué subséquemment dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, 483 N.R. 275, (Effexor), au paragraphe 50, les exigences relatives aux expressions « aurait pu » et « aurait » sont importantes. Pour prouver qu’il « aurait pu », le défendeur doit démontrer qu’il lui était possible de se procurer un produit non contrefaisant. Pour établir qu’il l’« aurait » fait, il doit démontrer « que les événements auraient eu lieu de telle sorte qu’il […] se retrouve […] dans cette position » (Effexor, au paragraphe 50). L’importance de l’exigence relative à l’expression « aurait » tient à ce qu’en obligeant le défendeur à démontrer qu’il aurait utilisé une solution non contrefaisante, ce dernier prouve que la valeur de l’invention brevetée n’est pas telle qu’il aurait été improbable ou fantaisiste de recourir à d’autres solutions. En d’autres termes, outre la disponibilité d’une solution non contrefaisante, le défendeur doit démontrer qu’il n’y a aucun obstacle à son utilisation.

[Non souligné dans l’original.]

[68]  En faisant le lien entre le volet « aurait » de l’analyse du PSNC pour savoir s’il existe des obstacles à son utilisation, dans l’arrêt Périndopril CAF, on semble vouloir éliminer l’examen des intentions du contrefacteur, ce qui était en fait une partie importante de l’analyse du volet « aurait » de l’arrêt Lovastatine CAF. On semble également limiter la pertinence juridique des PSNC à une justification purement économique. La logique qui sous-tend cette conclusion serait donc la suivante : si un PSNC est économiquement viable, le profit du contrefacteur n’est pas directement attribuable à l’invention.

[69]  Cependant, à mon humble avis, la notion d’obstacle – c’est-à-dire l’obstacle ou la barrière – devrait être liée à l’analyse du volet « aurait pu », non à l’analyse du volet « aurait ». Le fait de restreindre l’analyse du volet « aurait » à une justification économique éliminerait également les cas où le contrefacteur n’aurait pas utilisé son PSNC proposé pour des raisons autres qu’économiques et, par conséquent, n’aurait pas légalement été en concurrence avec le breveté. Tous les profits du contrefacteur dans un tel scénario proviennent de la contrefaçon.

[70]  Par conséquent, en toute déférence, je ne crois pas que l’analyse du volet « aurait » effectuée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lovastatine CAF n’était limitée d’aucune façon par le paragraphe 42 de l’arrêt Périndopril CAF.

[71]  Au paragraphe 90 de l’arrêt Lovastatine CAF, la juge Dawson mentionne ce qui suit : « Les conclusions de fait découlant du jugement sur la responsabilité sont pertinentes pour la construction de la situation hypothétique; [et] lorsque la contrefaçon est “flagrante” dans le monde réel, il devient très difficile de prouver que le défendeur aurait eu recours au produit de substitution non contrefait dans la situation hypothétique. » Elle a indiqué de plus : « Apotex n’a pas réussi à prouver qu’elle aurait vendu de la lovastatine non contrefaite lorsqu’on considère les éléments suivants : l’ampleur de la contrefaçon; la probabilité qu’Apotex savait que Blue Treasure l’approvisionnait en lovastatine contrefaite; sa conviction que le brevet de Merck n’était pas valide […] » (au paragraphe 93).

[72]  La plupart de ces commentaires s’appliquent en l’espèce. Par exemple, dans le jugement sur la responsabilité, la juge Judith Snider a tiré des conclusions très claires sur le caractère intentionnel de la contrefaçon. La juge Snider écrit, au paragraphe 135 : « Le dossier du présent procès contient des preuves abondantes de contrefaçon directe par Apotex », et élabore plus loin :

[509]  Par contraste, le comportement d’Apotex doit également être pris en compte. Apotex, parfaitement au courant du brevet 196, a choisi de construire, au Canada, son usine de fabrication des produits de perindopril. Apotex aurait pu éviter entièrement la contrefaçon par fabrication en fabriquant les produits contenant du perindopril à l’extérieur du Canada. Il ne s’agit pas d’une simple hypothèse. Comme l’ont reconnu plusieurs témoins d’Apotex, cette dernière possède également des installations de fabrication en Inde et est en voie d’obtenir une autorisation pour fabriquer du perindopril à cette usine. En fait, comme l’a déclaré M. Sherman, pendant son témoignage, Apotex avait [traduction] « décidé qu’il serait logique de faire approuver des installations à l’extérieur du Canada au cas où nous perdrions le procès ». J’accepte sans difficulté qu’Apotex et d’autres sociétés apparentées organisent leurs activités commerciales de la manière qu’elles jugent à propos. Elles doivent toutefois subir les conséquences de leurs choix lorsqu’elles sont tout à fait au courant qu’un brevet sera contrefait. En l’espèce, Apotex a choisi de fabriquer du perindopril au Canada en sachant pleinement que la fabrication du perindopril constituerait une contrefaçon et qu’elle pourrait être tenue de restituer ses bénéfices.

[73]  Cela dit, deux décisions récentes de la Cour confirment que l’intention du contrefacteur est toujours un facteur dont il faut tenir compte.

[74]  Dans la décision Airbus Helicopters, S.A.S. c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2017 CF 170, le juge Luc Martineau était appelé à examiner les effets d’une concurrence légitime par le défendeur commercialisant un PSNC, sur le train d’atterrissage à patins pour hélicoptère breveté de la demanderesse. Conformément aux directives de l’arrêt Lovastatine CAF, il devait examiner au moins les questions de fait suivantes :

i) Le produit non contrefaisant proposé offre-t-il un véritable produit de substitution et donc un véritable choix?

ii) Le produit non contrefaisant proposé constitue-t-il un véritable choix, en ce sens qu’il est économiquement viable?

iii) Au moment de la contrefaçon, le contrefacteur avait-il une réserve suffisante du produit de substitution non contrefait pour remplacer les ventes de produits non contrefaits? Autrement dit, le contrefacteur aurait-il pu vendre le produit de substitution non contrefait?

iv) Le contrefacteur aurait-il effectivement vendu le produit de substitution non contrefait?

[75]  Dans ses motifs, le juge Martineau fait de nombreuses références au cadre de causalité de l’arrêt Schmeiser et à l’exigence selon laquelle un PSNC peut être viable sur le plan économique, tout en discutant abondamment de la façon dont les contrefacteurs agissant de manière délibérée et intentionnelle ne peuvent, avec le recul, prétendre qu’ils auraient utilisé le PSNC proposé, alors que dans le monde réel, le PSNC n’a jamais véritablement été envisagé.

[76]  En ce qui concerne la preuve ex post facto – nécessaire dans le monde hypothétique – le juge Martineau donne néanmoins un avertissement :

[295]  Le fait que Bell ait pu concevoir le train Production à une date postérieure ne permet pas à la Cour de tirer une conclusion selon laquelle Bell en aurait été capable à la veille de la première contrefaçon du brevet 787. Il serait simplement trop facile de permettre à des contrefacteurs d’un brevet valide de réécrire rétroactivement l’histoire afin d’échapper à la responsabilité qui leur incombe de payer des dommages-intérêts en présentant des scénarios qui n’ont jamais été envisagés ou qui étaient peu réalistes à la veille de la première contrefaçon. [...] En d’autres termes, si la prise en compte de ce qui s’est passé dans le [traduction] « monde réel » est acceptable dans une certaine mesure, cela ne doit pas se traduire par un [traduction] « parti pris a posteriori », qui peut être défini comme étant une tendance à considérer, après la réalisation d’un événement, que l’événement était prévisible, malgré le fait qu’il y avait peu, ou pas, de fondement objectif pour le prédire.

[Renvoi omis]

[77]  Dans la décision AstraZeneca, précitée, le juge Barnes reconnaît également l’importance du cadre de la causalité de l’arrêt Schmeiser. À l’instar du juge Martineau, il applique le critère à quatre volets de l’arrêt Lovastatine CAF comme cadre pour structurer sa décision, et il souligne également l’intentionnalité de la conduite contrefaisante :

[31]  Au départ, j’acceptais avec réserve l’idée que la disponibilité d’un PSNC soit à l’origine, du moins en partie, du caractère délibéré de la contrefaçon. Mais, selon ma compréhension de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Lovastatin CAF, cette idée se résume simplement à ceci : lorsqu’un contrefacteur contrefait éhontément un brevet valide ou s’expose clairement au risque de le faire, on peut en déduire qu’un substitut viable n’était pas disponible. Sinon, le choix rationnel serait indéniablement d’utiliser le PSNC et non le produit contrefaisant.

[78]  Je suis d’avis que le respect total du cadre analytique du PSNC exige encore que l’intention, les motivations et les préférences d’une partie contrefaisante soient prises en considération.

[79]  Le volet « aurait pu » est un critère objectif. Il est donc plus facile d’établir qu’il est respecté. Le volet « aurait », en revanche, repose en grande partie sur des éléments subjectifs et exigera que la Cour tire des inférences à partir des éléments de preuve objectifs présentés au procès et de ce qui s’est produit dans le monde réel pour déterminer ce qui aurait probablement motivé la conduite du contrefacteur dans le monde hypothétique.

[80]  Je suis tout à fait d’accord avec le juge Robert Barnes lorsqu’il mentionne qu’« [i]l faut aussi accorder plus de poids aux deux volets de preuve – “aurait pu” et “aurait eu” – lorsque le ou les PSNC hypothétiques proposés n’ont jamais été soumis à l’évaluation et à l’approbation de l’autorité réglementaire compétente » (AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2017 CF 726, au paragraphe 21).

[81]  Il incombe au contrefacteur de convaincre la Cour qu’il aurait tout de même utilisé un PSNC dans le monde hypothétique (Lovastatine CAF, au paragraphe 74).

[82]  En l’espèce, ayant conclu qu’Apotex aurait pu avoir recours à Signa, à IPCA ou à Intas pour se procurer du périndopril non contrefaisant pour la moitié de la période de contrefaçon – et que Signa, IPCA ou Intas aurait fabriqué ces marchandises pour Apotex – je suis d’avis que les éléments de preuve sont loin d’établir que, malgré le fait qu’il était économiquement viable pour Apotex d’agir ainsi, elle aurait eu recours à un ou plusieurs des fabricants non affiliés pour se procurer du périndopril sous forme d’IPA et de comprimés.

[83]  Je suis d’avis que, comme élément de preuve du volet « auraient-ils » du critère, Apotex devait démontrer davantage que le fait qu’il aurait été viable sur le plan économique d’utiliser ses PSNC proposés – ce qu’elle a fait. Les éléments de preuve démontrent clairement qu’il aurait été plus rentable de fabriquer du périndopril en utilisant l’IPA provenant de l’Inde et du Mexique, tout en faisant formuler les comprimés par Intas ou IPCA en Inde (pièce D-52, section 6.18).

[84]  Apotex devait démontrer que, selon toute vraisemblance, elle aurait eu recours temporairement à des fournisseurs non affiliés de PSNC, plutôt que d’accélérer les autres étapes et d’attendre que ses filiales indiennes APIPL et ARPL, ou toute autre filiale dont il était question dans la décision Périndopril CF, soient prêtes à fabriquer à l’échelle commerciale et à recevoir l’autorisation de fabriquer du périndopril sur les marchés du Royaume-Uni et de l’Australie.

[85]  En déterminant si elle l’a fait, je dois demeurer consciente du choix rationnel qu’Apotex a fait de fabriquer au Canada alors qu’elle aurait généré plus de profits en sous-traitant la fabrication aux trois fournisseurs non affiliés de PSNC.

[86]  Apotex soutient qu’elle ne peut pas être pénalisée pour avoir choisi de mener ses activités au Canada, plutôt que d’exporter des emplois à l’extérieur du pays. Cependant, il y a lieu de douter de cette pure intention lorsque l’on tient compte du fait qu’Apotex prévoyait déplacer certaines de ses activités de fabrication vers ses sociétés affiliées en Inde (APIPL et ARPL), ce qu’elle a d’ailleurs fait, et que, depuis la fin de la période de contrefaçon, Signa (située au Mexique) est devenue partie intégrante du groupe de sociétés Apotex qui a désormais déplacé une partie de ses activités de fabrication en Inde et au Mexique.

[87]  Une fois de plus, les mesures prises par Apotex, ses motivations et ses préférences dans le monde réel sont utiles pour tirer des conclusions sur ce qu’elle aurait fait dans le monde hypothétique.

[88]  Au procès, M. Sherman s’est exprimé franchement sur les préférences historiques d’Apotex. Il a expliqué qu’Apotex préférait [traduction] « faire tout [ce qu’elle pouvait] au Canada » et qu’elle avait jusqu’ici refusé de fabriquer [traduction] « quoi que ce soit à l’extérieur du Canada » (Transcription du procès, vol. 12, page 1884, à la ligne 9). Il a également discuté de la préférence d’Apotex pour la fabrication de produits à ses propres emplacements, plutôt que de confier les travaux à des tiers non affiliés. Il a même exprimé des doutes quant au fait qu’Apotex aurait eu recours aux services de Signa ou d’IPCA, plutôt qu’à ceux des sociétés affiliées APIPL, ARPL, Apotex Netherlands et Srini (tous membres du groupe de sociétés Apotex) (Transcription du procès, vol. 12, pages 1896 à 1900 et 1928 et 1929). Il a ajouté qu’elle ne se serait probablement pas servie du Mexique (éliminant ainsi Signa) puisque : [traduction] « Je ne suis pas sûr que le Mexique a déjà été autorisé à vendre en Europe ou en Australie » (Transcription du procès, vol. 12, page 1896, aux lignes 26 et 27). Je suis d’accord avec Servier sur le fait que de telles admissions quant à ce qu’Apotex aurait probablement fait soulignent le caractère hypothétique des arguments d’Apotex.

[89]  Plutôt que de poursuivre le transfert de technologie à Signa, qui était alors un de ses tiers, Apotex a préféré poursuivre le travail au Canada, malgré sa contrefaçon, pour par la suite transférer la fabrication d’IPA et des comprimés aux sociétés affiliées à propriété exclusive APIPL et ARPL.

[90]  Le seul élément de preuve mentionné par Apotex pour contrer les déductions tirées nous ramène à l’analyse du volet « aurait pu », et porte sur les obstacles réglementaires et technologiques. La preuve qu’un fournisseur de PSNC aurait fourni la quantité requise de périndopril si on le lui avait demandé ne peut remédier à l’absence d’éléments de preuve selon lesquelles Apotex aurait choisi de les y inviter, ce qui laisse la Cour avec peu ou pas d’éléments de preuve selon lesquels, n’eût été la contrefaçon, Apotex se serait tournée vers les tiers fournisseurs proposés de ses PSNC pour fabriquer les quantités de périndopril vendues aux sociétés affiliées d’Apotex au Royaume-Uni et en Australie entre 2006 et 2008.

[91]  Compte tenu de l’admission selon laquelle il est probable qu’Apotex aurait utilisé l’un de ses « propres emplacements », selon toute vraisemblance, c’est ce qu’elle aurait fait dans le monde hypothétique, et c’est exactement ce qu’elle a fait dans le monde réel en envoyant des dossiers de transfert de technologie à APIPL et à ARPL et non à Signa, à IPCA ou à Intas. Tout ce que cela signifie c’est qu’Apotex aurait pénétré les marchés du Royaume-Uni et de l’Australie plus tard que dans le monde réel. Elle aurait pénétré ces marchés après la période de contrefaçon, donc, dans le monde hypothétique, en n’étant pas en concurrence avec Servier.

IV.  Conclusion

[92]  Pour tous ces motifs, bien que je conclue que Signa, IPCA ou Intas aurait pu fabriquer et aurait fabriqué du périndopril pour le vendre au Royaume-Uni et en Australie au cours de la période de contrefaçon, selon toute vraisemblance, Apotex n’aurait pas eu recours à un ou plusieurs de ces tiers fournisseurs pour produire du périndopril non contrefaisant et aurait plutôt poursuivi ses transferts de technologie à APIPL et ARPL, puis aurait pénétré ces marchés ultérieurement. Il s’ensuit que les paragraphes 3 et 4 de la décision de la Cour rendue le 18 juin 2015 sont réaffirmés.

[93]  Les dépens afférents au nouvel examen en l’espèce sont adjugés en faveur de Servier suivant les principes énoncés dans l’ordonnance de la Cour en date du 6 novembre 2015.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1548-06

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La défenderesse Apotex Inc. est condamnée à payer aux demanderesses, dans les 60 jours suivant le présent jugement, les bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la contrefaçon du brevet canadien d’ADIR no 1 341 196 d’une somme de 56 000 000 $, ainsi que tout autre montant de retour de bénéfices composés, entre le 1er décembre 2014 et la date du présent jugement, au taux préférentiel.

  2. La défenderesse Apotex Pharmachem Inc. est condamnée à payer aux demanderesses, dans les 60 jours suivant le présent jugement, les bénéfices qu’elle a réalisés par suite de la contrefaçon du brevet canadien d’ADIR no 1 341 196 d’une somme de 5 172 000 $, ainsi que tout autre montant de retour de bénéfices composés, entre le 1er décembre 2014 et la date du présent jugement, au taux préférentiel majoré de 1 %.

  3. Les dépens afférents à ce nouvel examen sont adjugés en faveur des demanderesses suivant les principes énoncés dans l’ordonnance de la Cour en date du 6 novembre 2015.

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de juin 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1548-06

INTITULÉ :

ADIR ET AL c APOTEX INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MARS 2018

COMPARUTIONS :

Judith Robinson

Joanne Chriqui

Brian John Capogrosso

Eric Bellemare

POUR LES DEMANDERESSES

Benjamin Hackett

Harry Radomski

Nando De Luca

Michael Wilson

POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.