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Date : 20180411


Dossier : IMM-3178-17

Référence : 2018 CF 390

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 avril 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ONAJITE ROSEMARY ORANYE

JOSHUA IKECHUKWU ORANYE (MINEUR)

JORDAN OBINNA ORANYE (MINEUR)

JASMIN ADAEZE ORANYE (MINEURE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente affaire concerne une décision de la Section d’appel des réfugiés, confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter la demande d’asile des demandeurs à titre de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes à protéger. La demanderesse principale est une femme de 41 ans citoyenne du Nigéria, qui allègue craindre d’être persécutée, ainsi que ses trois enfants mineurs. Parce qu’elle est bisexuelle, elle soutient qu’elle et ses enfants pourraient faire l’objet de « purifications rituelles » et de la mutilation génitale féminine s’ils devaient retourner au Nigéria, maintenant que son orientation sexuelle est connue de la police, de sa communauté et de la famille de son mari.

[2]  La Section de la protection des réfugiés a estimé que la demanderesse manquait de crédibilité, en grande partie en raison de son témoignage fait de vive voix, et a conclu que la demanderesse n’est pas bisexuelle et, par conséquent, qu’elle n’a pas une crainte d’être persécutée selon la prépondérance des probabilités. On a également accordé peu de poids aux éléments de preuve documentaire de la demanderesse. La Section d’appel des réfugiés, pour sa part, s’est largement appuyée sur les conclusions de la Section de la protection des réfugiés concernant la crédibilité, puisqu’elle a estimé qu’elles étaient raisonnables. Dans son analyse indépendante, la Section d’appel des réfugiés a examiné les éléments de preuve documentaire de la demanderesse, confirmant une fois de plus les conclusions de la Section de la protection des réfugiés. Elle a ensuite procédé à l’analyse des documents concernant la situation au Nigéria et a estimé qu’il était peu probable que la demanderesse et ses enfants subissent la mutilation génitale féminine et d’autres purifications rituelles s’ils devaient être renvoyés au Nigéria.

[3]  Dans l’appel interjeté devant notre Cour, la demanderesse avance deux arguments : la Section d’appel des réfugiés a tiré des conclusions déraisonnables à partir des éléments de preuve, et a commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve documentaire.

II.  Faits

[4]  Onajite Rosemary Oranye (la demanderesse) est une citoyenne du Nigéria âgée de 41 ans. Elle est mariée à « Jimmy » et ils ont trois enfants issus de ce mariage, tous des citoyens du Nigéria : Joshua Ikechukwu Oranye (8 ans), Jordan Obinna Oranye (6 ans) et Jasmine Adaeze Oranye (4 ans).

[5]  La demanderesse affirme qu’elle est bisexuelle. Elle a commencé à avoir des sentiments à la fois pour les filles et pour les garçons vers l’âge de 14 ans, et elle a fini par avoir une relation amoureuse avec une de ses camarades de classe, « A ». Elles ont entretenu une relation sexuelle et la relation a duré jusqu’au décès de A. en 2004 à la suite d’un accident de voiture. Dans sa jeunesse, elle s’est également liée d’amitié avec son mari actuel, Jimmy, et a commencé à sortir avec lui. En 2006, la demanderesse et Jimmy ont rompu brièvement leur relation, après que la demanderesse eut découvert qu’il avait une aventure. Après la rupture, la demanderesse a rencontré une femme, « F.L. », et s’est engagée dans une relation avec elle. Jimmy a néanmoins continué de poursuivre la demanderesse et, sous la pression de sa famille, elle l’a épousé en avril 2009. Pendant son mariage avec Jimmy, la demanderesse a cependant continué d’entretenir des rapports sexuels avec F.L., jusqu’à ce qu’elle quitte le Nigéria pour venir au Canada le 20 août 2016.

[6]  La demanderesse est arrivée au Canada en août 2016 pour des vacances avec ses trois enfants. Environ une semaine après son arrivée, la sœur de la demanderesse, « S.U. », a informé la demanderesse que F.L. avait été arrêtée par la police pour homosexualité et que la police avait trouvé des photographies incriminantes dans l’ordinateur de F.L. qui pourraient révéler leur relation. S.U. a de plus informé la demanderesse que la police nigériane s’était rendue chez elle, à sa recherche.

[7]  Pendant ce temps, la mère de la demanderesse a informé la demanderesse que la famille de Jimmy voulait qu’elle et ses enfants retournent au Nigéria pour subir des « purifications rituelles », menaçant de demander l’aide de la police nigériane pour la localiser et même d’enlever les enfants pour procéder aux rituels. Ainsi, la demanderesse craint qu’elle et ses enfants puissent faire l’objet de persécutions de la part des proches de Jimmy et de la police s’ils devaient retourner au Nigéria.

[8]  La demande d’asile de la demanderesse a été entendue par la Section de la protection des réfugiés, mais elle a été rejetée au motif que le commissaire n’a pas trouvé que l’histoire de la demanderesse était crédible concernant des éléments essentiels de sa déclaration, notamment, qu’elle est bisexuelle et qu’elle craint qu’elle et ses enfants soient persécutés par la famille de son mari et la police nigériane s’ils devaient retourner au Nigéria.

[9]  La demanderesse a interjeté appel auprès de la Section d’appel des réfugiés. Dans une décision (la décision de la Section d’appel des réfugiés) datée du 26 juin 2017, la Section d’appel des réfugiés a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter la demande d’asile de la demanderesse. La décision de la Section d’appel des réfugiés fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

A.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  La décision de la Section d’appel des réfugiés est organisée en deux parties. D’abord, la Section d’appel des réfugiés examine les conclusions de la Section de la protection des réfugiés concernant l’orientation sexuelle de la demanderesse, les éléments de preuve documentaire et l’analyse effectuée au titre de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La Section d’appel des réfugiés confirme les conclusions de la Section de la protection des réfugiés concernant la crédibilité du témoignage de vive voix de la demanderesse dans leur totalité. La Section d’appel des réfugiés a estimé que la demanderesse n’était pas crédible en raison des hésitations perçues, de son incapacité à expliquer comment elle était arrivée à jongler avec deux relations en même temps, des contradictions de la demanderesse quant à la question de savoir si sa relation sexuelle avec « A » était la seule qu’elle avait entretenue à l’insu de son mari, et de son incapacité à expliquer les circonstances entourant l’arrestation de F.L. (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 13).

[11]  Quant aux éléments de preuve documentaire, la Section d’appel des réfugiés estime que l’approche de la Section de la protection des réfugiés était raisonnable; notamment, peu de poids a été accordé aux photographies en raison de l’absence de détails concernant les dates ou le contenu des photos, une faible valeur probante a été accordée aux affidavits et aux autres éléments de preuve documentaire provenant du Nigéria en raison de l’absence d’enveloppes et en raison d’erreurs d’orthographe ou de typographie, et peu de poids a été accordé aux lettres fournies par des organismes de soutien LGBTQ canadiens, parce qu’elles « ne conférai[ent] pas d’identité sexuelle » (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 15). La Section d’appel des réfugiés confirme également que la Section de la protection des réfugiés a examiné un rapport psychologique, soulignant qu’il contenait des renseignements qui avaient été fournis par la demanderesse elle-même, et qu’il contredisait les autres éléments de preuve de la demanderesse, et elle lui a donc accordé peu de poids (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 16).

[12]  La Section d’appel des réfugiés rejette en outre l’argument de la demanderesse selon lequel la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en omettant d’effectuer une analyse au titre de l’article 97, estimant que la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle la demanderesse n’est pas bisexuelle signifiait qu’aucune autre analyse au titre de l’article 97 n’était nécessaire afin de déterminer si la demanderesse a qualité de personne à protéger (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 17).

[13]  La deuxième partie de la décision de la Section d’appel des réfugiés concerne l’« Examen indépendant des éléments de preuve », qui se concentre exclusivement sur les éléments de preuve documentaire. Le commissaire de la Section d’appel des réfugiés estime que la « fréquentation récente et limitée [de la demanderesse] à des groupes communautaires locaux » n’est pas convaincante (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 18). La Section d’appel des réfugiés estime de plus que la lettre du Dr Devins ne corrobore pas nécessairement les éléments de preuve fournis par la demanderesse et qu’il n’est pas nécessaire de s’y appuyer si les faits sous-jacents ne sont pas reconnus. La Section d’appel des réfugiés, comme la Section de la protection des réfugiés, affirme que la lettre du docteur ne correspond pas aux autres éléments de preuve fournis par la demanderesse (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 18).

[14]  En ce qui concerne les documents provenant du Nigéria, la Section d’appel des réfugiés confirme une fois de plus les observations de la Section de la protection des réfugiés, soulignant les erreurs d’orthographe et de grammaire dans les affidavits; elle va cependant plus loin en citant le cartable national de documentation qui décrit la facilité d’accès à des documents frauduleux du Nigéria. Ainsi, la Section d’appel des réfugiés affirme qu’il est approprié d’accorder une faible valeur probante aux documents (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 19). Le commissaire de la Section d’appel des réfugiés invoque de nouveau le cartable national de documentation pour conclure qu’il est peu probable que la demanderesse ou sa fille subisse une mutilation génitale féminine, puisque la demanderesse et son mari s’opposent à cette pratique (décision de la Section d’appel des réfugiés, aux paragraphes 20 et 21).

III.  Questions en litige

[15]  À mon avis, deux questions sont soulevées dans le présent appel :

  • La Section d’appel des réfugiés a-t-elle commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve documentaire?
  • La Section de la protection des réfugiés/Section d’appel des réfugiés a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse?

IV.  Discussion

A.  Norme de contrôle

[16]  Comme l’enseigne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62 [Dunsmuir], lorsque la bonne norme de contrôle est établie par la jurisprudence, il est inutile de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. La Cour d’appel fédérale a affirmé que la Section d’appel des réfugiés doit réviser les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit de la Section de la protection des réfugiés, qui ne soulèvent pas de question concernant la crédibilité du témoignage de vive voix, en fonction de la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], au paragraphe 103. La Cour d’appel fédérale a de plus affirmé que notre Cour doit réviser les décisions de la Section d’appel des réfugiés en appliquant la norme de la décision raisonnable : Huruglica, au paragraphe 35. Par conséquent, j’adopterai la norme de la décision raisonnable dans l’affaire dont je suis saisi.

B.  Appréciation par la Section d’appel des réfugiés des éléments de preuve documentaire

[17]  La demanderesse soutient que la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur en rejetant les affidavits qu’elle a présentés. La demanderesse affirme que la manière avec laquelle les affidavits ont été reçus (soit sans une enveloppe) n’est pas pertinente, car les affidavits constituent néanmoins des déclarations faites sous serment, et ils devraient être considérés comme vrais en l’absence de motifs ou d’éléments de preuve valides et convaincants permettant de douter de leur véracité. Dans sa plaidoirie, la demanderesse s’est appuyée sur la décision récente de notre Cour dans Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170 [Mohamud], pour affirmer que des erreurs d’écriture mineures ne constituent pas un fondement approprié pour qualifier un affidavit de frauduleux.

[18]  Le défendeur affirme que la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés ont examiné les affidavits, soulignant que les deux tribunaux sont présumés avoir tenu compte de l’ensemble du dossier. Dans sa plaidoirie, le défendeur a établi une distinction entre la décision Mohamud et la présente affaire, affirmant que la multiplicité d’erreurs dans les affidavits présentés par la demanderesse ne se comparait pas à l’unique erreur soulevée dans la décision Mohamud.

[19]  À mon avis, l’appréciation qu’a faite la Section d’appel des réfugiés des éléments de preuve documentaire était déraisonnable, particulièrement en ce qui concerne les quatre affidavits dont disposait le décideur. Essentiellement, la Section de la protection des réfugiés a invoqué trois raisons pour leur accorder une faible valeur probante : 1) les enveloppes originales n’ont pas été fournies par la demanderesse, 2) les affidavits contiennent des erreurs d’orthographe et de grammaire et 3) les documents frauduleux sont facilement accessibles au Nigéria. J’examinerai successivement chacune de ces raisons.

1)  Les enveloppes

[20]  En ce qui concerne les enveloppes, la Section d’appel des réfugiés reprend dans sa décision la conclusion du commissaire de la Section de la protection des réfugiés, selon laquelle « il n’était pas possible de savoir avec certitude qui avait envoyé les documents, comment ils étaient arrivés au Canada et s’ils provenaient du Nigéria ou non, car les appelants avaient omis en outre de fournir l’enveloppe dans laquelle les documents avaient prétendument été envoyés » (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 16). La Section d’appel des réfugiés était satisfaite des conclusions de la Section de la protection des réfugiés à cet égard.

[21]  Je ne peux être d’accord. La seule chose qu’une enveloppe postale illustre, c’est la provenance du document; cependant, en l’espèce, les affidavits sont présumément importants en raison de leur contenu et non de leur provenance. La provenance des affidavits et le moyen par lequel ils sont arrivés au Canada seraient importants uniquement si la Section de la protection des réfugiés soupçonnait la demanderesse de mentir à leur sujet, ce qui concernerait la crédibilité de la demanderesse. Si, par exemple, la Section de la protection des réfugiés ne croyait pas que les lettres avaient vraiment été envoyées par le cousin de la demanderesse au Nigéria, une conclusion de fait claire à cet égard aurait dû être tirée et soutenue par le dossier de la preuve. En l’espèce, la Section de la protection des réfugiés n’a pas tiré une telle conclusion, et je ne peux voir la raison pour laquelle l’absence de l’enveloppe postale était pertinente pour la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés. En outre, l’origine d’un document ne dit rien quant à son authenticité — un document frauduleux peut être envoyé de manière légitime par la poste — mais je reviendrai sur cette question plus tard.

2)  L’orthographe et la grammaire

[22]  La Section de la protection des réfugiés a souligné que deux des affidavits présentés par la demanderesse contenaient diverses erreurs d’orthographe, de grammaire et de typographie. Encore une fois, la Section d’appel des réfugiés était satisfaite de l’analyse de la Section de la protection des réfugiés et, dans son examen indépendant des éléments de preuve, la Section d’appel des réfugiés de la même façon s’interroge quant aux erreurs d’orthographe et de grammaire dans les affidavits. La Section d’appel des réfugiés souligne que sa conclusion est « conforme au droit constant » et elle cite ensuite un long extrait pour appuyer son point (décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 19). Malheureusement, le commissaire de la Section d’appel des réfugiés a oublié de fournir la référence, sans doute une erreur de typographie commise par inadvertance.

[23]  L’ironie en l’espèce est difficile à rater et, cependant, il y a plus. Lors de sa plaidoirie, j’ai demandé à l’avocate du défendeur de souligner les erreurs offensantes dans les affidavits. Elle a souligné en réponse certaines erreurs d’orthographe et de typographie, certes, mais elle a également inclus des problèmes comme le format irrégulier des dates, des difficultés avec les majuscules, des [traduction] « espaces superflus », en plus d’affirmer que le terme « surprisation » n’existe pas en anglais. Il va sans dire que ces erreurs constituent un fondement exceptionnellement anodin pour trouver matière à critiquer quant à l’authenticité d’un document étranger. Ainsi, bien que le mot « surprisation » ne figure pas dans le Oxford English Dictionary, il est utilisé dans l’anglais nigérian : voir D. Jowitt, « The Fall-Rise in Nigerian English Intonation », dans O. Ndimele, éd., Convergence: English & Nigerian Languages (2016), 9, à la page 35.

[24]  Si je souligne ce point, ce n’est pas dans le but de diminuer l’importance de la tâche qui consiste à examiner à la loupe les documents légaux pour en confirmer l’authenticité. Cependant, à mon avis, appliquer à ces documents une norme qui est totalement éloignée de l’objectif légitime de cet examen à la loupe ne peut être toléré. Si un décideur soupçonne qu’un document est frauduleux, il doit tirer cette conclusion de fait en s’appuyant sur les éléments de preuve; après tout, une allégation de fraude est une accusation grave. Cependant, une poignée d’erreurs d’orthographe, de grammaire et de typographie ne peut pas suffire. De plus, la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés doivent, dans leur approche, être sensibles au fait que les documents étrangers peuvent ne pas suivre les mêmes coutumes, traditions ou conventions de langue que celles qui nous sont familières au Canada. Ces différences contextuelles ne peuvent pas être le fondement justifiant une conclusion de fraude.

[25]  En l’espèce, il y avait quatre affidavits et, pourtant, la Section de la protection des réfugiés a mentionné des erreurs d’orthographe, de grammaire et de typographie dans seulement deux d’entre eux. Il faut se poser la question : pourquoi n’a-t-on fait aucune mention des deux autres affidavits dans les décisions de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés? La demanderesse ne peut pas le savoir d’après les motifs présentés, malgré le fait que les deux autres affidavits ne contiennent pas ce genre d’erreurs. Les erreurs de typographie et d’orthographe/grammaire dans deux des quatre documents ne constituent pas un fondement approprié pour accorder radicalement une « faible valeur probante » aux quatre affidavits. Cela est particulièrement vrai si l’on considère que le contenu des quatre affidavits est constant et corrobore l’essentiel des prétentions de la demanderesse, à savoir qu’étant donné que son orientation sexuelle a été dévoilée, la demanderesse et ses enfants risquent d’être persécutés. Par conséquent, j’estime que les motifs du décideur ne sont pas suffisamment transparents et doivent être corrigés.

3)  Les documents frauduleux

[26]  Dans son examen indépendant des affidavits, la Section d’appel des réfugiés s’appuie sur le cartable national de documentation pour affirmer que les documents frauduleux sont facilement accessibles au Nigéria. Aucune autre analyse n’est fournie, et la Section d’appel des réfugiés ne tire aucune conclusion de fait portant que les affidavits sont en fait frauduleux. Il est important de souligner que chaque affidavit est imprimé sur un papier à en-tête, et contient la signature du déposant, la signature d’un notaire et son sceau. Trois des quatre affidavits sont accompagnés d’une pièce d’identité appartenant au déposant respectif, lesquelles portent chacune une signature qui peut être utilisée à des fins de vérification. Cependant, la Section d’appel des réfugiés utilise le cartable national de documentation pour justifier une décision d’accorder une « faible valeur probante » aux documents. Je vais reproduire la conclusion de la Section d’appel des réfugiés pour illustrer la question :

Compte tenu des préoccupations cumulatives quant à la crédibilité et du manque général de crédibilité, comme il a été dit précédemment, et du fait également que les éléments de preuve documentaire contenus dans le cartable national de documentation décrivent la facilité d’accès à des documents frauduleux dans le pays des appelants, ainsi que des erreurs d’orthographe et de grammaire relevées dans les documents eux-mêmes, la Section d’appel des réfugiés accorde elle aussi peu de valeur probante aux documents censés avoir été envoyés par la famille de [Jimmy] au Nigéria.

[Renvoi omis]

(Décision de la Section d’appel des réfugiés, au paragraphe 19)

[27]  Les juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler des conclusions relatives à l’authenticité en jugeant simplement que les éléments de preuve ont une « faible valeur probante ». Comme l’a souligné à juste titre la juge Mactavish dans la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au paragraphe 20 :

La Cour a, en outre, observé antérieurement sur la pratique des décisionnaires à accorder « peu de poids » aux documents sans tirer de conclusions explicites sur leur authenticité; voir par exemple, Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622, aux paragraphes 1 à 3, [2009] AFC no 799 et Warsame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] AFC no 1202, au paragraphe 10. Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de couvrir ses paris en accordant « peu de poids » au document. Comme l’a observé le juge Nadon dans Warsame, [traduction] « [c]’est tout ou rien » : au paragraphe 10.

Cette approche inappropriée est précisément celle qu’a employée la Section d’appel des réfugiés en l’espèce. Bien que la Section d’appel des réfugiés ait tenté de combiner la question des documents frauduleux avec les [traduction] « préoccupations cumulatives quant à la crédibilité et [le] manque général de crédibilité » de la part de la demanderesse, la crédibilité de son témoignage de vive voix n’a rien à voir avec l’authenticité des affidavits en litige. Soit les affidavits sont authentiques, soit ils sont frauduleux, mais la Section d’appel des réfugiés ne tire aucune conclusion à cet égard et choisit plutôt de « louvoyer » en leur accordant une faible valeur probante. Il s’agit d’une erreur de droit.

[28]  Malheureusement, les problèmes avec l’analyse indépendante de la Section d’appel des réfugiés ne s’arrêtent pas là. Même si la Section d’appel des réfugiés dans sa décision soulève des doutes sur l’authenticité des quatre affidavits par une simple référence aux renseignements contenus dans le cartable national de documentation, elle ne présente aucune analyse concernant la façon dont la « facilité d’accès » aux documents frauduleux au Nigéria est liée à la question de savoir si ces affidavits sont frauduleux. Il existe une bonne raison pour cela. Le cartable national de documentation traite des lois du Nigéria régissant les documents frauduleux, de leur utilisation à l’échelon national et international, et des efforts entrepris afin de mettre un terme à leur utilisation. Cependant, il ne dit rien sur la façon de déceler un document frauduleux (p. ex., tampons, sceaux, erreurs d’orthographe, de grammaire ou de typographie), qui pourrait servir à évaluer les affidavits présentés par la demanderesse. Autrement dit, le cartable national de documentation ne contient aucun renseignement menant à la conclusion que ces affidavits sont frauduleux; le seul lien entre le cartable national de documentation et les affidavits présentés par la demanderesse concerne le fait qu’elle est Nigériane et que ses documents proviennent du Nigéria. À mon avis, une telle approche est préjudiciable et ne devrait pas être tolérée dans notre jurisprudence.

[29]  Il est malheureux que des généralisations sur la [traduction] « facilité d’accès à des documents frauduleux » soient fréquemment invoquées, comme si elles constituaient une preuve incontestable de fraude. Lorsqu’elles figurent dans des documents concernant la situation au pays, ces généralisations peuvent seulement servir à bon escient à informer le décideur sur le sujet. Une conclusion portant sur l’authenticité d’un document ne peut dépendre d’un simple soupçon découlant de la réputation d’un pays donné, ni être influencée par un tel soupçon. Chaque document doit être analysé individuellement, et son authenticité doit être déterminée en fonction de ses propres mérites. S’il existe une preuve de fraude, c’est sans équivoque, et le décideur ne devrait lui accorder aucune valeur probante. L’autre solution, c’est-à-dire se fonder sur la prévalence des fraudes dans un pays donné pour contester l’authenticité d’un document, équivaut à une conclusion de culpabilité par association.

[30]  Comme il ressort clairement de l’analyse qui précède, j’estime que l’analyse effectuée par la Section d’appel des réfugiés des éléments de preuve documentaire présentés par la demanderesse, en particulier les quatre affidavits fournis par la demanderesse, était déraisonnable. Pour ce motif, la décision doit être renvoyée pour un nouvel examen.

C.  La Section de la protection des réfugiés/Section d’appel des réfugiés a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse?

[31]  Comme j’ai conclu que l’appréciation de la preuve documentaire de la Section d’appel des réfugiés était déraisonnable, il n’est pas nécessaire que je traite de cette question.

V.  Question à certifier

[32]  Quand la question leur a été posée, les avocats des parties ont répondu qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3178-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La Cour infirme la décision à l’examen, et l’affaire est renvoyée aux fins de réexamen à un tribunal différemment constitué.

  2. Aucune question n’est soumise pour être certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3178-17

INTITULÉ :

ONAJITE ROSEMARY ORANYE, JOSHUA IKECHUKWU ORANYE (MINEUR), JORDAN OBINNA ORANYE (MINEUR), JASMIN ADAEZE ORANYE (MINEURE) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 février 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 11 avril 2018

COMPARUTIONS :

Oluwakemi Oduwole

POUR LES DEMANDEURS

Marcia Pritzker Schmitt

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Topmarké Attorneys LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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