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Date : 20180323


Dossier : T-181-17

Référence : 2018 CF 333

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2018

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

CORPORATION DES PILOTES DU
SAINT-LAURENT CENTRAL INC.

demanderesse

et

ADMINISTRATION DE PILOTAGE
DES LAURENTIDES

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central inc. [la Corporation], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de l’Administration de pilotage des Laurentides [l’Administration], rendue le 9 décembre 2016, qui a suspendu le brevet de pilotage des capitaines Donald Morin et Michel Simard [les pilotes]. La question principale en litige est de savoir si l’Administration pouvait raisonnablement utiliser le pouvoir disciplinaire que lui confère la Loi sur le pilotage afin de sanctionner les pilotes dans une situation où ceux-ci auraient refusé de fournir leurs services, sans pour autant que la sécurité de la navigation ne soit mise en danger. Pour les motifs qui suivent, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.  Contexte factuel et réglementaire

[2]  Le présent dossier s’inscrit dans le contexte du transport maritime sur le fleuve Saint-Laurent. L’encadrement législatif du transport maritime est complexe et fait intervenir plusieurs acteurs. L’activité précise en jeu est le pilotage. Il est généralement reconnu que la conduite d’un navire dans des eaux difficiles comme celles du fleuve Saint-Laurent exige un haut degré de familiarité avec les conditions locales, qui est souvent hors de portée des capitaines de navires transocéaniques. C’est pourquoi les navires qui s’engagent dans le Saint-Laurent doivent faire appel aux services de pilotes qui possèdent les connaissances et les compétences voulues. Le pilotage a fait l’objet de diverses formes d’encadrement législatif au fil des ans. En 1962, le gouvernement du Canada a mis sur pied une commission d’enquête chargée d’examiner cet encadrement législatif, présidée par le juge Yves Bernier (Rapport de la Commission royale d’enquête sur le pilotage, Ottawa, 1968 [Rapport de la Commission Bernier]). En 1971, le Parlement a procédé à une réforme en profondeur, inspirée du rapport de la Commission Bernier, et a adopté la Loi sur le pilotage, LRC 1985 c P-14 [la Loi].

A.  Les différents intervenants et leur rôle

[3]  Avant de décrire la trame factuelle du présent litige, il est nécessaire de donner un aperçu des principales composantes du régime mis en place par la Loi et du rôle de chacune des parties à cet égard.

[4]  La Loi crée des administrations de pilotage dans diverses régions du pays. L’Administration a ainsi été mise sur pied pour le fleuve Saint-Laurent, à partir de l’écluse de Saint-Lambert jusqu’à l’estuaire. L’article 18 de la Loi prévoit que l’Administration a pour mission de « mettre sur pied, de faire fonctionner, d’entretenir et de gérer, pour la sécurité de la navigation, un service de pilotage efficace dans la région décrite à l’annexe au regard de cette Administration ». À cet effet, l’Administration exerce trois grands types d’activités (Alaska Trainship Corp c Administration de pilotage du Pacifique, [1981] 1 RCS 261 à la p 274 [Alaska Trainship (CSC)]).

[5]  Premièrement, l’Administration exerce un pouvoir réglementaire qui lui permet, entre autres, d’établir des zones de pilotage obligatoire, de déterminer les catégories de navires assujettis au pilotage obligatoire et de fixer les droits de pilotage exigés des navires.

[6]  Deuxièmement, l’Administration réglemente l’exercice de la profession de pilote. À cet effet, les articles 22 à 32 de la Loi prévoient la délivrance de brevets ou de certificats de pilotage aux personnes qui satisfont les exigences réglementaires. Les règlements adoptés en vertu de la Loi établissent un régime de formation et d’entraînement. De plus, les articles 27 à 29 établissent un régime disciplinaire qui permet à l’Administration de suspendre ou de révoquer un brevet ou un certificat de pilotage dans certaines circonstances. Ce régime est au cœur du présent litige.

[7]  Troisièmement, l’Administration a pour mission de fournir elle-même le service de pilotage aux navires qui en font la demande. À cet égard, la Loi écarte le régime antérieur, selon lequel, en théorie, c’était le navire qui retenait directement les services du pilote et qui avait un lien contractuel avec celui-ci. À toutes fins pratiques, cet ancien régime était tombé en désuétude et avait fait place à diverses formes d’organisation collective. Pour mener à bien sa mission, l’Administration possède le pouvoir, selon l’article 15 de la Loi, d’embaucher des pilotes. Cependant, le paragraphe 15(2) permet à la majorité des pilotes d’une région donnée de former une personne morale qui conclut un contrat de service avec l’Administration pour la fourniture de services de pilotage. Dans ce cas, l’Administration ne peut embaucher des pilotes dans la région en cause. Commentant cet aspect de la Loi, la Cour d’appel fédéral a affirmé que « [l]a situation peut s’assimiler à une sorte de négociation collective » (Administration de pilotage du Pacifique c Alaska Trainship Corp, [1980] 2 CF 54 (CA) à la p 75 [Alaska Trainship (CAF)]).

[8]  Des modifications ont été apportées en 1998 à la Loi afin de préciser certaines modalités de ce régime original de rapports collectifs de travail. En somme, il s’agissait de substituer l’arbitrage obligatoire à la « grève » ou, plus exactement, au refus de fournir des services alors qu’aucun contrat n’est en vigueur. Ces modifications permettent d’assurer la continuité du service de pilotage, étant donné son caractère essentiel. Ainsi, les articles 15.1 et 15.2 de la Loi prévoient un processus de médiation et d’arbitrage en cas de mésentente au sujet du renouvellement d’un contrat de service. L’article 15.3, quant à lui, interdit aux pilotes ou à la personne morale qui les représente de « refuser de fournir des services de pilotage pendant la durée de validité d’un contrat ou au cours des négociations en vue du renouvellement d’un contrat ». Selon l’article 48.1, toute infraction à l’article 15.3 est passible d’une amende maximale de dix mille dollars par jour.

[9]  La Corporation est la personne morale constituée par les pilotes de la région du Saint-Laurent central, c’est-à-dire de la région située entre Montréal et Québec. Elle a conclu un contrat de service visé par le paragraphe 15(2) de la Loi [le Contrat de service]. Les capitaines Morin et Simard, qui font l’objet de la décision contestée, sont des membres de la Corporation et des titulaires d’un brevet de pilote.

[10]  La Loi n’épuise pas l’ensemble des normes applicables à la navigation sur le Saint-Laurent. Elle régit essentiellement la profession de pilote, l’obligation de certains navires d’avoir recours au pilotage et les rapports de nature économique entre les parties. La navigation elle-même fait l’objet d’un ensemble de normes distinct. Ces normes relèvent essentiellement du ministère des Pêches et des Océans, plutôt que de l’Administration. Sur le plan pratique, ces normes sont contenues dans des avis aux navigateurs ou dans des avis à la navigation émis par la Garde côtière canadienne. L’article 7 du Règlement sur les abordages, CRC c 1416, adopté en vertu de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, LC 2001 c 26, rend obligatoires les prescriptions de ces avis.

B.  Les discussions entourant les navires « post-Panamax »

[11]  Le présent litige tire son origine de l’arrivée de navires dits « post-Panamax » sur le fleuve Saint-Laurent. Comme leur nom l’indique, ces navires ont une dimension qui excède celle des écluses du canal de Panama. En raison de leur taille, la conduite de ces navires sur le Saint-Laurent présente des défis particuliers.

[12]  En 2013, la Garde côtière a émis l’Avis aux navigateurs 27A [Avis 27A] qui porte sur le transit des navires de fort gabarit et de forte longueur dans le tronçon Québec-Montréal. Cet avis porte sur la navigation dans les glaces, les rencontres dans les zones à risque, les dépassements dans les zones à risque, les zones de mouillage et le dégagement sous quille. Au chapitre des rencontres dans les zones à risque, l’Avis 27A contient l’énoncé suivant : « En tout temps les navires doivent favoriser le transit de jour dans le tronçon Québec-Montréal. » Quant aux dépassements et aux rencontres, l’Avis 27A prévoit certaines interdictions, mais les assortit d’exceptions lorsque les pilotes jugent, en fonction de certains critères préétablis, que la sécurité le permet. Dans ces situations, la Corporation doit faire un rapport à la Garde côtière. Enfin, l’Avis 27A prescrit une vitesse minimale de 10 nœuds afin d’assurer la manoeuvrabilité des navires.

[13]  À l’automne 2016, des insatisfactions ont été exprimées quant aux restrictions imposées au passage des navires post-Panamax par l’Avis 27A. En particulier, l’Administration estimait que l’expérience acquise avec le passage fréquent de quatre navires appartenant à l’armateur Hapag-Lloyd, le Detroit Express, le Livorno Express, le Genoa Express et le Barcelona Express, justifiait le relâchement de certaines exigences relativement à ces quatre navires, notamment de ce que tous comprenaient alors comme étant une interdiction du transit de nuit. L’Administration a donc demandé la tenue d’une réunion visant à réexaminer ces exigences.

[14]  Lors de cette réunion, tenue le 24 novembre 2016, des représentants de l’Administration, de la Corporation, de la Garde côtière, du ministère des Transports et de l’Administration portuaire de Montréal étaient présents. Un compte-rendu de cette réunion a été déposé en preuve. Cependant, ce compte-rendu se présente davantage comme des notes prises sur le vif au sujet des interventions de chaque participant. Il ne contient pas de résolutions formelles qui permettraient de constater avec certitude la portée des décisions qui ont été prises. Il se dégage tout de même assez clairement de ce compte-rendu, ainsi que des déclarations et des interrogatoires des représentants des deux parties, qu’il y a eu une entente au sujet de la possibilité que les quatre navires Hapag-Lloyd puissent être autorisés à transiter de nuit, à certaines conditions. Une déclaration du président de la Corporation donne une idée de ces conditions :

…la règle serait avec 2 pilotes à bord et en présence de bouées lumineuses, les 4 Hapag-Lloyd ne seront plus soumis à la plage horaire de jour en montant. […] Il faut retrouver cela en quelque part, que ce soit dans l’avis 27A ou ailleurs car sinon quelqu’un va remettre en question le double pilotage sur ces navires mais va vouloir garder les transits de jour et de nuit.

(dossier de la défenderesse, p 40)

[15]  Les représentants de la Corporation ont également souligné être mal à l’aise d’accorder des exceptions à la pièce, puisque cela faisait perdre de vue les limites à la navigation sécuritaire sur le Saint-Laurent. La lecture du compte-rendu montre également que l’Administration et l’Administration portuaire de Montréal étaient motivées par des considérations principalement économiques, étant donné les investissements réalisés pour accueillir des navires post-Panamax à Montréal.

[16]  Il convient de souligner que la réunion du 24 novembre 2016 n’était pas celle d’un organe décisionnel. Les personnes présentes à cette réunion ne disposaient pas du pouvoir de modifier les avis à la navigation ni les règlements de l’Administration. La lecture du compte-rendu laisse entrevoir une certaine confusion quant aux démarches nécessaires à la mise en œuvre de la décision relative aux quatre navires Hapag-Lloyd. Vers la fin de la réunion, le président de la Corporation a déclaré que cela pourrait être fait au moyen d’une communication informelle avec l’armateur concerné. Cependant, cette déclaration ne peut écarter les exigences légales ou administratives portant sur la modification des normes pertinentes.

[17]  D’ailleurs, dès le 27 novembre 2016, le président de la Corporation a exprimé ses attentes quant à la formalisation des différentes composantes de l’entente du 24 novembre 2016. Dans un courriel adressé aux participants à la réunion, il écrivait :

…nous sommes prêts à aller de l’avant avec ce qui a été entendu vendredi dernier dès maintenant, nous avons déjà accepté une exception hier en fin d’après-midi afin qu’un de ces navires puisse continuer sa descente et ne pas devoir ancrer à Trois-Rivières, mais l’avis 27-A doit être modifiée, ou du moins avoir l’assurance de la part du comité que celle-ci sera modifiée [sic] afin d’inclure le double pilotage comme une condition sine qua none [sic] au passage de ces navires en amont de Québec.

(dossier de la demanderesse, p 165)

[18]  De même, le 1er décembre 2016, la Corporation émettait un bulletin à l’intention de ses membres, dans lequel on lit ce qui suit :

Parce que ces navires n’avaient pas 240 mètres et plus de longueur, la présence d’un deuxième pilote a été contestée par l’industrie. En accord avec l’Administration de pilotage des Laurentides, nous nous sommes entendus pour que l’affectation du deuxième pilote sur ces navires soit confirmée. Ce qui est maintenant chose faite, verbalement du moins. Nous attendons la confirmation écrite.

Comme nous vous l’avons déjà expliqué, lors de l’étude de risques sur la venue des navires post-Panamax en amont de Québec, une des conditions initiales était que les transits des navires de fort gabarit (plus de 32,5 m) devaient s’effectuer principalement de jour.

Maintenant que nous avons eu l’occasion de prendre de l’expérience sur les quatre nouveaux navires de Hapag Lloyd, nous croyons qu’il n’est plus nécessaire de contraindre ces quatre navires, et ces quatre navires uniquement, à cette condition de passage.

Ainsi, dès que nous aurons la confirmation écrite du double pilotage sur tous les navires post-Panamax, les Livorno, Genoa, Detroit et Barcelona Express pourront, après que les pilotes auront analysé la situation et les circonstances, s’ils le jugent sécuritaire, continuer leur montée comme dans le cas de toutes les autres affectations.

(dossier de la demanderesse, p 168)

C.  Les événements du 6 décembre 2016

[19]  Le 6 décembre 2016, l’Administration a assigné les pilotes Morin et Simard au pilotage d’un navire post-Panamax Hapag-Lloyd, le Barcelona Express, de Trois-Rivières à Montréal. Étant donné l’heure à laquelle les pilotes devaient prendre le contrôle du navire, il était évident qu’une partie importante du voyage jusqu’à Montréal aurait lieu durant la nuit. En fin de matinée, un représentant de la Corporation a avisé une dirigeante de l’Administration que le Barcelona Express ne pourrait pas naviguer de nuit et devrait mouiller à Lanoraie.

[20]  Il n’est pas nécessaire de faire un compte-rendu détaillé des discussions qui ont eu lieu au cours de l’après-midi du 6 décembre afin de dénouer l’impasse. En gros, l’Administration a tenté d’offrir des garanties écrites permettant de répondre aux préoccupations de la Corporation. L’Administration a transmis une lettre à la Corporation affirmant qu’elle « officialisait » la règle du double pilotage pour les navires post-Panamax. Elle a aussi obtenu de la Garde côtière une confirmation par courriel que la Garde côtière entendait modifier l’Avis 27A au sujet du double pilotage, bien qu’il y ait eu confusion quant à la question de savoir si cette modification porterait également sur la navigation de nuit. De son côté, en milieu d’après-midi, la Corporation a exigé que la règle du double pilotage soit consacrée par une modification du Contrat de service.

[21]  Au lieu de poursuivre leur trajet vers Montréal, les capitaines Morin et Simard ont ancré le Barcelona Express à Lanoraie à la nuit tombante. Des représentants de l’Administration ont tenté de communiquer avec eux de diverses manières pour leur indiquer qu’ils pouvaient poursuivre leur trajet. Un courriel de la Garde côtière leur a été relayé vers 17h15; cependant, ce courriel ne faisait état que du double pilotage et non de la navigation de nuit. Dans une conversation avec le répartiteur de l’Administration, le capitaine Simard a indiqué qu’il n’était disposé à naviguer de nuit que si la Corporation lui confirmait que les autorisations requises avaient été données par écrit (dossier de la défenderesse, p 83).

[22]  Ce n’est finalement que le 12 décembre 2016 que la Garde côtière a émis une « dérogation provisoire » à l’avis 27A. Entre autres choses, ce document mentionne que :

Le transit de nuit est autorisé pour ces navires que lorsqu’ils sont en montant dans le tronçon Québec-Montréal (tel qu’entendu lors de la rencontre du 24 novembre 2016 et en vigueur depuis le 6 décembre selon les courriels donnant cette autorisation);

Tous les navires de plus de 32,5 mètres de largeur sont soumis au double pilotage par l’Administration de pilotage des Laurentides (selon la lettre de l’APL du 6 décembre);

[23]  Le délai pour émettre cette dérogation s’expliquait par le fait que la Garde côtière voulait que celle-ci traite à la fois de la question du double pilotage et de celle de la vitesse des navires. La question de la vitesse n’a été réglée que le 12 décembre (voir l’interrogatoire de Sylvain Lachance, dossier de la demanderesse à la p 757).

[24]  Il convient de souligner que la mention qui figure entre parenthèses, dans le premier paragraphe cité plus haut, a été ajoutée dans la version finale du document. Des ébauches qui avaient été présentées à la Corporation pour commentaires ne contenaient pas cette mention (dossier de la demanderesse, p 18, 249, 262). Il est évident que cette mention ne peut avoir pour effet de rendre les capitaines Morin et Simard rétroactivement coupables d’une infraction disciplinaire.

D.  La suspension des pilotes

[25]  Dès le 7 décembre 2016, le premier dirigeant de l’Administration a suspendu le brevet de pilotage des capitaines Morin et Simard, en vertu du pouvoir que l’article 27 de la Loi lui attribue. Cette suspension devait durer dix jours.

[26]  Selon le paragraphe 27(3) de la loi, le conseil d’administration de l’Administration doit être immédiatement saisi de toute suspension de brevet. La suspension des capitaines Morin et Simard a été discutée lors d’une réunion du conseil tenue le 8 décembre 2016. Le conseil a décidé de confirmer la suspension, mais d’en réduire la durée à sept jours, par une résolution libellée ainsi :

CONSIDÉRANT que le navire « BARCELONA EXPRESS »  a été ancré et son voyage retardé pendant environ 13 heures le 6 décembre 2016;

CONSIDÉRANT l’engagement constaté par écrit de l’Administration, d’assigner deux (2) pilotes à quatre (4) navires spécifiques d’Hapag-Lloyd, dont le « BARCELONA EXPRESS »;

CONSIDÉRANT que les pilotes Michel Simard et Donald Morin, qui avaient la conduite du « BARCELONA EXPRESS », avaient été informés par les répartiteurs de l’Administration et par courriel, que le transit de nuit était autorisé par la Garde côtière et que cette dernière avait modifié l’avis aux navigateurs no 27A, de telle sorte que la restriction concernant la navigation de nuit du « BARCELONA EXPRESS » était levée;

CONSIDÉRANT que les pilotes Michel Simard et Donald Morin ont insisté, malgré ces informations, pour que leur Corporation donne préalablement son consentement pour que le navire « BARCELONA EXPRESS » puisse poursuivre sa route de nuit;

CONSIDÉRANT que la [Corporation] et ses deux (2) pilotes ont pris prétexte de la situation, malgré les engagements antérieurs de la [Corporation] et l’autorisation donnée par la Garde côtière, pour exiger comme condition à la poursuite du voyage que l’Administration accepte une modification au contrat de service en vigueur;

CONSIDÉRANT qu’une telle demande de modification du contrat de service est contraire aux articles 15.3 et 27 de la Loi sur le pilotage;

CONSIDÉRANT que l’arrêt du voyage du « BARCELONA EXPRESS » ne peut être justifié par des raisons de sécurité et s’appuyait plutôt sur des considérations abusives et illégales;

CONSIDÉRANT que la décision d’ancrer le navire « BARCELONA EXPRESS », sans motif pertinent, est un acte de négligence au sens du paragraphe 27 (1) c de la Loi sur le pilotage;

CONSIDÉRANT la suspension du brevet des pilotes Michel Simard et Donald Morin par lettre du premier dirigeant du 7 décembre 2016;

IL EST PROPOSÉ PAR M. SPIVACK ET ADOPTÉ À LA MAJORITÉ :

« Que le conseil confirme, notamment pour les motifs exprimés dans les « CONSIDÉRANT » de la présente résolution, la suspension par le premier dirigeant du brevet no 01-1961-407 du pilote Michel Simard, et du brevet no 01-1969-460 du pilote Donald Morin, mais pour une période de sept (7) jours à partir du 7 décembre 2016;

Que la direction examine les actions possibles contre la [Corporation] afin de sanctionner son comportement décrit aux mêmes « CONSIDÉRANT ». »

[27]  Le lendemain, le 9 novembre 2016, le premier dirigeant de l’Administration a informé les capitaines Morin et Simard de cette décision.

[28]  Par la suite, la Corporation a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

II.  Questions préliminaires

[29]  Avant de discuter du fond du litige, l’Administration soulève deux moyens préliminaires dont il convient de disposer.

A.  L’intérêt et la qualité pour agir

[30]  L’Administration soutient tout d’abord que la Corporation n’a pas l’intérêt juridique requis pour intenter la présente demande de contrôle judiciaire. L’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, prévoit qu’une telle demande peut être introduite par « quiconque est directement touché par l’objet de la demande ». L’Administration affirme que la Corporation ne possède pas un tel intérêt, puisqu’elle n’est pas directement touchée par les suspensions disciplinaires qu’elle conteste. Selon elle, seuls les pilotes auraient pu personnellement intenter la présente demande.

[31]  Dans une décision de la Cour d’appel fédérale, le juge Stratas a affirmé que pour posséder l’intérêt requis pour intenter une demande de contrôle judiciaire, une personne doit démontrer que la décision contestée « [a] affecté ses droits, lui [a] imposé en droit des obligations, ou lui [a] porté préjudice » (en anglais, « prejudicially affected it in some way ») (Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307 au par 58, [2012] 2 RCF 312). Ces remarques mettent l’accent sur deux dimensions du concept d’intérêt pour agir. Premièrement, cet intérêt doit être juridique, en ce sens qu’il doit porter sur des droits subjectifs et non simplement sur un intérêt purement commercial (voir Oceanex Inc v Canada (Transport), 2018 FC 250 aux par 257-279). Deuxièmement, cet intérêt doit être personnel, en ce sens que les droits subjectifs en question doivent appartenir au demandeur et non à un tiers. Ainsi, on a refusé de reconnaître l’intérêt d’une association d’entrepreneurs pour d’intenter une demande qui visait à faire reconnaître des droits appartenant à ses membres (Independent Contractors and Business Association c Canada (Minister of Labour), 1998 CanLII 7520 (CAF) au par 30).

[32]  L’exigence d’un intérêt personnel est un corollaire du caractère contradictoire du processus judiciaire. Le processus judiciaire est fondé sur l’initiative privée. Chaque justiciable est responsable de la décision d’exercer ses droits ou de demeurer passif. Ce principe a été reconnu, à titre d’exemple, par l’article 19 du Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01; voir aussi Thomas A. Cromwell, Locus Standi : A Commentary on the Law of Standing in Canada (Toronto : Carswell, 1986) à la p 10. Exiger qu’un droit soit exercé par la personne qui en est titulaire favorise l’autonomie individuelle. En principe, personne ne peut intenter une action en justice pour faire valoir les droits d’autrui. De la même manière, lorsqu’une personne décide de renoncer à ses droits ou de transiger, cette décision ne devrait pas être remise en question par un tiers. Par exemple, dans l’affaire Moresby Explorers Ltd c Canada (Procureur général), 2006 CAF 144 au par 17, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’exiger un intérêt personnel visait à décourager des tiers de faire valoir les droits d’autrui en justice.

[33]  Cela dit, le droit judiciaire privé reconnaît un certain nombre de situations où une personne peut posséder la qualité pour agir afin de faire respecter les droits d’autrui. En ce sens, le concept de qualité pour agir se distingue de celui d’intérêt pour agir. Les professeures Guillemard et Menétrey définissent ainsi la qualité pour agir :

Les exceptions à la règle « nul ne peut plaider sous le nom d’autrui » correspondent à des cas où une personne est investie de la qualité pour agir (au nom d’autrui, au nom d’un intérêt commun, au nom d’un intérêt collectif). La qualité pour agir peut viser deux situations. Si l’action ne tend pas à la défense d’un intérêt personnel mais à la défense d’un intérêt collectif, la qualité permet alors de désigner le titulaire du droit d’agir que l’exigence de l’intérêt est incapable de sélectionner. Si la qualité conduit à élargir le cercle du titulaire du droit d’agir en qualifiant spécialement certaines personnes pour défendre des intérêts qui ne leur sont pas strictement personnels, une personne est alors admise à agir pour la défense des intérêts d’autrui. Dans les deux cas, la qualité consiste à ouvrir l’action à des personnes spécialement désignées qui n’agissent pas pour la défense de leur intérêt personnel.

(Sylvette Guillemard et Séverine Menétrey, Comprendre la procédure civile québécoise, Cowanswille, Éd. Yvon Blais, 2011, pp 71-72; voir aussi Loïc Cadiet et Emmanuel Jeuland, Droit judiciaire privé, 7e éd., Paris, LexisNexis, 2011, aux pp 254, 262)

[34]  En l’espèce, j’estime que la Corporation possède la qualité pour agir afin d’intenter la présente demande de contrôle judiciaire. Cette conclusion est fondée sur une analyse du régime original de relations de travail envisagé par la Loi et concrétisé par le Contrat de service.

[35]  L’article 15 de la loi envisage deux modalités alternatives d’organisation des rapports entre un groupe de pilotes et une administration. D’une part, les pilotes peuvent choisir de devenir employés d’une administration. Dans ce cas, le régime habituel de relations de travail s’applique et les pilotes peuvent former un syndicat et celui-ci peut obtenir une accréditation pour représenter les pilotes. D’autre part, la majorité des pilotes d’une région peuvent former une personne morale qui obtient, selon le paragraphe 15(2), le droit exclusif de conclure un contrat avec l’administration pour la fourniture de services de pilotage. En prévoyant cette possibilité, le Parlement entendait maintenir une structure contractuelle qui avait graduellement été mise en place par les prédécesseurs des parties avant l’entrée en vigueur de la Loi (Rapport de la Commission Bernier à la p 599).

[36]  Le choix entre ces deux possibilités entraîne des conséquences juridiques qu’il faut respecter. Par exemple, dans le premier cas, les pilotes sont des employés de l’Administration et celle-ci peut donc exercer à leur égard les pouvoirs inhérents au statut d’employeur (voir Cabiakman c Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la vie, 2004 CSC 55, [2004] 3 RCS 195). Par contre, dans le deuxième cas, il n’existe aucun lien d’emploi entre l’Administration et les pilotes, mais plutôt un contrat de services entre l’Administration et la Corporation. Ce qui, dans le premier cas, pourrait être considéré comme l’inexécution d’un contrat de travail doit être analysé, dans le deuxième cas, comme une violation potentielle d’un contrat de services, bien qu’il faille nécessairement garder à l’esprit la différence entre les obligations découlant de ces deux types de contrats.

[37]  Néanmoins, le Parlement a voulu dans les deux cas mettre en place un régime de rapports collectifs de travail. Il en découle certaines caractéristiques communes. L’une de celles-ci est le concept d’exclusivité de représentation. Le juge LeBel de la Cour suprême du Canada décrit ainsi ce concept :

Parmi les principes fondamentaux du droit du travail québécois –  qu’il partage d’ailleurs avec le droit fédéral et celui des autres provinces – se retrouve d’abord le monopole de représentation accordé à un syndicat.  Ce principe s’applique à l’égard d’un groupe de salariés défini ou une unité de négociation, vis-à-vis un employeur ou une entreprise spécifique, à la suite d’une procédure d’accréditation par un tribunal ou un organisme administratif.  L’octroi de cette accréditation impose des obligations importantes à l’employeur.  Elle le contraint à reconnaître le syndicat accrédité et à négocier de bonne foi avec lui, dans le but de conclure une convention collective (art. 53 [du Code du travail]).  Une fois conclue, la convention collective lie aussi bien les salariés que l’employeur (art. 67 et 68 C.t.).  Dans l’application de cette convention collective, l’association accréditée exerce tous les recours des salariés qu’elle représente sans nécessité de justifier d’une cession de créance (art. 69 C.t.).

(Noël c Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39 au par 41, [2001] 2 RCS 207)

[38]  La Loi envisage textuellement cette exclusivité de représentation lorsqu’elle prévoit, au paragraphe 15(2), que l’Administration ne peut employer directement des pilotes lorsque la majorité de ceux-ci ont choisi de former une personne morale. Le paragraphe 15(3), qui oblige cette personne morale à accepter comme membres les pilotes brevetés ou les apprentis-pilotes de la région, fait aussi preuve de l’intention du Parlement de conférer à cette personne morale une exclusivité de représentation.

[39]  La portée précise de cette représentation n’est pas circonscrite par la Loi. Dans l’arrêt Noël, la Cour suprême en a étendu la portée à l’exercice des recours en révision judiciaire. Évidemment, l’arrêt Noël porte sur un contexte différent. Pour comprendre la portée de cette représentation dans le contexte du régime original découlant de la Loi, il est utile de se pencher sur le Contrat de service conclu par les parties. Ce faisant, je ne cherche pas à utiliser le Contrat de service pour écarter les exigences de la Loi sur les Cours fédérales relatives à l’intérêt pour agir. Au contraire, le Contrat de service témoigne d’un régime qui existait lors de l’entrée en vigueur de la Loi et que le Parlement a voulu maintenir.

[40]  L’article 3.01 du Contrat de service énonce le principe d’exclusivité de représentation :

La Corporation reconnaît l’Administration, à toutes fins que de droit, comme autorité en matière de pilotage.

L’Administration reconnaît la Corporation, à toutes fins que de droit, comme seule représentante des pilotes et des apprentis pilotes des circonscriptions nos 1 et 1-1, individuellement ou collectivement, et comme principal organisme pouvant faire des recommandations auprès de l’Administration en matière de pilotage pour la zone de pilotage obligatoire ou pouvant donner des avis techniques et professionnels concernant l’exercice de la profession de pilote et la sécurité de la navigation dans ces circonscriptions.

[41]  Il est vrai que le régime de délivrance de brevets et de certificats est prévu aux articles 22 à 32 de la Loi et non par le Contrat de service. D’ailleurs, comme on le verra plus loin, ce régime vise non seulement les pilotes membres de la Corporation, mais aussi les titulaires de certificat de pilotage, qui n’en font pas partie. Néanmoins, certaines dispositions du Contrat de service font preuve de l’intérêt de la Corporation pour ces questions. Ainsi, l’article 14 porte sur la formation des pilotes. Il prévoit, entre autres choses, que la Corporation dispense un programme de formation qui conduit à l’obtention du brevet délivré par l’Administration ainsi qu’un programme de formation permanente à l’intention des pilotes brevetés. Le Contrat de service envisage plus précisément la question des procédures disciplinaires. L’article 15.02 énonce que : « [d]ans tout litige impliquant un pilote et l’Administration, la Corporation peut de plein droit intervenir pour prendre fait et cause en faveur du pilote ». Les articles 16.03 et 16.05 prévoient que l’Administration doit transmettre à la Corporation une copie de divers documents adressés à un pilote dans le cadre du processus disciplinaire prévu à l’article 27 de la Loi. D’ailleurs, l’article 16.03 prévoit le droit de la Corporation et du pilote concerné de répondre aux allégations contre un pilote.

[42]  Il me semble que les parties au Contrat de service ont voulu permettre à la Corporation d’assurer à l’égard des pilotes un rôle de représentation semblable à celui que les syndicats jouent à l’égard de leurs membres. Les articles 15.02 et 16.05 visent directement le processus disciplinaire de l’article 27 de la Loi. J’en conclus que la Corporation possède la qualité pour agir nécessaire pour intenter une demande de contrôle judiciaire visant une décision prise dans le cadre de ce processus disciplinaire.

[43]  La formulation de l’article 15.02 indique que les parties n’ont pas voulu que ce rôle de représentation soit exclusif. Ainsi, face à une suspension disciplinaire, tant la Corporation que les pilotes peuvent intenter une demande de contrôle judiciaire. Le fait que, dans des cas antérieurs, c’est le pilote lui-même qui a intenté une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une suspension disciplinaire (In re la Loi sur le pilotage et in re le capitaine Colin Darnel, [1974] 2 CF 580 (CA); Barker c Administration de pilotage du Pacifique, [1982] 2 CF 887 (CA)) ne nie pas la qualité pour agir de la Corporation.

[44]  Par ailleurs, sur le plan des principes, je rappelle que l’exigence d’un intérêt personnel pour agir vise à garantir qu’une action en justice pour faire valoir un droit soit exercée par le titulaire de ce droit et personne d’autre. En l’espèce, bien que le nom des capitaines Morin et Simard ne figure pas dans l’intitulé de la cause, ceux-ci y ont participé en souscrivant un affidavit et en étant interrogés au préalable. Rien ne me permet de croire que la Corporation soit en train d’exercer les droits des capitaines Morin et Simard sans leur consentement.

[45]  Sur le plan pratique, je note également qu’une décision refusant à la Corporation la qualité pour contester les sanctions disciplinaires imposées aux pilotes ne ferait que retarder la résolution du litige sous-jacent à la présente demande. Dans une autre affaire où l’intérêt du demandeur était contesté, le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a affirmé que le concept d’intérêt pour agir devait être interprété en fonction des objectifs de la Loi sur les Cours fédérales et qu’il fallait tenir compte de la possibilité qu’en raison de faits subséquents à l’introduction de la demande, la demanderesse puisse établir l’intérêt requis si les procédures était reprises à partir de zéro :

 [55] En l'espèce, les objets de la Loi sur les Cours fédérales  revêtent une importance considérable. Cette loi poursuit notamment des objectifs de justice, d'équité, d'utilité, d'ordre, d'efficacité et de réduction au minimum des frais, des retards et du gaspillage dans les matières qu'elle régit. Elle réalise ses objets en imposant des exigences diverses, notamment celle de la qualité directe pour agir. Ces exigences doivent être interprétées et appliquées de manière à favoriser la réalisation des objets, et non de manière à constituer un piège dans lequel il est facile de tomber ou une arme pour les personnes malveillantes.

[56]  Je fais mienne la conclusion de la Cour fédérale au paragraphe 18 de ses motifs selon laquelle accepter l'argument de Sanofi‑Aventis « ne permettrait pas de mieux rendre justice » et ne servirait aucune « raison légitime ». Devant un refus, Teva devrait simplement présenter à nouveau la demande, cette fois‑ci en ayant qualité directe pour agir. Le cas échéant, elle demanderait une prorogation de délai, qu'elle obtiendrait sans doute. Par la suite, les parties déposeraient la même preuve et, peut‑être des années plus tard, présenteraient les mêmes arguments. Tout cela ne ferait que donner lieu à des frais et des retards inutiles et du gaspillage.

(Teva Canada Limitée c Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 RCF 391)

[46]  Ces remarques peuvent aisément être transposées au présent cas : si la demande de la Corporation était rejetée pour absence d’intérêt, les pilotes pourraient eux-mêmes solliciter une prorogation de délai pour intenter leur propre demande de contrôle judiciaire.

[47]  Enfin, je note que la Corporation ne prétend pas qu’elle possède l’intérêt pour agir dans l’intérêt public, au sens de l’arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 RCS 524.

B.  L’argument des « mains propres »

[48]  En second lieu, l’Administration soutient que cette Cour ne devrait pas entendre la demande de la Corporation puisque celle-ci n’a pas les « mains propres ». Si j’ai bien compris, l’Administration soutient que la Corporation aurait mal agi en profitant de la situation survenue le 6 décembre 2016 afin d’obtenir une modification du Contrat de service, à laquelle elle n’avait pas droit. La Corporation se serait donc servi de son monopole afin d’extorquer un avantage indu à l’Administration. Cette conduite priverait la Corporation du droit de demander le contrôle judiciaire de la décision attaquée.

[49]  Le contrôle judiciaire possède un caractère discrétionnaire (Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 au par 37, [2015] 2 RCS 713). Cela signifie qu’un demandeur ne possède pas de droit strict à ce que la cour statue sur le fondement de sa demande. La cour possède un pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre une demande, en tenant compte d’un éventail de facteurs consacrés par la jurisprudence, par exemple l’existence d’un autre recours approprié.

[50]  Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, les tribunaux ont parfois refusé d’entendre une demande de contrôle judiciaire en raison d’une conduite fautive ou abusive du demandeur (voir, par ex., Homex Realty c Wyoming, [1980] 1 RCS 1011 aux pp 1033-36). L’expression « mains propres » est plus souvent utilisée pour décrire ce concept dans le contexte d’une demande d’injonction. L’injonction est également un recours discrétionnaire. Dans ce contexte, un juge peut refuser d’émettre une injonction lorsque le demandeur s’est conduit d’une manière qui affecte le caractère équitable de sa demande, bref, parce qu’il n’a pas les « mains propres ». Ce concept doit cependant être manipulé avec soin. Dans son traité sur l’injonction, le juge Sharpe émet l’avertissement suivant :

The maxim that one “who comes to equity must come with clean hands” is colourful but potentially misleading in so far as it suggests a general power to scrutinize all aspects of the plaintiff’s behaviour and refuse relief if it offends. The “clean hands” maxim is best understood as a very general catch-all phrase encompassing many discretionary factors in more precise terms. By itself, it has really no analytical value, although, as will be seen, it has sometimes been employed as if it did.

(Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, éd. feuilles mobiles, Toronto, Carswell, 2017, par 1.1030)

[51]  Dans l’arrêt Thanabalasingham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 14 au par 10, la Cour d’appel fédérale a proposé une grille d’analyse permettant d’évaluer si la doctrine des « mains propres » devait être appliquée dans un cas particulier :

Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants: la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l'égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

[52]  Par exemple, en matière d’immigration, notre Cour a parfois refusé de surseoir à une mesure de renvoi lorsque le demandeur était entré dans la clandestinité afin de se soustraire aux autorités, mais demandait subséquemment une réparation afin de demeurer au Canada (voir par exemple Wong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 569). Cependant, je ne vois aucune analogie avec le présent cas. Dans cette affaire, le demandeur avait clairement violé la loi en entrant dans la clandestinité.

[53]  À mon avis, on ne peut refuser d’entendre une demande de contrôle judiciaire simplement parce que le défendeur s’insurge contre la conduite du demandeur. Dans bien des litiges soumis aux tribunaux, la relation entre les parties est tendue et chaque partie formule des reproches quant à la conduite de l’autre. Si on lui donne une portée excessive, la théorie des « mains propres » peut conduire à une évaluation préliminaire du fond du dossier en fonction de critères non juridiques. Sauf dans les cas les plus flagrants, il faut s’abstenir de trancher une affaire en se fondant sur un jugement moral général. C’est là, il me semble, la teneur de la mise en garde du juge Sharpe.

[54]  En l’espèce, les arguments de l’Administration quant aux « mains propres » ne constituent rien d’autre qu’une présentation différente des arguments sur le fond. L’argument selon lequel la Corporation aurait abusé de son monopole équivaut en fait à l’argument selon lequel la Corporation aurait refusé d’offrir ses services contrairement à l’article 15.3 de la Loi. C’est précisément ce qu’argue l’Administration à l’étape du fond.

[55]  La manière dont l’Administration présente son argument relatif aux « mains propres » rend également difficile l’application des critères mentionnés dans l’arrêt Thanabalasingham de la Cour d’appel fédérale. Ces critères supposent que le tribunal peut parvenir à une conclusion définitive quant aux actes qui sont reprochés au demandeur avant d’étudier le fond du dossier. Par exemple, dans l’affaire Wong ou dans d’autres affaires semblables d’immigration, la conduite fautive ou abusive du demandeur n’était pas contestée et ne faisait pas directement l’objet du fond du dossier.  Or, en l’espèce, les actes reprochés à la Corporation et leur qualification juridique sont précisément ce sur quoi les parties ont lié la contestation principale. Dans un tel cas, pour reprendre les mots de la Cour d’appel fédérale, statuer sur le fond du dossier ne menace pas « l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative ».

[56]  En somme, rien ne justifie que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de ne pas examiner le fond du dossier.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[57]  Dans son mémoire, la Corporation formule ainsi les questions que je devrais trancher :

  • La suspension par l’Administration des brevets de pilotage de Michel Simard et de Donald Morin pour une durée de sept jours est illégale, car elle est fondée sur l’article 15.3 de la Loi.
  • La suspension par l’Administration des brevets de pilotage de Michel Simard et de Donald Morin en se fondant sur le paragraphe 27(1)c) de la Loi est abusive et arbitraire étant fondée sur des conclusions de faits erronées.
  • L’Administration a commis une erreur de droit en considérant que les capitaines Simard et Morin ont été négligents dans l’exercice de leurs fonctions.

[58]  La Corporation soutient que la norme de la décision correcte s’applique à la première et à la troisième question, alors que la norme de la décision raisonnable s’applique à la deuxième. De son côté, l’Administration soutient que toutes les questions en litige sont assujetties à la norme de la décision raisonnable.

[59]  Les questions en litige doivent évidemment être formulées en fonction de la décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire. Dans la décision du 8 décembre 2016, l’Administration invoque principalement le concept de négligence, visé par l’article 27 de la Loi, pour imposer une suspension aux capitaines Morin et Simard. L’Administration mentionne également, sans que l’on sache très clairement si c’est à titre subsidiaire ou autrement, l’article 15.3 de la Loi, qui interdit le refus de service. Ainsi, pour apprécier la légalité de la décision attaquée, je dois étudier ces deux fondements potentiels de la suspension. Les questions en litige peuvent donc être formulées ainsi :

  • Les capitaines Morin et Simard ont-ils fait preuve de négligence en ancrant le navire Barcelona Express?
  • Les capitaines Morin et Simard pouvaient-ils être sanctionnés en vertu de l’article 27 de la Loi parce qu’ils avaient refusé de fournir un service contrairement à l’article 15.3?

[60]  Formulées de cette manière, les questions en litige sont inévitablement assujetties à la norme de la décision raisonnable. En effet, depuis l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], « la cour appelée à réviser la décision d’un tribunal administratif spécialisé qui interprète et applique sa loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat doit présumer que la norme de la décision raisonnable s’applique » (Barreau du Québec c Québec (Procureure générale), 2017 CSC 56 au par 15). Par ailleurs, « le cadre énoncé dans l’arrêt Dunsmuir s’applique aux décideurs administratifs en général, et non seulement aux tribunaux administratifs » (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Procureur général), 2014 CSC 40 au par 54, [2014] 2 RCS 135).

IV.  Analyse

A.  La négligence

[61]  Quant à la première question en litige, je dois me demander si la conclusion de l’Administration, selon laquelle les capitaines Morin et Simard ont fait preuve de négligence en ancrant le Barcelona Express, était raisonnable. Pour mener à bien cette tâche, je dois me demander si cette conclusion est adéquatement motivée et si elle fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au par 47).

[62]  Pour évaluer la gamme d’issues possibles, il est nécessaire de comprendre l’objectif et l’économie du régime législatif en cause. Il sera alors possible de mieux saisir la portée du concept de négligence auquel l’alinéa 27(1)c) de la Loi réfère.

[63]  Le point de départ de cet exercice est l’arrêt Alaska Trainship de la Cour suprême. Dans cette affaire, la Cour devait statuer si l’Administration de pilotage du Pacifique, également créée par la Loi, pouvait adopter un règlement accordant une dispense de pilotage obligatoire à certains navires en fonction du pays où ceux-ci étaient immatriculés. Toutes les juridictions qui se sont penchées sur l’affaire ont conclu que l’Administration ne pouvait adopter des règlements qu’en vue de réaliser la mission que la loi lui attribue, c’est-à-dire assurer la sécurité de la navigation. Ainsi, dans le contexte du règlement en cause, l’exigence de nationalité du pavillon n’était pas liée à la sécurité. La sécurité était déjà assurée par d’autres dispositions réglementaires relatives à la compétence des pilotes. L’exigence de nationalité a donc été jugée invalide, parce qu’elle excédait les pouvoirs que la Loi conférait à l’Administration. D’ailleurs, dans cette affaire, il semble que l’Administration avait adopté le règlement contesté en raison de l’opposition des pilotes de la côte Ouest à la dispense réclamée. En Cour d’appel fédérale, le juge Le Dain a souligné que de telles considérations, essentiellement à caractère économique, ne devaient pas influer sur l’interprétation de la Loi (Alaska Trainship (CAF) à la p 76).

[64]  Il est donc logique que le régime disciplinaire de l’article 27 doive lui aussi se rapporter à cet objectif fondamental de la Loi qu’est la promotion de la sécurité maritime. L’examen de l’économie de la Loi renforce cette conclusion.

[65]  L’article 27 fait partie d’un régime de délivrance de brevets et de certificats de pilotage. Il se rattache à la deuxième mission de l’Administration exposée plus haut, la réglementation de la profession de pilote. Il convient de souligner que ce régime s’applique non seulement aux titulaires d’un brevet, qui offrent leurs services à l’Administration soit à titre d’employés, soit par l’entremise d’une personne morale comme la Corporation, mais aussi aux titulaires d’un certificat de pilotage, qui sont habituellement des employés des armateurs et qui n’offrent donc pas leurs services à l’Administration. À cet égard, le processus de suspension des articles 27 à 29 peut être assimilé au pouvoir que possèdent les ordres professionnels de sanctionner leurs membres qui ont commis une faute disciplinaire. Rappelons, à cet égard, que la mission des ordres professionnels est d’assurer la protection du public.

[66]  Ce régime est essentiellement axé sur le développement et le maintien des compétences des pilotes. Son objectif ultime est la sécurité de la navigation. Lors de l’audience, l’avocat de l’Administration a affirmé que certaines composantes de ce régime ne visaient pas directement la sécurité de la navigation. Par exemple, l’article 27(1)b) de la Loi sanctionne le pilote qui se présente au travail en état d’ébriété. Or, puisque cette infraction peut être commise sans que le pilote n’ait conduit un navire, elle ne serait pas directement reliée à la sécurité de la navigation. De la même manière, l’article 27(1)d) sanctionne le pilote qui n’a pas rempli les conditions associées à son brevet ou à son certificat de pilotage. Encore une fois, l’Administration soutient que ces conditions ne sont pas toutes liées à la sécurité maritime et peuvent comprendre, à titre d’exemple, certaines formalités administratives. Je rejette ces arguments. Même si un pilote peut être sanctionné dans des circonstances où sa conduite ne posait pas un danger immédiat pour la navigation, il est clair que les interdictions en cause s’inscrivent dans le cadre d’un régime dont l’objectif demeure la sécurité de la navigation. Si le législateur a jugé qu’il était nécessaire de mettre en place un régime de permis pour assurer la réalisation de cet objectif, il va de soi que des infractions peuvent être créées pour assurer l’intégrité de ce régime. Pour prendre une analogie terrestre, l’interdiction de conduire une voiture sans permis est liée à la sécurité routière, même s’il est tout à fait concevable qu’une personne qui ne possède pas un permis valide (par exemple, parce qu’elle aurait oublié de payer les droits annuels) soit en mesure de conduire une voiture de manière sécuritaire.

[67]  Ce qu’il importe de garder à l’esprit, c’est que le régime de délivrance des brevets et des certificats de pilotage est tout à fait distinct de l’autre mission de l’Administration, qui consiste à offrir elle-même les services de pilotage. Dans l’exercice de cette autre mission, l’Administration peut embaucher elle-même des pilotes si c’est là leur choix. Dans ce cas, l’Administration exerce à l’égard de ces pilotes les pouvoirs associés au statut d’employeur. Ces pouvoirs sont distincts de ceux qui découlent du régime des articles 27 à 29, que j’ai assimilé à un régime de discipline professionnelle visant essentiellement la protection du public.

[68]  Un employeur peut sanctionner un employé lorsque celui-ci pose un geste qui met en danger la sécurité du public. Un ordre professionnel peut faire de même. Cependant, le pouvoir de sanction d’un employeur a une portée plus large que celui d’un ordre professionnel, puisqu’il peut également sanctionner des violations du contrat d’emploi qui n’ont rien à voir avec la sécurité. Ces violations peuvent, par exemple, porter sur la concurrence déloyale, l’absentéisme, l’insubordination ou l’exécution inadéquate de la prestation de travail.

[69]  Il s’ensuit que, lorsqu’une administration emploie directement les pilotes, elle peut exercer à leur égard aussi bien les pouvoirs disciplinaires des articles 27 à 29, qui visent la sécurité de la navigation, que les pouvoirs disciplinaires qui découlent de son statut d’employeur et dont la portée est plus vaste.

[70]  Cependant, lorsque les pilotes ont fait le choix prévu au paragraphe 15(2) de la Loi, comme en l’espèce, ils ne sont pas les employés de l’Administration. Celle-ci ne peut donc pas exercer à leur égard les pouvoirs d’un employeur. Les questions liées au caractère adéquat de la prestation de travail sont régies par un contrat de service entre la Corporation et l’Administration et non par des contrats d’emploi. C’est donc dire que les questions relatives à la portée des services que les pilotes doivent rendre doivent faire l’objet de recours contractuels entre la Corporation et l’Administration (voir, par exemple, Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint-Laurent central inc, 2015 CAF 295).

[71]  Il s’ensuit que le pouvoir disciplinaire prévu aux articles 27 à 29 et plus particulièrement le concept de négligence qui figure à l’alinéa 27(1)c) doivent s’interpréter comme visant des conduites qui mettent en danger la sécurité de la navigation. Le concept de négligence ne peut pas viser des questions qui relèvent de la relation employeur-employé ou de la relation contractuelle entre la Corporation et l’Administration, si ces questions ne touchent pas à la sécurité de la navigation.

[72]  En l’espèce, les gestes reprochés aux capitaines Morin et Simard n’ont pas mis en danger la sécurité de la navigation. M. Sylvain Lachance, l’un des dirigeants de l’Administration, l’a admis en interrogatoire :

Q. [273] Alors, le fait d’avoir refusé de fournir le service, en soi, n’a jamais mis la sécurité de la navigation en jeu?

R. Non.

(dossier de la demanderesse, p 703)

[73]  La résolution du conseil de l’Administration du 8 décembre 2016, que j’ai reproduite plus haut, ne mentionne aucunement des préoccupations liées à la sécurité. La lettre initiale du premier dirigeant de l’Administration a été transmise aux capitaines Morin et Simard le 7 décembre 2016, le lendemain des événements. Cela montre bien que la décision d’imposer une sanction a été prise sur le champ, sans que l’Administration ne fasse enquête afin de déterminer dans quelle mesure l’ancrage du Barcelona Express avait pu constituer un danger pour la navigation.

[74]  La résolution du 8 décembre 2016 montre que les motifs de l’Administration sont tout autres. L’essence du reproche adressé aux capitaines Morin et Simard est d’avoir refusé de conduire le Barcelona Express jusqu’à Montréal, alors que l’Administration était d’avis que le cadre normatif applicable ne s’y opposait pas ou ne s’y opposait plus. Ce reproche est exposé succinctement dans le paragraphe suivant de la lettre adressée aux capitaines Morin et Simard le 9 décembre :

Votre décision d’ancrer le navire, vu l’absence de consentement de votre Corporation, et malgré la levée de toute restriction de transit de nuit par l’Administration et la Garde côtière canadienne, constitue clairement une négligence dans l’exercice de vos fonctions.

[75]  En affirmant cela, l’Administration donne au concept de négligence une portée qui va bien au-delà de la sécurité de la navigation. La « négligence » dont il est question ici, c’est essentiellement un désaccord quant à la portée des obligations contractuelles de la Corporation envers l’Administration et quant à l’incidence de l’évolution du cadre normatif de la navigation sur le Saint-Laurent. Ces questions n’ont rien à voir avec l’objectif sous-jacent aux articles 27 à 29 de la Loi, qui est d’assurer la sécurité de la navigation.

[76]  Lorsqu’une autorité administrative exerce un pouvoir d’une manière contraire aux objectifs poursuivis par sa loi habilitante, la décision en cause est déraisonnable (Montréal (Ville) c Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14 aux par 42-47, [2010] 1 RCS 427; Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2 aux par 19-20). C’est ce qui s’est produit en l’espèce. L’Administration a sanctionné les capitaines Morin et Simard pour des motifs qui sont étrangers aux objectifs du régime disciplinaire des articles 27 à 29. La décision de l’Administration est donc déraisonnable.

B.  Le refus de service

[77]  Dans sa résolution du 8 décembre 2016 et sa lettre du 9 décembre 2016, l’Administration indique également qu’elle fonde sa décision sur l’article 15.3 de la Loi. Ainsi, bien que les capitaines Morin et Simard aient été suspendus pour « négligence dans l’exercice de leurs fonctions », il semble bien que l’Administration ait également été d’avis que ceux-ci avaient refusé de fournir leurs services contrairement à l’article 15.3. À l’audience, l’avocat de l’Administration a affirmé que le pouvoir disciplinaire de l’article 27 devait nécessairement s’étendre à d’autres dispositions de la Loi, sans quoi des violations de la Loi risqueraient de demeurer impunies.

[78]  Plusieurs raisons font qu’il est déraisonnable d’étendre le pouvoir disciplinaire de l’Administration à une violation de l’article 15.3.

[79]  Premièrement, une telle extension confond les différentes missions de l’Administration et le régime juridique de chacune d’elles. En effet, non seulement l’Administration réglemente-t-elle la profession de pilote, mais elle offre également le service de pilotage aux armateurs. Pour ce faire, elle a recours aux services des pilotes, par l’entremise de la Corporation avec laquelle elle a conclu le Contrat de service. C’est dans le cadre de cette relation contractuelle que peut survenir un refus de service proscrit par l’article 15.3. Le service qui pourrait être refusé doit nécessairement être un service prévu au contrat. Il est manifeste que le pouvoir disciplinaire des articles 27 à 29 ne vise pas des questions contractuelles ni des questions de rapports collectifs de travail.

[80]  Deuxièmement, une telle extension est contraire au texte de l’article 27. Les alinéas 27(1)a) et 27(1)b) réfèrent spécifiquement à d’autres dispositions de la Loi. Il s’agit là d’une indication convaincante que le Parlement n’a pas voulu que ce pouvoir disciplinaire puisse être utilisé pour sanctionner n’importe quelle disposition de la Loi.

[81]  Troisièmement, autoriser l’Administration à sanctionner des violations de l’article 15.3 lui permettrait, en fait, de se faire justice à elle-même. Rappelons encore une fois que la prestation des services de pilotage est régie par le Contrat de service entre l’Administration et la Corporation. Un litige concernant l’étendue des obligations qui découlent de ce Contrat devrait, en principe, être résolu par les méthodes associées aux litiges contractuels. Ainsi, l’article 17 du Contrat contient une clause d’arbitrage. Une demande urgente peut faire l’objet d’une demande d’injonction interlocutoire (voir, par exemple, Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint-Laurent central inc, 2015 CAF 295). Dans tous les cas, c’est un tiers neutre, arbitre ou juge, qui statue sur les droits des parties. Adopter l’interprétation proposée par l’Administration permet plutôt à celle-ci de décider unilatéralement de la portée des obligations contractuelles de la Corporation, y compris des questions découlant de l’incidence de l’encadrement réglementaire de la navigation sur les obligations contractuelles. Un tel résultat est déraisonnable.

[82]  D’ailleurs, l’existence de ces recours contractuels, ainsi que du recours pénal prévu à l’article 48.1 de la Loi, permet de répondre à l’argument d’impunité soulevé par l’Administration. Une violation de l’article 15.3 peut faire l’objet d’une sanction, même si celle-ci doit être imposée par un tiers impartial.

[83]  La suspension des capitaines Morin et Simard par l’Administration ne peut donc être justifiée par un prétendu pouvoir de l’Administration de sanctionner elle-même les violations de l’article 15.3, indépendamment du concept de négligence.

C.  Autres questions

[84]  Lors de l’audience, les parties ont consacré une partie importante de leurs plaidoiries à la question de savoir s’il y a bel et bien eu refus de service. À cet égard, la Corporation soutient qu’on ne pouvait forcer les pilotes à effectuer un transit de nuit alors que l’Avis 27A n’avait pas été formellement modifié afin de l’autoriser. De son côté, l’Administration s’appuie lourdement sur le consensus de toutes les parties présentes à la réunion du 24 novembre 2016. L’Administration prétend également que l’Avis 27A n’interdisait pas formellement le transit de nuit des navires post-Panamax.

[85]  Étant donné la conclusion à laquelle je suis parvenu, il ne m’est pas nécessaire de trancher cette question. En fait, comme je l’ai mentionné plus haut, c’est principalement dans le cadre d’une instance civile ou pénale, et non dans celui d’une demande de contrôle judiciaire, que cette question pourrait être tranchée.

[86]  Dans son mémoire, la Corporation soutient également que l’Administration a fait défaut de respecter l’équité procédurale dans la procédure qu’elle a suivie pour prendre sa décision. Étant donné que j’ai déjà conclu que la décision est déraisonnable, il ne m’est pas nécessaire de me prononcer sur cette question. Je signale néanmoins que, lorsque seule une suspension de courte durée est en jeu, la Loi ne prévoit pas la tenue d’une audience.

[87]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont pas suggéré que je m’écarte de la règle habituelle selon laquelle les dépens doivent suivre l’issue de la cause et je ne vois aucune raison de le faire.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de suspendre les capitaines Donald Morin et Michel Simard est annulée, avec dépens.

 

« Sébastien Grammond »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T-181-17

 

INTITULÉ :

CORPORATION DES PILOTES DU SAINT-LAURENT CENTRAL INC. c ADMINISTRATION DE PILOTAGE DES LAURENTIDES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 février 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Jean Lortie

Sophie Brown

 

Pour la demanderesse

 

Patrick Girard

Patrick Desalliers

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Stikeman Elliott

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

 

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