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Date : 20180320


Dossier : IMM-3324-17

Référence : 2018 CF 313

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SURESH NAGARASA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable d’un agent d’immigration quant à l’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur, un Sri Lankais de 27 ans d’origine ethnique tamoule. Dans sa demande d’ERAR, il a produit trois lettres comme éléments de preuve de la persécution dont il a fait l’objet antérieurement en tant que membre ou partisan perçu des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (TLET). Ces lettres indiquaient également le danger éventuel et le risque de persécution auquel est exposé le demandeur en raison de son statut de personne à laquelle s’intéressent les autorités sri lankaises. L’agent d’immigration a accordé peu de poids aux trois lettres. Pour les motifs qui suivent, la décision est annulée et renvoyée aux fins de réexamen par un nouvel agent chargé de l’ERAR.

II.  Exposé des faits

A.  Mauvais traitements subis par le demandeur au Sri Lanka

[2]  Durant toute l’enfance et la jeunesse de Suresh Nagarasa, son pays a été aux prises avec une guerre civile entre les TLET et l’armée sri lankaise (ASL). Une dimension ethnique qui implique des tensions de longue date entre la majorité cinghalaise et la minorité tamoule se greffe au conflit. Comme c’est souvent le cas dans les conflits armés, les civils ont souffert de cette guerre qui a duré des décennies. Le demandeur dans ces procédures ne fait pas exception.

[3]  Le demandeur prétend avoir fait l’objet de mauvais traitements à deux reprises aux mains des autorités sri lankaises parce qu’elles le percevaient comme un partisan des TLET. Le premier événement s’est produit en mai 2009, vers la fin de la guerre civile au Sri Lanka. Le demandeur a été séparé de sa famille, arrêté, détenu et torturé dans un camp de l’ASL durant trois mois. Il avait à peine atteint l’âge adulte au moment de sa détention et sa propre description des mauvais traitements qu’il a subis vaut la peine d’être reproduite en entier :

Au cours de ma détention, on m’a accusé d’être un Tigre et on m’a torturé. On m’a pendu par les pieds et battu. Des membres de l’armée ont inséré des aiguilles sous mes ongles. Ils se saoulaient et me frappaient sans merci. J’ai manqué d’eau et de nourriture. On me nourrissait une fois par jour seulement. On me donnait de la nourriture mauvaise, voire parfois impropre à la consommation. J’ai été forcé de boire mon urine. J’étais régulièrement battu à coup de bâton, de matraque et de crosse de fusil.

[4]  Le demandeur a été transféré du camp de l’ASL au camp Nellukalam, un camp de personnes déplacées à l’intérieur du pays en août 2009, et ensuite au camp de personnes déplacées de Kadirkamar en février 2010 où il a retrouvé sa famille. Ils ont été libérés le mois suivant.

[5]  Le demandeur a entrepris des études en journalisme à l’université de Jaffna, mais il a rapidement été arrêté de nouveau par les autorités sri lankaises. Cette fois, elles l’ont accusé d’organiser un événement pour le « Jour des Héros » le 27 novembre 2012, soit une fête interdite que célèbrent les TLET. Pour cette raison, le demandeur a été placé en détention au camp militaire de Jaffna pendant un mois où il prétend avoir été séparé de ses camarades de l’université; on lui a demandé le nom des organisateurs du Jour des Héros, on l’a accusé de faire partie des Tigres tamouls ou d’être un partisan des TLET et on l’a maltraité à trois reprises. Il a été libéré sous condition de se présenter chaque semaine à l’ASL.

[6]  En raison de ses craintes pour la sécurité de son fils, le père du demandeur a vendu une partie de sa terre et payé un passeur pour qu’il se rende au Canada où résident certains membres de leur famille. Depuis son départ, des membres de sa famille l’ont informé que des hommes de l’ASL et de la Criminal Investigation Division (CID) [Division des enquêtes criminelles] étaient venus dans leur village pour savoir où se trouvait le demandeur. De plus, sa mère a reçu des appels et des visites de l’ASL pour menacer le demandeur de mort s’il revenait au Sri Lanka.

B.  Procédures d’immigration au Canada

[7]  Le demandeur est entré au Canada et a présenté une demande d’asile qui a été refusée par la Section de la protection des réfugiés le 30 octobre 2013. Le commissaire de la Section de la protection des réfugiés a estimé que le demandeur manquait de crédibilité et qu’il n’avait pas établi qu’on l’avait soupçonné de faire partie des TLET ou d’en être affilié et qu’il avait été détenu et torturé par les autorités.

[8]  Le renvoi du demandeur a donc été ordonné. Craignant pour sa sécurité, il ne s’est pas présenté pour son renvoi. Il a plutôt choisi la clandestinité. En avril 2017, désespéré et craignant d’être renvoyé au Sri Lanka, il a tenté de se suicider en ingérant un produit chimique par vaporisation. Fort heureusement, il a échoué et après avoir perdu connaissance près d’un cabinet de médecin, il a été placé en détention par le Service de police régionale de York, d’abord au Centre correctionnel de Maplehurst, et ensuite au Centre correctionnel du Centre-Est en Ontario. L’Agence des services frontaliers du Canada a été informée et le demandeur a reçu un avis lui demandant de présenter une demande d’ERAR.

[9]  La demande d’ERAR du demandeur contenait trois lettres dont la Section de la protection des réfugiés n’a pas été saisie : 1) une lettre d’un député sri lankais, Sivagnanam Shritharan, datée du 2 juin 2017; 2) une lettre d’une juge de paix sri lankaise, Nishanthini Niranjan, datée du 7 avril 2017, et 3), une lettre de la mère du demandeur, Nagarasa Manimekalai, datée du 19 mai 2017. Le demandeur a également produit des éléments de preuve documentaire pour illustrer que les membres et les partisans perçus des TLET continuent de faire l’objet d’une surveillance au Sri Lanka, ainsi qu’une déclaration solennelle attestant l’historique des mauvais traitements qu’il a subis au Sri Lanka.

[10]  L’agent d’immigration principal B. Au (l’agent) a rejeté la demande d’ERAR (la décision d’ERAR). Il était précisé sur la lettre qui accompagnait la décision d’ERAR que la demande avait été rejetée, car [traduction] « [I]l a été déterminé que vous ne serez pas exposé à un risque de persécution ou de torture, de menace à votre vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités si vous êtes renvoyé dans votre pays de nationalité ou de résidence habituelle ». L’agent a estimé que la lettre du député Sivagnanam Shritharan n’expliquait pas comment il avait appris l’arrestation du demandeur en 2009 et ne fournissait pas suffisamment d’éléments de preuve indiquant que le député avait [traduction] « … été personnellement témoin de ces incidents ou avait une connaissance directe s’y rapportant » (décision d’ERAR, p. 6). Dans le même ordre d’idées, en ce qui concerne l’arrestation et la détention du demandeur en novembre 2012, l’agent a déterminé que la lettre ne comportait pas suffisamment de détails et, par conséquent, il a jugé qu’elle avait peu de valeur probante (décision d’ERAR, pp. 6 et 7). Finalement, il a été déterminé que la lettre contenait des déclarations qualifiées de ouï-dire sur la question de savoir si le demandeur demeurait une personne d’intérêt pour les autorités sri lankaises, car il n’a pas expliqué comment son auteur savait que le nom du demandeur était sur la liste de « surveillance » du Sri Lanka (décision d’ERAR, p. 7).

[11]  L’agent a également manifesté des doutes quant à la lettre de la juge de paix, Mme Niranjan. L’agent a souligné l’absence de détails, notamment [traduction] « … la date à laquelle le « Jour des Héros » s’est tenu, l’endroit où le demandeur a été détenu, la façon dont il a été traité en détention, le moment de sa libération et les conditions de sa libération » (décision d’ERAR, p. 8). Dans le même ordre d’idées, l’agent a déterminé que la juge de paix n’avait pas précisé comment le demandeur était surveillé par les autorités ou comment la juge de paix a été mise au courant que les autorités surveillaient le demandeur (décision d’ERAR, p. 8). En ce qui concerne les menaces constantes faites par l’ASL et la CID, l’agent a constaté que la lettre de la juge de paix n’était pas suffisante pour déterminer qu’elle avait une connaissance directe des incidents et il a jugé qu’il était probable qu’elle ait été mise au courant de ces événements par la famille du demandeur (décision d’ERAR, p. 8). Étant donné la nature subjective perçue de la source présumée de ses renseignements, l’agent a estimé que la lettre de la juge de paix avait peu de valeur probante et lui a accordé peu de poids (décision d’ERAR, p. 8).

[12]  En ce qui a trait à la lettre de la mère du demandeur, l’agent a déterminé qu’elle était subjective, car [traduction] « elle a un intérêt particulier dans l’issue de la présente demande » et, par conséquent, il lui a accordé peu de poids (décision d’ERAR, p. 9).

[13]  Finalement, en ce qui concerne la preuve documentaire du demandeur, l’agent a retenu que les autorités sri lankaises continuent de surveiller les Tamouls qui auraient des liens avec les TLET. Cependant, il a conclu que les éléments de preuve produits par le demandeur n’étaient pas suffisants pour suggérer qu’il pouvait constituer une personne d’intérêt pour les autorités (décision d’ERAR, p. 9). L’agent a également conclu que le gouvernement sri lankais avait démontré les efforts qu’il déployait ainsi que sa capacité d’aborder la discrimination subie par la population tamoule, citant un rapport de 2016 du U.S. Department of State Human Rights sur le Sri Lanka, ainsi qu’un rapport de la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, le CISR (décision d’ERAR, p. 9). En conséquence, l’agent a conclu que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour déterminer que la discrimination que les Tamouls du Sri Lanka subissent constituait de la persécution (décision d’ERAR, p. 9).

[14]  Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR le 31 juillet 2017. Entre temps, un avis daté du 10 août 2017 concernant la prise de dispositions relatives au renvoi prévu le 28 août 2017 a été signifié au demandeur. En conséquence, le demandeur a déposé une requête en sursis d’exécution de son renvoi. Dans l’attente d’une décision, le demandeur a été gagné par le stress et le désespoir et affirme que sa santé mentale s’est détériorée en raison de son incarcération. Il a tenté de se suicider une fois de plus le ou vers le 24 août 2017 et a été placé dans un centre médical où il a obtenu de l’aide.

III.  Questions en litige

[15]  À mon avis, une question centrale est soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire : l’évaluation par l’agent des éléments de preuve du demandeur était-elle raisonnable?

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[16]  Il n’est pas contesté par les parties que la norme de contrôle judiciaire applicable à cette question est celle du caractère raisonnable. Comme l’enseigne la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62, lorsque la bonne norme de contrôle est établie par la jurisprudence, il est inutile de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. La Cour a déterminé que la décision d’un agent chargé de l’ERAR doit faire l’objet d’un contrôle judiciaire selon la norme du caractère raisonnable : Korkmaz c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2015 CF 1124, au paragraphe 9. J’adopterai cette norme en l’espèce.

B.  L’évaluation par l’agent des éléments de preuve du demandeur était-elle raisonnable?

[17]  Le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur en attribuant peu de valeur aux trois lettres incluses dans les observations qu’il a produites à sa demande d’ERAR. Le demandeur soutient que ces lettres corroborent les principaux aspects de son expérience au Sri Lanka et, contrairement à la conclusion de l’agent, elles contiennent des éléments dont les auteurs avaient une connaissance personnelle. Le demandeur souligne, par exemple, que la lettre du député précise qu’il a personnellement été impliqué dans la libération du demandeur, après l’incident de novembre 2012, et qu’il avait personnellement présenté des demandes de renseignements qui lui avaient permis de découvrir que le nom du demandeur figurait sur une liste de surveillance. Le demandeur précise que la lettre de sa mère fait état des visites et des appels menaçants qu’elle a personnellement reçus depuis 2013. En écartant ces éléments de preuve corroborants, tout en reconnaissant les menaces auxquelles les Tamouls perçus comme étant affiliés aux TLET sont exposés, et au regard de la preuve documentaire objective, l’agent a rendu une décision déraisonnable selon le demandeur.

[18]  Dans un argument connexe, le demandeur affirme que l’agent a adopté une approche beaucoup trop segmentée et sélective lorsqu’il a analysé la preuve. Selon le demandeur, les lettres, la déclaration solennelle et les documents sur la situation dans le pays auraient dû être pris en considération de façon globale. Mais les lettres ont plutôt été analysées et écartées sans étudier les liens les unissant.

[19]  De son côté, le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable. Le défendeur affirme que, conformément aux conclusions claires de la Section de la protection des réfugiés, le demandeur était obligé de fournir de nouveaux éléments de preuve détaillés et convaincants en vue d’établir le fondement de la demande d’ERAR, et que les lettres fournies par le demandeur n’avaient rien de « nouveau ». Le défendeur estime que les documents fournis par le demandeur étaient vagues et insuffisants. Faisant référence au paragraphe 27 de la décision Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 578, le défendeur affirme que sans une évaluation de la crédibilité, on ne peut accorder beaucoup de poids aux éléments de preuve fournis par les tiers qui ne sont pas en mesure de vérifier de façon indépendante les faits auxquels ils font allusion.

[20]  Le défendeur examine le traitement de chacune des lettres en insistant sur le fait que l’approche de l’agent était raisonnable. En ce qui concerne la lettre du député, le défendeur souligne que la même personne a présenté une lettre au nom du demandeur dans le cadre d’une audience de la Section de la protection des réfugiés, et ajoute que le document est truffé d’indices qui relèvent du ouï-dire. Le défendeur reconnaît que le ouï-dire est admissible en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27), mais affirme qu’il revient à un décideur de limiter le poids accordé aux ouï-dire. En ce qui concerne la lettre de la juge de paix, le défendeur soutient qu’elle ne fournit aucun renseignement sur la source de son auteure. Dans le même ordre d’idées, le défendeur rejette la lettre de la mère du demandeur, car elle ne présente ni date, ni description, ni détails significatifs sur les événements qu’elle relate.

1)  Les lettres en tant que preuve de persécution

[21]  Pour rendre une décision dans cette affaire, il est utile de commencer par clarifier la conclusion de fait du décideur : l’agent Au affirme que [traduction] « les éléments de preuve produits sont insuffisants pour démontrer que le demandeur a été arrêté et détenu par l’armée sri lankaise, a cessé de se conformer aux conditions de se présenter, est identifié par les autorités sri lankaises comme une personne représentant une préoccupation en matière de sécurité, et est recherché au Sri Lanka » [non souligné dans l’original]. En d’autres termes, l’agent affirme qu’en tant que juge des faits, il estime que la preuve n’était pas suffisante pour conclure que le demandeur avait été maltraité au Sri Lanka.

[22]  En effet, la décision d’ERAR est truffée de conclusions d’« insuffisance de preuve ». Je me permets d’en reproduire quelques autres, à titre d’exemple :

J’estime que les éléments de preuve fournis sont insuffisants pour démontrer que S. Shritharan a été personnellement témoin ou a eu une connaissance directe de ces incidents (détention de 2009).

(Décision d’ERAR, p. 6)

De plus, j’estime que les éléments de preuve fournis sont insuffisants pour démontrer que [S. Shritharan] a vu le nom du demandeur sur les listes décrites…

(Décision d’ERAR, p. 7)

J’estime que les éléments de preuve fournis sont insuffisants pour démontrer que [N. Niranjan] a été témoin personnellement ou a eu une connaissance directe de ces incidents.

[Décision d’ERAR, p. 8]

J’estime que les éléments de preuve fournis sont insuffisants pour démontrer qu’il a déjà fait partie des TLET ou qu’il était ou serait perçu par le gouvernement sri lankais comme ayant des liens avec les TLET.

(Décision d’ERAR, p. 9)

J’estime que les éléments de preuve fournis sont insuffisants pour démontrer que le demandeur serait ciblé en tant que suspect par les autorités gouvernementales à son retour dans son pays d’origine.

(Décision d’ERAR, p. 9)

[Non souligné dans l’original]

[23]  À la lumière de la preuve dont l’agent était saisi, j’estime que la conclusion de l’agent est déraisonnable. Il est nécessaire de poser la question importante suivante : quels sont les éléments de preuve qui ont été présentés à l’agent? La réponse : une lettre signée d’un député sur du papier à en-tête officiel, une lettre signée d’une juge de paix portant un sceau officiel, ainsi qu’une lettre signée de la mère du demandeur. Il ne semble pas y avoir d’incohérences entre les lettres quant au cœur des déclarations, c’est-à-dire que le demandeur a été maltraité vers la fin de la guerre civile au Sri Lanka et une fois de plus en novembre 2012, et qu’il demeure une personne d’intérêt pour les autorités sri lankaises. En plus d’être cohérentes entre elles, ces lettres concordent également avec la déclaration solennelle du demandeur. À mon avis il est incompréhensible que l’on puisse qualifier cette preuve d’« insuffisante »; trois personnes attestent que l’histoire du demandeur est vraie et pourtant, l’agent n’est toujours pas convaincu, et il n’explique pas pourquoi il n’est pas convaincu. En écartant un instant le fait que les auteurs de deux lettres sont respectivement un législateur sri lankais et un membre de la magistrature dont l’agent n’avait aucune raison de douter de l’authenticité, l’excès de zèle de l’agent dans le cadre de l’examen minutieux des lettres à la recherche de ouï-dire, de dates ou d’autres détails prétendument manquants s’approche dangereusement de l’imposition d’une norme qui nécessiterait véritablement des lettres de personnes qui étaient présentes physiquement au moment des mauvais traitements allégués. L’agent était plutôt tenu d’évaluer les lettres en fonction de leur contenu : notamment trois témoignages qui corroborent les allégations du demandeur quant à la persécution et au statut de personne recherchée. Si cette approche avait été suivie, il est probable que l’agent aurait formulé une conclusion différente au sujet de la véracité de la déclaration du demandeur quant à la persécution dont il a été victime et au risque de persécution à venir.

2)  La lettre de la mère du demandeur

[24]  Conformément à ce qui est précisé ci-haut, l’agent a également rejeté la lettre rédigée par la mère du demandeur, en l’écartant en deux phrases :

Bien que le demandeur ait produit une lettre de sa mère à l’appui de sa déclaration, comme on l’a précisé précédemment, j’estime que la preuve est subjective, car sa mère est particulièrement intéressée par l’issue de la demande. Puisque l’élément de preuve provient d’une source proche du demandeur, j’estime qu’il a peu de valeur probante et, par conséquent, je lui ai accordé peu de poids.

[Non souligné dans l’original]

(Décision d’ERAR, p. 9)

Cette approche est tout à fait erronée. Notre Cour a plusieurs fois soutenu qu’une lettre rédigée à l’appui d’un demandeur pourrait être qualifiée d’intéressée, et l’élément de preuve ne doit pas se voir accorder un poids limité en fonction de ce fondement uniquement (Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1210, au paragraphe 12; Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au paragraphe 37).

[25]  Dans le même ordre d’idées, l’agent n’explique ni pourquoi exactement la lettre de la mère est intéressée ni son incidence sur l’analyse de l’agent. Quel est l’« intérêt particulier » exact de la mère du demandeur dans l’issue de la décision? Est-ce possible que son « intérêt particulier » soit que la vie de son fils est menacée s’il retournait au Sri Lanka et est-ce précisément pour cette raison qu’elle espère qu’il demeure au Canada? C’est ce qui est révélé dans la lettre de la mère, mais elle est rejetée pour des raisons inconnues par l’agent. Je crois que, normalement, une mère voudrait que son enfant revienne à la maison pour qu’il soit près d’elle, ce qui renforce le lien entre le parent et l’enfant. Après tout, ce jeune demandeur n’était qu’au début des années les plus productives de sa vie au moment de son départ du Sri Lanka. Au lieu d’aller à l’université comme il aurait dû le faire, il tentait de trouver un moyen de quitter sa famille et son pays pour essayer d’éviter la détention et les mauvais traitements qu’il avait déjà subis. Comme l’a mentionné le demandeur, son père a même vendu une partie de sa terre pour aider son fils à fuir dans un endroit sûr. Par conséquent, à mon avis, le fait que la mère du demandeur ait écrit une lettre exhortant le Canada à [traduction] « lui permettre de rester là-bas » suggère qu’elle a peur de ce qui pourrait arriver à son fils s’il revenait. De toute façon, le rejet de la lettre de la mère du demandeur par l’agent exclusivement en raison d’un « intérêt particulier » constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire qui doit être corrigée dans le cadre d’un nouvel examen.

3)  Risque de suicide et santé mentale

[26]  Finalement, je suis profondément troublé par la déclaration de l’agent dans sa conclusion de la décision d’ERAR, dans laquelle il affirme ce qui suit :

L’avocat a indiqué que le demandeur souffrait de dépression et qu’il avait tenté de se suicider récemment, en avril 2017. Je conviens que le demandeur souffre de dépression et qu’il a tenté de se suicider au Canada; cependant, j’estime que le risque qu’il se suicide au Sri Lanka n’est pas décrit dans l’article 96 ou l’article 97 de la LIPR, étant donné l’absence d’agent de persécution ou de risque. De plus, j’estime que le risque d’automutilation ou de suicide est hypothétique et peut être contrôlé par le demandeur lui‑même et, par conséquent, je ne lui ai accordé que peu de poids.

[Non souligné dans l’original]

(Décision d’ERAR, p. 10)

[27]  La conclusion de l’agent est contradictoire, car il convient que [traduction] « le demandeur souffre de dépression et a tenté de se suicider au Canada », alors qu’en revanche, il soutient que [traduction] « le risque d’automutilation ou de suicide est hypothétique et peut être contrôlé par le demandeur lui-même ».

[28]  Cependant, le manque flagrant de connaissances ou de sensibilité dont l’agent a fait preuve à l’égard des questions touchant la dépression et la santé mentale est encore beaucoup plus grave que cette contradiction. L’automutilation et le suicide ne sont pas « contrôlables » chez une personne qui songe à s’enlever la vie. Par définition, le fait que le demandeur fût prêt à se suicider signifie que la douleur qu’il ressentait était si insupportable que selon lui, la seule solution était de mettre fin à ses jours. Comme d’autres maladies graves, la dépression et les autres problèmes de santé mentale nécessitent souvent l’intervention de spécialistes qui peuvent diagnostiquer le problème et fournir des soins comme des séances de consultation et des médicaments, entre autres. Comme l’agent le savait très bien, la situation du demandeur était si grave qu’il a fini par atteindre la conséquence extrême de son état : il a tenté de se suicider. Seule la description la plus perverse qualifierait une tentative de suicide comme un choix, dans ces circonstances, ou comme l’a dit l’agent, comme un problème « contrôlable par le demandeur lui‑même ». Surtout en tant qu’agent principal d’immigration, B. Au était ou aurait dû être plus avisé.

V.  Question à certifier

[29]  Quand la question leur a été posée, les avocats des parties ont répondu qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3324-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La Cour annule la décision à l’examen, et l’affaire est renvoyée aux fins d’un nouvel examen par un autre agent qui devra prendre en compte les directives suivantes :

    1. Il est nécessaire d’examiner en détail et avec soin la lettre du député et la lettre de la juge de paix en reconnaissant pleinement le fait qu’elles sont rédigées par un législateur et un membre de la magistrature respectivement et font état de leur connaissance personnelle du demandeur et de sa situation.

    2. Il est nécessaire d’examiner en détail et avec soin la lettre de la mère du demandeur, y compris la mesure dans laquelle elle corrobore les antécédents du demandeur en matière de persécution au Sri Lanka et le risque de persécution future.

  2. Aucune question n’est soumise aux fins de certification.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3324-17

INTITULÉ :

SURESH NAGARASA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mars 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 20 mars 2018

COMPARUTIONS :

Ian Sonshine

POUR LE DEMANDEUR

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sonshine Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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