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Date : 20180131


Dossier : IMM-2967-17

Référence : 2018 CF 107

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

BOLANLE REHANAT OYEJOBI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Cette affaire concerne une décision (la décision) de la Section d’appel des réfugiés, confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés de rejeter une demande d’asile. La demanderesse est une citoyenne du Nigéria âgée de 28 ans. Bien qu’elle soit mariée à un homme, elle prétend être bisexuelle et avoir entretenu une relation sexuelle secrète avec une femme au Nigéria. Alors que la demanderesse était en visite au Canada, sa partenaire de même sexe a été arrêtée au Nigéria et l’orientation sexuelle de la demanderesse a par le fait même été divulguée. Par conséquent, elle craint de faire l’objet de [traduction] « purifications rituelles » et de mutilation génitale féminine de la part de la famille de son père et de la famille de son mari, si elle retourne au Nigéria.

[2]  Alors qu’il se préparait à entendre la demande de la demanderesse, le commissaire de la Section de la protection des réfugiés a constaté des similarités entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA) de la demanderesse et celui d’une autre demanderesse. Le commissaire de la Section de la protection des réfugiés a néanmoins commencé l’audience, l’a ajournée peu de temps après, et a évoqué la nécessité d’informer le ministre d’un problème d’intégrité possible concernant l’exposé circonstancié du formulaire FDA de la demanderesse. À la reprise de l’audience, la demanderesse a présenté, sans succès, une requête en récusation soutenant que le commissaire de la Section de la protection des réfugiés avait déjà décidé que la demanderesse n’était pas crédible.

[3]  Dans sa décision, la Section de la protection des réfugiés a conclu que la demanderesse manquait de crédibilité : elle ne croyait pas que la demanderesse était une femme bisexuelle, se fondant sur la crédibilité de son témoignage oral et la documentation à l’appui. La demanderesse a interjeté appel de la décision de la Section de la protection des réfugiés auprès de la Section d’appel des réfugiés. La Section d’appel des réfugiés a confirmé en grande partie les conclusions de la Section de la protection des réfugiés en matière de crédibilité et a estimé qu’elles étaient raisonnables. De plus, elle a examiné les éléments de preuve documentaire présentés par la demanderesse et, une fois de plus, elle a souscrit aux conclusions de la Section de la protection des réfugiés. La Section d’appel des réfugiés a également rejeté les arguments de la demanderesse, selon lesquels la procédure devant la Section de la protection des réfugiés était entachée de partialité et d’iniquité procédurale.

II.  Exposé des faits

[4]  Bolayne Rehanat Oyejobi (la demanderesse) est une citoyenne du Nigéria âgée de 28 ans. Elle est l’épouse d’A. L., qui réside actuellement à Shagamu, au Nigéria. Elle a une fille, Zainab, née le 28 juin 2016.

[5]  La demanderesse affirme qu’elle est bisexuelle et qu’elle a commencé à avoir des sentiments pour des filles dans sa classe et dans sa collectivité vers l’âge de 13 ou 14 ans. Elle a commencé sa première relation avec une fille, O. L., en deuxième année du secondaire. Elles avaient des relations sexuelles, la relation est restée secrète et elles se voyaient chaque semaine ou toutes les deux semaines. En 2007, la demanderesse a mis fin à la relation, après qu’O. L. eut avoué qu’elle fréquentait une autre fille.

[6]  La demanderesse a eu une deuxième relation homosexuelle pendant ses études à l’Université Bowen avec une femme nommée K. O.; elles avaient aussi des relations sexuelles.

[7]  Après que la demanderesse a obtenu son diplôme, sa famille a commencé à insister pour qu’elle se marie. Elle a rencontré son époux actuel et a commencé à le fréquenter, tout en maintenant sa relation avec K. O. Elle a fini par épouser A. L. le 19 décembre 2015 en raison des pressions intenses exercées par sa famille et la famille de son époux.

[8]  La demanderesse est venue en vacances au Canada le 31 janvier 2016. Au cours de sa visite, K. O. l’a informée qu’elle avait été arrêtée pour motifs d’homosexualité. La police a découvert des messages textes et des photos suggestives de la demanderesse dans le téléphone de K. O., et celle-ci a admis qu’elles étaient amantes. Par conséquent, la police nigériane aurait recherché la demanderesse et se serait rendue au domicile de sa famille à plusieurs reprises. Elle craint de faire l’objet d’une persécution, y compris la mutilation génitale féminine et les « purifications rituelles » de la part de la famille de son père et de la famille de son époux, si elle retourne au Nigéria.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  La décision est organisée autour de trois questions, telles que soulevées par la demanderesse lors de l’appel devant la Section d’appel des réfugiés : la Section de la protection des réfugiés a-t-elle enfreint les règles de la justice naturelle en suscitant une crainte raisonnable de partialité? la Section de la protection des réfugiés a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité? la Section de la protection des réfugiés a-t-elle omis d’analyser la demande de la demanderesse en application de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) ( LIPR)? La Section d’appel des réfugiés a reformulé la question portant sur la justice naturelle comme une question relative à l’équité procédurale, à savoir, la Section de la protection des réfugiés a-t-elle suscité une crainte de partialité?

[10]  La Section d’appel des réfugiés a conclu que le commissaire de la Section de la protection des réfugiés n’avait pas suscité une crainte raisonnable de partialité. La Section d’appel des réfugiés a justifié l’approche adoptée par la Section de la protection des réfugiés en faisant référence au chevauchement entre la fonction d’enquête et la fonction décisionnelle de la Section de la protection des réfugiés, ainsi qu’à l’obligation statutaire de la Section de la protection des réfugiés d’informer le ministre de tout problème d’intégrité perçu. La Section d’appel des réfugiés a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel le commissaire de la Section de la protection des réfugiés aurait dû se récuser après avoir arrêté l’audience à mi-chemin, affirmant que cette interprétation nécessiterait la tenue d’une nouvelle audience chaque fois que la Section de la protection des réfugiés relèverait un problème d’intégrité au cours d’une audience.

[11]  La Section d’appel des réfugiés a ensuite examiné les conclusions de la Section de la protection des réfugiés sur la crédibilité en ce qui concerne : 1) la situation de la demanderesse et sa constatation de sa bisexualité; 2) les détails sur la relation de la demanderesse avec O. L. et sur la façon dont elle s’est terminée; 3) les détails sur la relation de la demanderesse avec K. O.; 4) la véracité de la dernière communication de la demanderesse avec K. O; 5) les circonstances dans lesquelles la demanderesse a appris l’arrestation de K. O.; 6) l’absence d’éléments de preuve corroborants. La Section d’appel des réfugiés a confirmé la majorité des conclusions de la Section de la protection des réfugiés, estimant que la Section de la protection des réfugiés avait uniquement commis une erreur dans son évaluation de la dernière communication de la demanderesse avec K. O. La Section d’appel des réfugiés a ensuite mené un examen des éléments de preuve documentaire et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés.

[12]  La Section d’appel des réfugiés a rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en omettant de mener une analyse au titre de l’article 97, estimant que la conclusion de la Section de la protection des réfugiés selon laquelle la demanderesse n’était pas une femme bisexuelle signifiait qu’aucune autre analyse n’était nécessaire.

IV.  Questions en litige

[13]  À mon avis, une question centrale est soulevée dans le présent appel : la Section d’appel des réfugiés a-t-elle commis une erreur en concluant que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas manqué à l’équité procédurale?

V.  Norme de contrôle

[14]  La norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte : Adedipe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 673, au paragraphe 19. J’adopterai la norme de la décision correcte en l’espèce.

VI.  Discussion

[15]  La demanderesse affirme que la Section d’appel des réfugiés a commis une erreur en concluant que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas manqué à l’équité procédurale. Pour appuyer cet argument, la demanderesse fait valoir que le commissaire de la Section de la protection des réfugiés a entrepris l’audience avec un état d’esprit corrompu, comme le montre sa conduite quant à l’allégation selon laquelle la demanderesse aurait copié ailleurs son exposé circonstancié du formulaire FDA. La demanderesse souligne la conclusion de la Section d’appel des réfugiés selon laquelle « [s]i la Section de la protection des réfugiés avait fondé sa décision défavorable uniquement sur cette conclusion [quant au témoignage supposément copié ailleurs], l’argument de l’appelante aurait été plus convaincant », affirmant que cette conclusion prouve que la Section d’appel des réfugiés a reconnue sciemment ou sans le vouloir que la conclusion de la Section de la protection des réfugiés était erronée. La demanderesse affirme que, si on reconnaît que la Section de la protection des réfugiés a abordé la demande avec partialité, les autres conclusions en matière de crédibilité sont sans importance.

[16]  En revanche, le défendeur soutient que la procédure d’audience n’a pas été injuste et qu’aucune crainte raisonnable de partialité n’a plané au cours de la procédure. Le défendeur rappelle l’explication donnée par le commissaire de la Section de la protection des réfugiés concernant le fait qu’il n’a pas avisé le ministre immédiatement après avoir constaté des similarités dans les exposés circonstanciés des formulaires FDA (soit parce qu’il n’avait pas encore jugé que l’intervention du ministre était justifiée). Le défendeur soutient également que, même si le commissaire de la Section de la protection des réfugiés aurait dû ajourner l’audience avant d’entendre tout témoignage, la demanderesse n’a pas réussi à prouver que le résultat aurait été différent si l’erreur alléguée ne s’était pas produite. Le défendeur affirme que la décision du commissaire de la Section de la protection des réfugiés d’entendre le témoignage de la demanderesse est en fait la preuve qu’il était impartial dans le traitement de son dossier.

[17]  À mon avis, la Section d’appel des réfugiés ne s’est pas raisonnablement penchée sur la question de savoir si la Section de la protection des réfugiés avait manqué à l’équité procédurale. Les éléments de preuve les plus évidents de cette erreur ont trait au fait que la Section d’appel des réfugiés n’a pas vérifié si le commissaire de la Section de la protection des réfugiés s’était conformé à l’article 27 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256. L’article 27 des Règles est libellé ainsi :

Avis au ministre — questions concernant l’intégrité avant l’audience

Notice to Minister of possible integrity issues before hearing

27(1) Si la Section croit, avant le début d’une audience, qu’il est possible que des questions concernant l’intégrité du processus canadien d’asile soient soulevées par la demande d’asile, et qu’elle est d’avis que la participation du ministre peut contribuer à assurer une instruction approfondie de la demande d’asile, elle, sans délai, en avise par écrit le ministre et lui transmet tout renseignement pertinent.

27 (1) If the Division believes, before a hearing begins, that there is a possibility that issues relating to the integrity of the Canadian refugee protection system may arise from the claim and the Division is of the opinion that the Minister’s participation may help in the full and proper hearing of the claim, the Division must without delay notify the Minister in writing and provide any relevant information to the Minister.

Avis au ministre — questions concernant l’intégrité pendant l’audience

Notice to Minister of possible integrity issues during hearing

(2) Si la Section croit, après le début d’une audience, qu’il est possible que des questions concernant l’intégrité du processus canadien d’asile soient soulevées par la demande d’asile, et qu’elle est d’avis que la participation du ministre peut contribuer à assurer une instruction approfondie de la demande d’asile, elle ajourne l’audience et, sans délai, en avise par écrit le ministre et lui transmet tout renseignement pertinent.

(2) If the Division believes, after a hearing begins, that there is a possibility that issues relating to the integrity of the Canadian refugee protection system may arise from the claim and the Division is of the opinion that the Minister’s participation may help in the full and proper hearing of the claim, the Division must adjourn the hearing and without delay notify the Minister in writing and provide any relevant information to the Minister.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[18]  À mon avis, le commissaire de la Section de la protection des réfugiés n’a pas tenu compte des dispositions de l’article 27 des Règles. Le commissaire de la Section de la protection des réfugiés affirme ne pas avoir invoqué le paragraphe 27(1) des Règles parce qu’il n’était pas d’avis que le ministre pouvait offrir une [traduction] « aide significative » alors qu’il se préparait en vue de l’audience; par la suite, il a invoqué le paragraphe 27(2) des Règles après avoir conclu que les passages supposément copiés [traduction] « devraient finalement faire l’objet d’un examen ». Cette explication est tout simplement répétée dans la décision, sans autre analyse plus approfondie. J’estime cette façon de faire problématique, pour au moins trois raisons.

[19]  Premièrement, la règle n’est pas d’aviser le ministre lorsque l’on pense que le ministre peut offrir une [traduction] « aide significative », mais plutôt dès que la Section de la protection des réfugiés est d’avis que la participation du ministre « peut contribuer à assurer une instruction approfondie de la demande d’asile » [non souligné dans l’original]. Par conséquent, la norme est beaucoup moins rigoureuse que celle employée par le commissaire de la Section de la protection des réfugiés.

[20]  Deuxièmement, je ne suis pas en mesure de cerner quel témoignage précis de la demanderesse a fait en sorte que le commissaire de la Section de la protection des réfugiés a changé d’idée et décidé qu’après tout, l’aide du ministre était nécessaire pour assurer une instruction approfondie de la demande d’asile. J’estime que cela est particulièrement troublant, puisque le problème d’intégrité a été découvert avant l’audience et concernait les similarités entre deux exposés circonstanciés de formulaires FDA. À mon avis, les motifs de la Section de la protection des réfugiés n’expliquent pas clairement comment il serait possible qu’une telle préoccupation en matière d’intégrité puisse être réglée (de manière favorable ou défavorable) grâce au témoignage oral de la demanderesse. Autrement dit, et contrairement à l’affirmation de la Section de la protection des réfugiés, les similarités entre les deux exposés circonstanciés des formulaires FDA représenteraient un problème d’intégrité important, que la demanderesse soit considérée ou non comme étant bisexuelle.

[21]  Finalement, mon examen de la transcription révèle qu’en fait, le commissaire de la Section de la protection des réfugiés n’a pas invoqué le paragraphe 27(1) des Règles immédiatement, car il tentait de [traduction] « donner une chance au client ». Comme l’a affirmé le commissaire de la Section de la protection des réfugiés lui-même, il voulait voir s’il était possible de conclure que la demanderesse était crédible (particulièrement en ce qui concerne son orientation sexuelle) – malgré le problème d’intégrité apparent – de sorte qu’il puisse possiblement accueillir la demande. Bien que l’approche adoptée par la Section de la protection des réfugiés soit louable, en ce sens qu’elle était vraisemblablement motivée par le souhait d’accorder le bénéfice du doute à la demanderesse, le commissaire de la Section de la protection des réfugiés n’a pas fait ce que l’article 27 des Règles exige qu’il fasse, et ses actes ne peuvent être compensés par l’explication après coup fournie dans la décision de la Section de la protection des réfugiés. À mon avis, l’analyse faite par la Section d’appel des réfugiés, concernant la question de savoir si les droits de la demanderesse relatifs à l’équité procédurale avaient été violés, était donc déraisonnable, puisqu’elle a omis d’effectuer une analyse significative de l’application de l’article 27 des Règles.

VII.  Conclusion

[22]  La Section de la protection des réfugiés a manqué à l’équité procédurale en omettant de se conformer à ses obligations au titre de l’article 27 des Règles de la Section de la protection des réfugiés; cette erreur touche aux droits de la demanderesse en matière d’équité procédurale et n’a pas reçu toute l’attention nécessaire de la part de la Section d’appel des réfugiés. J’estime que la conclusion de la Section d’appel des réfugiés en ce qui concerne cette seule question constitue une erreur susceptible de révision et, par conséquent, la décision ne peut être maintenue.

VIII.  Question à certifier

[23]  On a demandé à l’avocat de chacune des parties s’il y avait des questions à certifier; chacun a indiqué qu’il n’y avait pas de question à certifier, et je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2967-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée en vue d’un nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour d’octobre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2967-17

INTITULÉ :

BOLANLE REHANAT OYEJOBI c LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 janvier 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 31 janvier 2018

COMPARUTIONS :

Richard Odeleye

Pour la demanderesse

Bridget A. O’Leary

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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