Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180125


Dossiers : IMM-1382-17

IMM-1383-17

Référence : 2018 CF 73

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SAREDO SOULEIMAN MIYIR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-1383-17

ET ENTRE :

SINAN SOULEIMAN MIYIR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Les sœurs demanderesses, toutes deux citoyennes de Djibouti, sont d’origine ethnique somalienne et sont membres de la tribu Issa. Elles affirment que si elles retournent à Djibouti, leur mère pratiquante et dominatrice les enverra dans une école coranique extrémiste et les forcera à épouser [traduction] « de bons hommes musulmans ». Les demanderesses déclarent qu’elles se sont envolées pour le Canada le 5 juillet 2014 avec l’aide de leur père, sympathique à leur cause, dans le but de fuir Djibouti et la coercition exercée par leur mère.

[2]  Les demandes d’asile présentées par les deux sœurs au Canada ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui ont toutes deux rendu des décisions défavorables pour des raisons de crédibilité. Une demande d’autorisation de contrôle judiciaire a également été rejetée par la Cour.

[3]  Après le rejet de leurs demandes d’asile, les demanderesses ont chacune déposé une demande pour considérations d’ordre humanitaire (demande CH), en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Les demandes CH, accompagnées des observations détaillées de leur avocat, reposaient sur deux critères : i) les difficultés auxquelles seraient exposées les demanderesses si elles étaient renvoyées à Djibouti, et ii) leur établissement au Canada.

[4]  L’agent qui a examiné les deux demandes CH (l’agent) a conclu que les demanderesses n’avaient pas fait la démonstration de circonstances justifiant une dispense (les décisions). Les décisions sont presque identiques, sauf pour certaines différences concernant l’identification personnelle. Même si chaque décision a fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte, ces demandes ont été déposées en fonction d’observations écrites identiques et plaidées devant moi en même temps. Par conséquent, le présent jugement, qui sera déposé aux dossiers IMM-1382-17 et IMM-1383-17, s’applique aux deux demandes et tous les points soulevés en l’espèce concernent les deux décisions, de manière égale.

[5]  Pour les motifs qui suivent, j’estime que l’agent n’a pas analysé comment les conditions défavorables auxquelles sont exposées les femmes et les membres de la tribu Issa à Djibouti pourraient entraîner des difficultés pour les demanderesses. Par conséquent, les décisions sont jugées déraisonnables et seront renvoyées pour une nouvelle évaluation.

II.  Les positions des parties

[6]  Je souligne pour commencer que même si les demanderesses contestaient dans leurs documents écrits déposés les analyses concernant l’« établissement » effectuées par l’agent, ce point n’a pas été soulevé à l’audience et ne sera pas abordé dans le présent jugement.

[7]  Mis à part la question de l’« établissement », les demanderesses soulèvent deux motifs de contrôle. D’abord, elles allèguent que l’agent a refusé d’examiner les circonstances qui ont été rejetées parce qu’elles ont été jugées non crédibles dans les demandes d’asile des demanderesses, entravant ainsi l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Plus précisément, les demanderesses avancent que même si l’agent a, avec raison, indiqué que les analyses relatives à la qualité de réfugié menées par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés ne pouvaient être recommencées dans le cadre de l’analyse d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire, l’agent aurait néanmoins dû examiner ces mêmes circonstances à la lumière du critère des « difficultés ».

[8]  Ensuite, les demanderesses affirment que l’agent a commis une erreur semblable aux erreurs alléguées dans la décision Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129, en leur demandant de faire la démonstration que les conditions en vigueur à Djibouti les toucheraient différemment des autres femmes en général Djibouti. Ces deux questions sont intimement liées parce qu’elles amènent la Cour à porter son attention sur l’analyse effectuée par l’agent des « difficultés » alléguées auxquelles seraient exposées les demanderesses si elles étaient renvoyées à Djibouti. Les demanderesses affirment que les deux erreurs sont de nature juridique, et que la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision correcte.

[9]  Le défendeur réplique en renvoyant la Cour à l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 (Raza). Bien que l’arrêt Raza concernait un examen des risques avant renvoi (ERAR), le défendeur affirme que Raza s’applique également aux demandes CH, soulignant que même si la demande CH ne constitue pas un appel ou un réexamen de demandes d’asile rejetées, elle peut soulever quelques‑uns ou la totalité des mêmes points de fait ou de droit que les demandes d’asile. Dans de tels cas, il y a donc un risque de multiplication inutile, voire abusive, des recours (Raza, au paragraphe 12).

[10]  En l’espèce, le défendeur affirme que l’agent a avec raison rejeté la tentative des demanderesses d’utiliser des éléments de preuve « mis à jour » pour remettre en litige leurs demandes d’asile refusées. Le défendeur affirme que l’agent n’était simplement pas convaincu que les nouveaux éléments de preuve corroborants présentés par les demanderesses infirmaient les décisions rendues par la Section de la protection des réfugiés, et maintenues par la Section d’appel des réfugiés et ultimement par notre Cour, quand cette dernière a refusé l’autorisation de contrôle judiciaire. Le défendeur allègue en outre que la décision Diabate  ne s’applique pas puisque les demanderesses ont présenté leur cause en se fondant sur des circonstances qui les toucheraient personnellement.

[11]  Le défendeur affirme que les demandes CH des demanderesses ont été jugées sur des motifs de crédibilité et non en fonction d’une analyse juridique correcte des faits acceptés. Par conséquent, il affirme que les questions soulevées dans ces demandes imposent l’application de la norme de la décision raisonnable.

III.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[12]  Comme l’a souligné le juge Brown dans une série de trois récentes décisions sur le sujet, la dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et hautement discrétionnaire, une forme de redressement spécial ou extraordinaire (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au paragraphe 29). Il convient de faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de l’agent décideur (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 841, au paragraphe 15; Herman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 842, au paragraphe 10)).

[13]  Cela étant dit, la retenue n’est pas un chèque en blanc et il doit exister des motifs raisonnables menant à une conclusion justifiée (Njeri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 291, au paragraphe 12, cité dans Varatharasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 11, au paragraphe 6). À la lumière de ces observations, je ne suis pas convaincu que l’une ou l’autre des questions soulevées par les demanderesses nécessite un contrôle suivant la norme de la décision correcte.

[14]  J’examinerai les questions soulevées selon la norme de la décision raisonnable, en respectant les principes du caractère exceptionnel et de la retenue tout en m’assurant que les décisions sont en fait justifiées.

B.  Évaluation des « difficultés » liées aux conditions défavorables du pays dans le cas de demandes pour considérations d’ordre humanitaire

[15]  Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a expliqué comment était utilisé le critère des « difficultés » dans une analyse des considérations d’ordre humanitaire. Avant l’arrêt Kanthasamy, les lignes directrices ministérielles relatives aux demandes CH exigeaient des décideurs qu’ils se demandent si les demandeurs seraient exposés à des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » si une dispense devait leur être refusée. Toutefois, dans Kanthasamy, la Cour suprême a conclu que l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées », qui n’apparaît pas au paragraphe 25(1), ne devait pas restreindre la faculté d’un décideur de tenir compte de toutes les considérations pertinentes dans une affaire donnée (Kanthasamy, au paragraphe 33). L’agent qui doit rendre une décision relativement à une demande pour considérations d’ordre humanitaire doit appliquer le paragraphe 25(1) en tenant compte de ses objectifs d’équité, et se demander si la « situation globale » du demandeur justifie une dispense (Kanthasamy, aux paragraphes 32 et 45).

[16]  Pour les besoins des demandes dont notre Cour est saisie, il convient de souligner que l’arrêt Kanthasamy ne rejetait pas la notion de « difficultés » dans les demandes pour considérations d’ordre humanitaire; au contraire, l’analyse de la Cour suprême dans Kanthasamy indique que les « difficultés », évaluées de manière équitable, avec souplesse, et en tenant compte de la situation globale du demandeur, demeurent importantes pour l’analyse des considérations d’ordre humanitaire (Mulla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 445, au paragraphe 13; Nwafidelie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 144, au paragraphe 22 [Nwafidelie]).

[17]  Ce changement dans le cadre législatif concernant l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, et le maintien de l’importance des « difficultés », apparaissent dans les nouvelles lignes ministérielles sur les demandes pour considérations d’ordre humanitaire, qui ont été modifiées après la publication de l’arrêt Kanthasamy, le 10 décembre 2015. En date du présent jugement, la section des lignes directrices portant sur les « difficultés » était libellée ainsi :

Depuis le 10 décembre 2015, il n’y a plus de « critère » de difficultés pour les demandeurs au titre du paragraphe 25(1); toutefois, la décision quant à savoir s’il existe des motifs suffisants pour justifier l’approbation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) doit généralement comprendre une évaluation des difficultés. Ainsi, les difficultés continuent de représenter un facteur important pour déterminer si des CH suffisantes existent pour justifier l’octroi d’une dispense ou du statut de résident permanent.

Dans de nombreux cas, la question des difficultés se posera à la suite de l’exigence prévue à l’article 11, selon laquelle les ressortissants étrangers doivent demander un visa de résident permanent avant d’entrer au Canada. Autrement dit, un décideur examinerait la mesure dans laquelle le demandeur, compte tenu de sa situation particulière, ferait face à des difficultés s’il devait quitter le Canada afin de demander la résidence permanente à l’étranger. Bien qu’il y aura inévitablement des difficultés associées à l’obligation de quitter le Canada, elles ne seront généralement pas suffisantes pour justifier une dispense pour des CH aux termes du paragraphe 25(1) (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61; Rizvi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 463).

[Non souligné dans l’original.]

[18]  Sous la rubrique « Facteurs à prendre en considération dans une évaluation des considérations d’ordre humanitaire », les nouvelles lignes directrices suggèrent aux décideurs de tenir compte des liens du demandeur avec le Canada, de même que des facteurs dans son pays d’origine, y compris les conditions défavorables dans le pays. Les nouvelles lignes directrices indiquent que les décideurs :

[...] doivent tenir compte de la situation du demandeur par rapport à celle d’autres habitants de son pays afin d’établir s’il existe des considérations CH suffisantes pour justifier une dispense. Il ne s’agit pas de comparer la vie au Canada à la vie dans le pays d’origine. Il s’agit d’évaluer les difficultés que le demandeur est susceptible d’éprouver s’il ne se voit pas accorder la dispense ou un visa de résident permanent.

[Non souligné dans l’original.]

[19]  Par conséquent, lorsque les conditions défavorables dans le pays d’origine d’un demandeur font partie des circonstances d’ordre humanitaire le concernant, le décideur doit tenir compte de ces conditions pour décider si une dispense équitable est justifiée. En règle générale, il s’agira d’évaluer les « difficultés » liées au retour à ces conditions.

[20]  Toutefois, le décideur ne doit pas confondre i) l’analyse des circonstances d’ordre humanitaire avec ii) l’analyse relative à la qualité de réfugié exigée en application des articles 96 et 97 de la LIPR. Ces deux types d’analyses sont parfois confondues à tort parce que les deux nécessitent que le décideur tienne compte des conditions dans le pays d’origine du demandeur d’asile. Cette confusion n’a pas lieu d’être, comme l’indiquent clairement les révisions législatives apportées en 2012 au paragraphe 25(1) :

25(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

 

25(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

[21]  Une des erreurs notées par notre Cour dans ce domaine concerne la prise en considération erronée d’un risque « personnalisé » dans les demandes pour considérations d’ordre humanitaire. Dans le cas d’une demande d’asile, le demandeur d’asile doit prouver qu’il est exposé à un risque « personnalisé » de persécution auquel n’est pas exposée la population en général. Toutefois, le « risque personnalisé », obligatoire dans l’analyse d’une demande d’asile, n’a pas sa place dans l’analyse d’une demande CH, comme l’a expliqué la juge Gleason : « Il est à la fois fautif et déraisonnable, dans le cadre d’une analyse [CH], d’exiger d’un demandeur qu’il prouve que les circonstances qu’il devra affronter ne sont pas généralement celles que doit affronter la population dans son pays d’origine » (Diabate, au paragraphe 36); c’est un principe auquel notre Cour continue de souscrire (Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 69, au paragraphe 12).

[22]  En résumé, l’analyse d’une demande d’asile et l’analyse d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire sont deux choses distinctes, mais elles n’ont pas à être fondées sur des circonstances de fait distinctes. Rien n’empêche un demandeur dans sa demande pour considérations d’ordre humanitaire de déposer des éléments de preuve concernant des faits allégués dans une demande d’asile rejetée. Dans de tels cas, le décideur qui doit rendre une décision relativement à une demande CH doit s’abstenir de répéter l’analyse effectuée dans la demande d’asile ou d’importer à tort ses normes, mais il doit néanmoins décider si les mêmes faits, insuffisants pour appuyer une demande d’asile, justifient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. La Cour suprême a précisément reconnu ce point dans l’arrêt Kanthasamy :

51  [...] le par. 25(1.3) n’empêche pas d’admettre en preuve les faits présentés à l’appui d’instances relatives aux art. 96 et 97. Il incombe à l’agent appelé à rendre une décision en application du par. 25(1) de se demander si ces éléments de preuve, de pair avec les autres que le demandeur souhaite présenter, permettent, même s’ils sont insuffisants pour étayer une demande relative à l’art. 96 ou à l’art. 97, de conclure que des « considérations d’ordre humanitaire » justifient une dispense de l’application habituelle de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. En d’autres termes, l’agent n’a pas à se prononcer sur la preuve d’une crainte fondée de persécution ou d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités, ce qui relève des art. 96 et 97. Il peut cependant tenir compte des faits sous‑jacents pour déterminer si la situation du demandeur justifie ou non une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

C.  Analyse des « difficultés » effectuée par l’agent

[23]  Les demanderesses demandaient à l’agent chargé d’examiner leur demande CH de tenir compte des difficultés auxquelles elles seraient exposées si elles étaient renvoyées à Djibouti, selon deux points de vue. Leur premier argument reposait sur les mêmes faits que ceux allégués dans leurs demandes d’asile : elles affirmaient que si elles étaient renvoyées à Djibouti, elles seraient obligées, par leur mère, d’acquiescer à un mariage forcé et de suivre une éducation religieuse extrémiste. Toutefois, le second argument des demanderesses était qu’elles seraient exposées à des difficultés à Djibouti pour des motifs entièrement étrangers à leur mère, c’est‑à‑dire simplement parce qu’elles sont des femmes et des membres de la tribu Issa.

[24]  En ce qui a trait au premier argument, je retiens que les demanderesses demandaient, en substance, à l’agent de revoir les décisions rendues par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés. En fait, dans leurs observations écrites présentées à la Cour en l’espèce, les demanderesses contestent explicitement le caractère raisonnable des décisions de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés, affirmant que la décision de la Section de la protection des réfugiés était fondée sur des incohérences mineures dans la preuve, une lecture sélective des documents et un raisonnement stéréotypé, et que la décision de la Section d’appel des réfugiés était une simple [traduction] « copie » de la décision de la Section de la protection des réfugiés.

[25]  Bien qu’il était loisible aux demanderesses de poursuivre avec leur premier argument, elles se sont imposé la tâche difficile de tenter de faire renverser les conclusions de la Section de la protection des réfugiés et de la Section d’appel des réfugiés quant à la crédibilité à la lumière de la trame factuelle particulière de la présente affaire. Comme le souligne le défendeur, les nouveaux éléments de preuve déposés par les demanderesses venaient simplement corroborer une histoire déjà jugée comme étant non crédible (Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 859, au paragraphe 5).

[26]  L’agent a examiné les nouveaux éléments de preuve déposés par les demanderesses, mais n’a pas cru qu’ils étaient suffisamment crédibles pour établir que la mère des demanderesses les obligerait à se marier ou à fréquenter une école religieuse extrémiste si elles étaient renvoyées à Djibouti. Je suis d’accord avec le défendeur qui soutient que notre Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de cette conclusion. Par conséquent, il s’ensuit que l’agent n’avait pas à tenir compte des « difficultés » auxquelles seraient, selon elles, exposées les demanderesses à cause de leur mère, ou à se demander si elles avaient réellement fui la coercition exercée par leur mère, parce que les circonstances factuelles sous‑jacentes avaient été jugées non crédibles. Autrement dit, lorsqu’une personne qui présente une demande pour des considérations d’ordre humanitaire ne peut établir certains faits sur lesquels elle s’appuie, l’agent chargé d’analyser les considérations d’ordre humanitaire n’a pas à examiner les difficultés auxquelles ces faits pourraient mener.

[27]  Toutefois, cela ne met pas fin à l’affaire. En l’espèce, l’agent a retenu le second argument des demanderesses, qui était que les femmes étaient généralement exposées à des circonstances défavorables à Djibouti. En fait, l’agent a expressément reconnu certaines de ces conditions, estimant que les femmes à Djibouti « souffrent en effet de violence conjugale et aussi de discrimination en matière d’emploi et d’héritage ». L’avocat des demanderesses a déposé plusieurs pages d’observations écrites auprès de l’agent chargé d’examiner les demandes CH, traitant carrément et essentiellement des difficultés auxquelles seraient, selon elles, exposées les demanderesses en tant que femmes et membres de la tribu Issa si elles étaient renvoyées à Djibouti, mais l’agent n’a pas tenu compte de ces arguments.

[28]  Les décisions qui ont suivi étaient organisées sous trois sous-titres uniquement : i) « Identité », ii) « Risques et conditions défavorables dans le pays d’origine », et 3) « Établissement et liens au Canada ». Naturellement, la forme n’est pas déterminative et les décisions auraient pu être jugées raisonnables si elles avaient implicitement porté sur les observations des demanderesses concernant les difficultés auxquelles elles seraient exposées à Djibouti en tant que femmes et membres de la tribu Issa (y compris dans les sections types des décisions). Mais les décisions ne font même pas mention du terme « difficultés ».

[29]  Tout en reconnaissant que les femmes à Djibouti sont exposées à des conditions défavorables, l’agent a souligné que la situation à Djibouti touchait les femmes « en général » et non les demanderesses « personnellement », en concluant ce qui suit :

Je partage l’opinion de la requérante que la situation générale des femmes à Djibouti notamment au niveau économique et social est préoccupante. Les femmes souffrent en effet de violence conjugale et aussi de discrimination en matière d’emploi et d’héritage. Cependant, la requérante ne démontre pas que cette situation l’affecte elle à titre personnel plutôt qu’indistinctement la majorité de la population de sexe féminin. Je suis donc d’avis que les conditions défavorables à Djibouti ne justifient la dispense ici demandée.

[translation]  I share the applicant’s opinion that the overall situation of women in Djibouti, especially at the economic and social level, is worrisome. Indeed, women are victims of spousal violence and discrimination based on employment and heritage. However, the applicant does not show that this situation affects her personally, but rather most of the female population in general. It is therefore my view that the unfavourable conditions in Djibouti do not justify the waiver requested here.

[30]  Même si la signification précise de cette conclusion est obscure (est-ce que l’agent veut dire que les demanderesses seraient protégées des conditions auxquelles sont généralement exposées les femmes, ou que les demanderesses seraient simplement exposées aux conditions que doivent supporter toutes les femmes à Djibouti?), j’accueille l’argument des demanderesses selon lequel le langage de l’agent évoque l’erreur dont il est question dans Diabate. Je suis en outre d’accord avec les demanderesses qu’il n’était pas nécessaire qu’elles présentent une preuve directe montrant qu’elles seraient « personnellement » victimes de discrimination (Kanthasamy, aux paragraphes 53 et 54). L’agent aurait dû supposer qu’il y aurait discrimination en se fondant sur l’appartenance des demanderesses à un groupe exposé à de la discrimination. Les nouvelles lignes directrices soulignent ce point :

Si un demandeur soutient qu’il sera exposé à de la discrimination dans son pays d’origine, on peut supposer qu’il y aura discrimination si le demandeur démontre qu’il est membre d’un groupe victime de discrimination. Une preuve de la discrimination vécue par d’autres personnes qui partagent le profil du demandeur est pertinente aux termes du paragraphe 25(1), que le demandeur puisse prouver ou non qu’il est ciblé personnellement.

[Non souligné dans l’original.]

[31]  Cela aurait donc dû mener l’agent à parler des « difficultés », même brièvement. Mais omettre complètement d’aborder la question revenait à fournir — du moins dans ce domaine — des « motifs déraisonnables », et accepter simplement ces motifs pour des raisons de retenue équivaudrait pour moi à signer un chèque en blanc.

[32]  En conclusion, j’estime que l’agent n’a pas examiné la preuve déposée par les demanderesses et les observations selon lesquelles elles seraient exposées à des difficultés en tant que femmes et membres de la tribu Issa si elles étaient renvoyées à Djibouti. Cet élément de l’argumentation des demanderesses ne dépendait pas de l’acceptation par l’agent des faits jugés non crédibles par la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés, et il a été clairement abordé dans les documents écrits. Par conséquent, les décisions de l’agent étaient déraisonnables.

[33]  En ce qui concerne l’analyse qui précède, je résumerais les principales conclusions pour les fins des présentes demandes de la façon suivante :

  1. une personne qui présente une demande pour des considérations d’ordre humanitaire peut alléguer qu’elle sera exposée à des « difficultés » à son retour dans son pays d’origine, et une telle circonstance doit alors être prise en considération dans la décision d’accorder ou non une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire;

  2. lorsque les « difficultés » alléguées dans le pays d’origine reposent sur des faits jugés non crédibles dans une demande d’asile rejetée, rien n’empêche le demandeur de soulever ces mêmes faits dans une demande pour considérations d’ordre humanitaire. Toutefois, il incombe au demandeur d’infirmer ces conclusions antérieures défavorables quant à la crédibilité;

  3. si le demandeur allègue des « difficultés » qui reposent sur des faits que l’agent chargé d’examiner la demande CH a en fait reconnus, l’agent doit alors se demander si ces « difficultés » justifient une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, en agissant d’une manière holistique, souple et équitable, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy;

  4. l’agent chargé d’examiner la demande CH doit prendre garde de ne pas confondre l’analyse faite dans le cadre d’une demande d’asile avec l’analyse des « difficultés » auxquelles serait exposé le demandeur s’il devait présenter sa demande depuis l’étranger. Par exemple, la personne qui présente une demande pour des considérations d’ordre humanitaire n’a pas à prouver que les conditions défavorables au pays la touchent plus sévèrement que la population en général. En outre, un demandeur n’a pas à présenter une preuve directe de discrimination s’il appartient à un groupe victime de discrimination.

IV.  Conclusion

[34]  Étant donné que l’agent ne s’est pas demandé si les demanderesses seraient exposées à des difficultés en présentant leur demande depuis Djibouti, en tant que femmes et membres de la tribu Issa, les décisions étaient déraisonnables. Les demandes sont par conséquent accueillies. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LES DOSSIERS IMM-1382-17 et IMM-1383-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. Les présentes demandes sont accueillies.

  2. Les questions sont renvoyées pour nouvel examen par un agent différent.

  3. Aucune question n’a été proposée pour certification et l’affaire n’en soulève aucune.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de décembre 2019

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1382-17

INTITULÉ :

SAREDO SOULEIMAN MIYIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM-1383-17

INTITULÉ :

SINAN SOULEIMAN MIYIR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 octobre 2017

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 25 janvier 2018

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LES DEMANDERESSES

SAREDO SOULEIMAN MIYIR

SINAN SOULEIMAN MIYIR

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

SAREDO SOULEIMAN MIYIR

SINAN SOULEIMAN MIYIR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.