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Date : 20180122


Dossier : IMM-3710-17

Référence : 2018 CF 57

Montréal (Québec), le 22 janvier 2018

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

BOON SREE KHONGSAWAT

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision rendue le 31 juillet 2017 par la Section d’appel de l’immigration [SAI ou tribunal] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR]. Dans cette décision, la SAI a accordé un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le défendeur le 29 octobre 2013, sous réserve des conditions énoncées dans le sursis. La mesure d’expulsion a été prise conformément à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

II.                 Faits

[2]               Le défendeur, âgé de 41 ans, est citoyen du Laos. Il s’agit d’un apatride et il a la qualité de personne à protéger.

[3]               Il est arrivé au Canada à l’âge de six ans, accompagné de son frère et de ses grands-parents. Les parents du défendeur sont décédés lorsque le défendeur était plus jeune. Le 19 septembre 1984, le défendeur a obtenu le statut de résident permanent au Canada. À ce jour, il n’a toujours pas obtenu sa citoyenneté canadienne.

[4]               Le 23 septembre 1999, une mesure d’expulsion a été prise contre le défendeur en raison de 28 antécédents judiciaires survenus entre 1996 et 1998 pour : (i) infractions de trafic; (ii) possession et complot en vue de faire le trafic de cocaïne; (iii) entrave; (iv) troubler la paix; (v) omission de se conformer à un engagement; et (vi) omission d’être présent au tribunal. Le 28 août 2000, l’appel du défendeur a été accueilli et un sursis de cinq ans à l’exécution de la mesure de renvoi lui a été octroyé.

[5]               Le 6 avril 2005, lors d’une audience devant la SAI, il a été conclu que le défendeur avait contrevenu à certaines conditions de l’ordonnance de sursis. Le tribunal a prolongé le sursis de deux ans, soit jusqu’au 11 juillet 2007, en ajoutant certaines nouvelles conditions. Le 10 décembre 2007, une autre audience s’est déroulée devant la SAI. Le tribunal a accueilli l’appel du défendeur et a annulé le sursis.

[6]               Le 7 juillet 2010, le défendeur a été déclaré coupable d’avoir volé une automobile, d’avoir résisté à une arrestation menée par un agent de la paix et d’avoir eu en sa possession une arme prohibée (un vaporisateur de poivre). Il a été condamné à 20 jours de prison.

[7]               Le 5 août 2010, le défendeur a été arrêté pour avoir proféré des menaces de mort et pour avoir tenté de tuer son ancienne partenaire. Lors de l’acte en question, le défendeur aurait été sous l’effet de l’alcool et de drogues. La plaignante a toutefois décidé de rejeter cette accusation, à condition que le défendeur suive une thérapie pour régler son problème de dépendance.

[8]               Le 3 septembre 2010, le défendeur a été admis comme client au Centre L’Envolée afin de suivre une thérapie d’une durée de sept mois. Un rapport a été rédigé le 1er avril 2011 par une technicienne en éducation spécialisée et il a été déposé en preuve devant la SAI.

[9]               Le 29 octobre 2013, la Section de l’immigration de la CISR a pris une mesure d’expulsion contre le défendeur suite à sa condamnation criminelle du 7 juillet 2010.

[10]           Le défendeur a alors interjeté appel de cette mesure d’expulsion devant la SAI. Il ne s’est pas opposé à la validité juridique de la mesure d’expulsion, mais il a revendiqué un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a ensuite déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant cette Cour pour contester la décision rendue par la SAI.

[11]           Le 3 août 2014, le défendeur a été arrêté et accusé d’avoir proféré des menaces de mort et d’avoir agressé son ancienne partenaire. Au moment de son arrestation, il était en état d’ébriété. Il a également été accusé d’avoir enfreint les conditions de sa libération conditionnelle. Le 25 octobre 2016, le défendeur a été reconnu coupable de ces accusations et il a été condamné à 30 jours de prison.

[12]           Le 27 février 2017, une première audition de l’appel a eu lieu devant la SAI.

[13]           Le 21 avril 2017, le défendeur s’est inscrit à une thérapie au Centre de réadaptation en dépendance de Laval.

[14]           Le 21 juin 2017, une deuxième audition de l’appel a eu lieu devant la SAI.

III.               Décision

[15]           Le 31 juillet 2017, la SAI a conclu qu’il y a des motifs d’ordre humanitaire justifiant l’octroi d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Le tribunal a alors accordé un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le défendeur.

[16]           Pour justifier la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire, la SAI a énuméré dans sa décision les facteurs suivants tirés de l’arrêt Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] IABD no 4 (QL) [Ribic] :

●    la gravité de l’infraction à l’origine de la mesure de renvoi;

●    la possibilité de réadaptation et le risque de récidive;

●    la durée de la période passée au Canada et le degré d’établissement de l’appelant au Canada;

●    la famille qu’il a au Canada, et les bouleversements que le renvoi de l’appelant occasionnerait pour cette famille;

●    le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité;

●    l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité;

●    l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[17]           De plus, la SAI a mentionné dans sa décision l’importance de se fonder sur l’alinéa 3(1)h) de la LIPR, qui prévoit qu’en matière d’immigration, la loi a pour objet de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne.

[18]           Après avoir résumé le parcours criminel du défendeur, la SAI a considéré comme preuve au dossier le rapport daté du 1er avril 2011 provenant du Centre L’Envolée. Le défendeur a été admis comme client au centre le 3 septembre 2010 pour suivre une thérapie. Dans ce rapport, il est mentionné que même si la santé mentale du défendeur s’était améliorée, il devait être très vigilant face à son problème de dépendance aux drogues qui reste toujours à régler.

[19]           Dans son analyse, la SAI a noté les antécédents criminels et judiciaires du défendeur. Le 3 août 2014, le défendeur a entre autres été arrêté et accusé d’avoir proféré des menaces de mort et d’avoir agressé son ancienne partenaire. Étant donné la situation particulière du défendeur, la SAI a jugé que « la question clé est de savoir s’il y a une possibilité de réadaptation » (Motifs et décision de la SAI, au para 13).

[20]           La SAI a entendu le témoignage du défendeur à l’audience et elle a tenu compte des circonstances particulières entourant les situations actuelle et précédente du défendeur. Par exemple, la SAI a noté que la relation avec l’ancienne partenaire du défendeur avait pris fin en août 2014, et qu’il entretient aujourd’hui une relation conjugale sérieuse et stable avec sa nouvelle partenaire depuis le 26 juin 2015. Suite à la rupture de sa première relation conjugale, le défendeur a témoigné durant l’audience ne pas avoir consommé de drogues depuis deux à trois ans et ne plus avoir de problème avec l’alcool.

[21]           D’après les éléments de preuve au dossier, la SAI a soulevé les constatations suivantes dans sa décision :

[12] [i]l est évident que, même après avoir été frappé d’une mesure d’expulsion le 29 octobre 2013, l’appelant a omis de se conformer aux conditions des diverses ordonnances de probation dont il a fait l’objet.

[18] Le tribunal souligne que l’appelant a un problème de dépendance à l’alcool et aux drogues qui remonte à il y a 25 ans. La plupart des déclarations de culpabilité prononcées contre lui sont liées d’une façon ou d’une autre à la consommation de drogues, dont celle concernant le trafic ; de plus ses comportements violents découlaient d’états d’intoxication. Toutefois, aucune des conditions assorties à l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion n’exigeait que l’appelant suive un traitement contre sa dépendance aux drogues à l’alcool. La thérapie de sept mois offerte par le Centre l’Envolée, qui s’est terminée le 3 avril 2011, n’était pas adéquate, comme le mentionne la lettre du 1er avril 2011. L’appelant vient de commencer des séances de thérapie au Centre de réadaptation en dépendance de Laval et, de l’avis du tribunal, il faudrait lui donner la possibilité de régler son problème de dépendance aux drogues et à l’alcool. [La Cour souligne.]

[22]           Enfin, la SAI a tenu compte des témoignages des membres de la famille, à savoir le frère du défendeur, son cousin ainsi que sa tante. La SAI a aussi entendu le témoignage de la partenaire conjugale actuelle du défendeur, et le tribunal croît que la nouvelle partenaire du défendeur a une influence positive sur lui. De l’avis de la SAI, la possibilité de réadaptation est donc un facteur qui justifie un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise à l’encontre du défendeur.

IV.              Question en litige

[23]           La seule question en litige consiste à savoir si la décision de la SAI d’accueillir l’appel du défendeur en octroyant un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure de renvoi est raisonnable.

[24]           La norme de contrôle applicable à la décision de la SAI d’accueillir ou non l’appel du défendeur pour des motifs d’ordre humanitaire pouvant justifier la prise de mesures spéciales est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hassan, 2017 CF 413 au para 21). Ainsi, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59 [Khosa]).

V.                 Dispositions pertinentes

[25]           Les dispositions suivantes s’appliquent à la présente demande de contrôle judiciaire :

L’alinéa 36(1)a) de la LIPR :

Grande criminalité

Serious criminality

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

Le paragraphe 63(3) de la LIPR :

Droit d’appel : mesure de renvoi

Right to appeal removal order

63 (3) Le résident permanent ou la personne protégée peut interjeter appel de la mesure de renvoi prise en vertu du paragraphe 44(2) ou prise à l’enquête.

63 (3) A permanent resident or a protected person may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision to make a removal order against them made under subsection 44(2) or made at an admissibility hearing.

L’alinéa 67(1)c) de la LIPR :

Fondement de l’appel

Appeal allowed

67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

67 (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

[…]

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

Les paragraphes 68(1) et (2) de la LIPR:

Sursis

Removal order stayed

68 (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

68 (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

Effet

Effect

(2) La section impose les conditions prévues par règlement et celles qu’elle estime indiquées, celles imposées par la Section de l’immigration étant alors annulées; les conditions non réglementaires peuvent être modifiées ou levées; le sursis est révocable d’office ou sur demande.

(2) Where the Immigration Appeal Division stays the removal order

[EN BLANC]

(a) it shall impose any condition that is prescribed and may impose any condition that it considers necessary;

[EN BLANC]

(b) all conditions imposed by the Immigration Division are cancelled;

[EN BLANC]

(c) it may vary or cancel any non-prescribed condition imposed under paragraph (a); and

[EN BLANC]

(d) it may cancel the stay, on application or on its own initiative.

VI.              Observations des parties

A.                 Prétentions du demandeur

[26]           D’après le demandeur, la décision de la SAI est déraisonnable et justifie l’intervention de la Cour. Les motifs de la SAI sont insuffisants, de sorte qu’il n’est pas possible de comprendre comment les différents facteurs pertinents à l’analyse des considérations d’ordre humanitaire ont été soupesés par la SAI. Entre autres, le demandeur soumet que la SAI a omis d’analyser le risque de récidive du défendeur, compte tenu de son défaut répété d’honorer les conditions ordonnées par la SAI. Le tribunal a erré en accordant un sursis au défendeur, tel qu’il a été conclu dans Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Udo, 2009 CF 239 au para 17 :

[17]      Dans ce contexte, l’octroi d’un sursis additionnel équivaudrait à tolérer les antécédents criminels de M. Udo ainsi que son indifférence permanente à l’égard de son obligation de respecter les conditions des ordonnances d’immigration. Ce serait se moquer des citoyens canadiens qui respectent les lois, notamment les immigrants, que d’appuyer cette décision de la SAI.

[27]           Le demandeur argumente que la SAI a tiré des conclusions arbitraires sans tenir compte de l’ensemble de la preuve devant elle. En effet, le défendeur et sa conjointe ont tous les deux témoigné lors de l’audience que le défendeur ne consommait plus de drogue depuis maintenant deux ans et qu’il ne consommait de l’alcool qu’occasionnellement les fins de semaine. D’après la preuve au dossier, le demandeur comprend alors que le défendeur n’aurait plus de problème de dépendance à ce jour. Cependant, le demandeur souligne que le défendeur s’est volontairement inscrit en thérapie au Centre de réadaptation en dépendance de Laval le 21 avril 2017, soit deux mois après sa première date d’audience devant la SAI. De plus, lors de son témoignage, le défendeur a été dans l’impossibilité d’expliquer son intention de s’inscrire en thérapie, considérant qu’il ait lui-même admis ne plus consommer de drogue.

[28]           Le demandeur rappelle que le défendeur a déjà suivi une première thérapie au Centre L’Envolée entre 2010 et 2011, cependant, « il est retombé dans la criminalité » (Dossier du demandeur, mémoire des arguments du demandeur, au para 51). Par conséquent, le demandeur soumet que la SAI a omis d’expliquer en quoi cette thérapie n’est « pas adéquate » ni en quoi la thérapie débutée en 2017 se distinguerait de l’ancienne thérapie. La SAI a ignoré la preuve au dossier selon laquelle le défendeur avait réglé ses problèmes de dépendance et elle a accordé un sursis au défendeur afin de lui donner la possibilité de régler lesdits problèmes de dépendance.

[29]           Le demandeur argumente de plus que la SAI s’est basée sur des critères et des facteurs non pertinents dans le cas en l’espèce. La SAI aurait donc erré dans son analyse, parce qu’elle a entre autres eu tort de conclure que le défendeur ne pourrait pas être renvoyé du Canada étant donné sa qualité de personne protégée. D’après le demandeur, la décision de la SAI est déraisonnable et il cite dans son mémoire des arguments le passage suivant tiré de Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lotfi, 2012 CF 1089 au para 25 :

Je dois souligner cependant que la raisonnabilité exige que ces conclusions soient fondées sur la preuve produite, qu’elles aient une logique interne et qu’elles ne reposent pas sur des facteurs dénués de pertinence, contrairement à l’approche adoptée par la SAI en l’espèce. Certaines des principales conclusions de la SAI semblent erronées à la lumière de la preuve, ce qui m’amène à douter que la décision puisse être considérée comme une issue acceptable. [Le demandeur souligne.]

[30]           Le demandeur soutient que la SAI n’aurait pas dû invoquer le paragraphe 115(2) de la LIPR, étant donné que « le processus d’avis de danger en vertu du paragraphe 115(2) de la LIPR est un processus qui est, en pratique, généralement entamé après que la mesure de renvoi devient exécutoire » (Dossier du demandeur, mémoire des arguments du demandeur, au para 70). Le demandeur argumente qu’il n’appartenait donc pas à la SAI, en l’espèce, de décider si le défendeur pouvait ou non être renvoyé dans son pays. Il ne s’agissait pas d’un facteur pertinent à considérer dans le cadre d’une prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. Pour cette seule raison, le demandeur soumet que la décision de la SAI doit être jugée déraisonnable (Maple Lodge Farms Ltd. c Canada, [1982] 2 RCS 2 aux pp 7-8; La c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 476 au para 16).

[31]           Enfin, le demandeur soumet que l’article 68 de la LIPR donne seulement la discrétion à la SAI de surseoir à une mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire. « Il est illogique et contradictoire aux objectifs de la LIPR pour la SAI de permettre au défendeur de demeurer au Canada trois ans de plus en se basant uniquement sur la nécessité de protéger la santé et la sécurité du public, plutôt que sur les motifs humanitaires invoqués par ce dernier » (Dossier du demandeur, mémoire des arguments du demandeur, au para 76).

B.                 Prétentions du défendeur

[32]           Le défendeur soumet plutôt que la décision de la SAI est raisonnable puisque la SAI a fondé sa décision sur les facteurs pertinents tirés des arrêts Ribic, Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84 [Chieu] et Al Sagban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 133, 2002 CSC 4. Le défendeur soutient de plus que « l’importance qu’il faut accorder à chaque facteur varie d’une affaire à l’autre » (Khosa, ci-dessus, au para 65). À cet effet, le défendeur argumente que tous les faits qui ont eu lieu, ainsi que tous les facteurs qui ont été analysés, démontrent que le défendeur est une personne qui peut être réadaptée ou que l’on pourrait même déjà le considérer comme réadapté.

[33]           D’après le défendeur, la SAI a tiré des conclusions raisonnables en analysant chacun des facteurs Ribic au regard de l’ensemble de la preuve. Par exemple, en ce qui a trait à la possibilité de réadaptation du défendeur, le défendeur argumente que la décision de la SAI est justifiée puisqu’il est possible de comprendre la distinction du tribunal entre « dépendance » et « consommation ». En effet, le défendeur a témoigné durant l’audience devant la SAI qu’il ne consommait plus de drogues depuis presque deux ans, et l’avocat du défendeur soumet qu’il est possible pour une personne de ne plus consommer de substances, mais avoir tout de même une dépendance pour ces substances.

[34]           Le défendeur souligne le fait qu’il a qualité de personne à protéger en vertu de l’article 115 de la LIPR. Par conséquent, la SAI n’aurait pas erré dans sa décision en arrivant à la conclusion suivante :

Le tribunal est également motivé à prendre cette décision par le fait que l’appelant a qualité de personne à protéger; au titre de l’article 115 de la Loi, même si son appel devait être rejeté, il ne pourrait pas être expulsé du Canada, car, selon le ministre, rien n’indique qu’il constitue un danger pour la sécurité publique au Canada.

(Motifs et décision de la SAI, au para 19.)

[35]           Enfin, contrairement à ce que le demandeur allègue, le défendeur soumet que la SAI n’a pas outrepassé sa compétence. En effet, la SAI a agi conformément à sa compétence prévue à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, laquelle confère à la SAI le pouvoir d’octroyer un sursis de la mesure de renvoi pour des motifs d’ordre humanitaire.

VII.            Analyse

[36]           Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accordée.

[37]           La Cour est du même avis que le ministre et conclut que la décision de la SAI n’a pas fait l’objet d’un « examen assez poussé » pour être jugée raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 63). La Cour suprême du Canada a d’ailleurs énoncé les propos suivants dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748 au para 56 :

Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s'il en est, pourrait découler de la preuve elle-même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. [La Cour souligne.]

[38]           La Cour est consciente du fait que la SAI applique les facteurs Ribic dans les décisions qu’elle a à rendre en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR et que « le poids à accorder à un facteur donné dépend des circonstances particulières de chaque cas » (Chieu, ci-dessus, aux para 40-41). En l’espèce, compte tenu de la situation particulière du défendeur, la SAI a décidé de pencher son analyse sur la possibilité de réadaptation du défendeur (un des facteurs Ribic). Plus spécifiquement, la SAI a formulé la question suivante dans sa décision : « Autrement dit, l’appelant a-t-il démontré qu’il est possible pour lui de fonctionner dans la société sans récidiver, qu’il peut vraisemblablement vivre une vie exempte de criminalité? » (Motifs et décision de la SAI, au para 13).

[39]           Cependant, la Cour est d’accord avec les arguments du ministre. Considérant l’infraction commise en 2014 suite à la première thérapie en 2011, et suite à la mesure d’expulsion prononcée contre le défendeur en 2013, la Cour conclut que la SAI a omis de motiver, même si brièvement, en quoi la deuxième thérapie débutée en 2017, pour régler les problèmes de consommation du défendeur, serait différente de la thérapie en 2011. De plus, la SAI n’a pas expliqué pourquoi il était nécessaire pour le défendeur de débuter ou de continuer à suivre la nouvelle thérapie, alors que la preuve devant la SAI révélait clairement que le défendeur a lui-même admis durant l’audience ne plus consommer de drogues depuis deux ans. « Il s’agit de savoir si la décision est raisonnable, et notamment si la preuve versée au dossier appuie la décision » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Safi, 2014 CF 947 au para 14). Tel n’a pas été le cas en l’espèce.

[40]           « Une décision est donc justifiée et intelligible lorsque son fondement est précisé et qu’il est compréhensible, rationnel et logique » (Ralph c Canada (Procureur général), 2010 CAF 256 au para 18; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Ramirez, 2013 CF 387 au para 36). Par conséquent, malgré l’expertise considérable et le pouvoir discrétionnaire des membres de la SAI (Khosa, ci-dessus, au para 58), la Cour doit intervenir dans le cas présent puisque la décision n’est pas justifiée et intelligible (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47). La décision de la SAI d’octroyer un sursis de trois ans à l’exécution de la mesure d’expulsion prise contre le défendeur le 29 octobre 2013 n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci-dessus, au para 47).

VIII.         Conclusion

[41]           La présente demande de contrôle judiciaire est accordée.


JUGEMENT au dossier IMM-3710-17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée. Il n’y a aucune question d’importance à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3710-17

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE c BOON SREE KHONGSAWAT

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 janvier 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 janvier 2018

 

COMPARUTIONS :

Suzanne Trudel

 

Pour le demandeur

 

Daniel Couture

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Me Daniel Couture

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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