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Date : 20171122


Dossier : T-1572-16

Référence : 2017 CF 1061

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA ET OTSUKA PHARMACEUTICAL CO., LTD.

demanderesses

et

APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une requête de la défenderesse, Apotex Inc. [Apotex], pour obtenir une ordonnance rejetant la demande sous-jacente dans son intégralité en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de conformité), DORS/93-133 [le Règlement]. Pour les motifs qui suivent, la requête est accueillie.

I.                    Aperçu

[2]               La demande sous-jacente est l’une des procédures d’interdiction intentées par les demanderesses, Bristol-Myers Squibb Canada [BMS] et Otsuka Pharmaceutical Co., Ltd. [Otsuka], en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement en vue d’interdire au défendeur, le ministre de la Santé [le ministre], de délivrer un avis de conformité [AC] à Apotex pour les concentrations multiples de ses comprimés d’apo-aripiprazole avant l’expiration du brevet canadien no 2,429,496 [le brevet 496] le 29 janvier 2022. BMS a mis fin aux neuf autres demandes en mars 2017.

[3]               Le brevet 496 est la propriété d’Otsuka qui, en tant que brevetée, est constituée partie à la demande comme l’exige le paragraphe 6(4) du Règlement. Le brevet figure au Registre des brevets tenu par le ministre pour les comprimés d’aripiprazole de 2, de 5, de 10, de 15, de 20 et de 30 mg commercialisés par BMS sous le nom de marque ABILIFY.

[4]               Le brevet 496 concerne l’utilisation d’aripiprazole pour le traitement de personnes souffrant d’un certain nombre de troubles cérébraux associés au sous-type de récepteur de la sérotinine appelé 5-HT1A. Les seules revendications des demanderesses en ce qui concerne l’utilisation de l’aripiprazole (ou une composition de ce médicament) dans le traitement du trouble bipolaire de type I sont la revendication 16, qui dépend de la revendication 14, qui à son tour dépend de la revendication 11 ou 12, et la revendication 36, qui dépend des revendications 34 et 35.

[5]               La revendication 16 vise [traduction] « [l]’utilisation de l’aripiprazole dans le traitement, ou la production de médicaments efficaces dans le traitement, d’un trouble du système nerveux central associé au sous-type 5-HT1A qui est le trouble bipolaire de type I, dont les épisodes les plus récents sont les épisodes maniaques ou mixtes ».

[6]               La revendication 36 vise [traduction] « [u]ne composition pharmaceutique comprenant l’aripiprazole et un diluant ou un excipient acceptable, à utiliser dans le traitement d’un trouble du système nerveux central associé au sous-type 5-HT1A qui est le trouble bipolaire de type I, dont les épisodes les plus récents sont les épisodes maniaques ou mixtes ».

[7]               Le 8 août 2016, Apotex a signifié un avis d’allégation [AA] aux demanderesses pour les aviser qu’elle souhaitait commercialiser les comprimés d’apo-aripiprazole de 2, de 5, de 10, de 15, de 20 et de 30 mg pour utilisation comme monothérapie pour le traitement de la schizophrénie chez les adultes et les adolescents de 15 à 17 ans. Apotex fait valoir qu’aucune revendication relative à un ingrédient médicinal, une formulation, une forme posologique ou l’utilisation de l’ingrédient médicinal dans le brevet 496 ne serait contrefait par la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente par Apotex de l’apo-aripiprazole. En particulier, Apotex soutient qu’elle ne contreferait pas les revendications du brevet 496 parce qu’elle ne fabriquera pas, n’exploitera pas et ne vendra pas, ou n’incitera pas d’autres personnes à fabriquer, à exploiter ou à vendre :

A.            l’apo-aripiprazole pour le traitement des troubles du système nerveux central revendiqués dans le brevet 496, y compris le trouble bipolaire de type I, dont les épisodes les plus récents sont les épisodes maniaques ou mixtes;

B.            l’apo-aripiprazole pour la production d’un médicament efficace dans le traitement des troubles du système nerveux central revendiqués dans le brevet 496, y compris le trouble bipolaire de type I, dont les épisodes les plus récents sont les épisodes maniaques ou mixtes.

[8]               La présente demande a été déposée le 21 septembre 2016, en vertu du paragraphe 6(1) du Règlement en vue d’interdire au ministre de délivrer l’AC à Apotex pour ses comprimés d’apo‑aripiprazole avant l’expiration du brevet 496. BMS a contesté l’allégation portant qu’aucune revendication du brevet 496 ne serait contrefaite par la fabrication, la construction, l’exploitation ou la vente des comprimés d’apo-aripiprazole au Canada sans autre particularité.

[9]               BMS a également demandé une déclaration selon laquelle l’AC d’Apotex n’était pas un AC valide comme le prévoit le Règlement. Toutefois, le 14 octobre 2016, Apotex a divulgué des parties confidentielles de sa demande réglementaire relative à l’apo-aripiprazole qui avait été demandée par BMS pour permettre à cette dernière d’évaluer l’allégation de non-contrefaçon d’Apotex, y compris l’ébauche de la monographie de produit proposée. Des ébauches de monographies de produit à jour ont été fournies aux demanderesses le 26 octobre 2016 et le 13 décembre 2016, respectivement. Le ministre a vérifié ces documents et a jugé qu’ils étaient exacts. BMS n’a formulé aucune observation en ce qui concerne le caractère suffisant de la divulgation à l’audition de la présente requête et elle semble avoir abandonné sa plainte.

[10]           BMS conteste les allégations d’Apotex en ce qui concerne les quatre revendications du brevet 496 qui concernent l’utilisation de compositions d’aripiprazole pour le traitement d’épisodes maniaques ou mixtes du trouble bipolaire de type I.

[11]           Le 17 février 2017, BMS a signifié sa preuve au soutien de la demande, qui comprend :

a)         quatre affidavits de psychiatres du Canada qui portent en partie sur les allégations d’absence de contrefaçon d’Apotex :

                                              i.                 l’affidavit du Dr Vikram Dua, signé le 17 février 2017 [affidavit Dua];

                                            ii.                 l’affidavit du Dr Kevin Dwight Kjemisted, signé le 16 février 2017 [affidavit Kjemisted];

                                           iii.                 l’affidavit du Dr Ranjith D. Chandrasena, signé le 17 février 2017 [affidavit Chandrasena];

                                          iv.                 l’affidavit du Dr Atul Khullar, signé le 17 février 2017 [affidavit Khullar];

b)         un affidavit d’un pharmacologue expert qui porte notamment sur la construction du brevet 496 et les nombreuses allégations d’invalidité d’Apotex : l’affidavit de Philip Seeman signé le 17 février 2007 [affidavit Seeman].

[12]           En vertu de la présente requête, Apotex demande une ordonnance rejetant la demande au motif qu’elle est scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constitue par ailleurs un abus de procédure. Apotex soutient que la preuve de BMS ne peut appuyer une conclusion de contrefaçon directe ou d’incitation à la contrefaçon du brevet 496 par Apotex.

[13]           Apotex n’a pas déposé d’éléments de preuve à l’égard de la présente requête, en dehors de l’affidavit d’un technicien judiciaire annexant la preuve par affidavit signifiée dans le cadre de la demande sous-jacente. Les demanderesses n’ont déposé aucun autre élément de preuve à l’égard de la présente requête.

[14]           Le 1er mai 2017, notre Cour a rendu une ordonnance de protection afin de protéger et d’assurer la confidentialité des parties de la présentation abrégée de drogue nouvelle [PADN] d’Apotex pour ses comprimés proposés d’apo-aripiprazole ainsi que les affidavits signifiés par les demanderesses qui comprennent les parties confidentielles de la PADN d’Apotex ou qui y font référence.

[15]           La période de protection des données pour l’ABILIFY prend fin le 9 janvier 2018, qui est la date la plus précoce à laquelle Apotex peut recevoir un AC en l’absence du Règlement, en supposant que sa présentation peut être approuvée. Les dispositions relatives à la protection des données de l’article C.08.004.1 du Règlement sur les médicaments et drogues, CRC, c 870, indique une période de huit ans pour l’exclusivité de commercialisation des drogues innovantes.

II.                 Questions à trancher

[16]           La question à poser dans le cadre de la présente requête est celle de savoir si notre Cour devrait rejeter la demande sous-jacente au motif qu’elle est scandaleuse, frivole ou vexatoire ou qu’elle constitue par ailleurs un abus de procédure. Les parties ne s’entendent pas quant au critère approprié à appliquer à une requête en rejet en vertu du paragraphe 6(5) du Règlement. Elles sont également en désaccord pour ce qui est de la question de savoir si BMS a présenté une preuve pour appuyer une conclusion de contrefaçon par Apotex ou appuyer une conclusion selon laquelle l’AC d’Apotex incitera la contrefaçon.

III.               Critères applicables aux requêtes en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement

[17]           Apotex a déposé la présente requête pour obtenir une ordonnance rejetant la demande dans son intégralité en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement, qui est ainsi rédigé :

6 (5) Sous réserve du paragraphe (5.1), lors de l’instance relative à la demande visée au paragraphe (1), le tribunal peut, sur requête de la seconde personne, rejeter tout ou partie de la demande si, selon le cas :

b) il conclut qu’elle est inutile, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou constitue autrement, à l’égard d’un ou plusieurs brevets, un abus de procédure.

 

6 (5) Subject to subsection (5.1), in a proceeding in respect of an application under subsection (1), the court may, on the motion of a second person, dismiss the application in whole or in part

b) on the ground that it is redundant, scandalous, frivolous or vexatious or is otherwise an abuse of process in respect of one or more patents.

[18]           BMS soutient que la question appropriée dans le cadre de la présente requête est celle de savoir s’il y a un élément de preuve sur lequel le juge de première instance pourrait fonder une conclusion selon laquelle les allégations d’absence de contrefaçon d’Apotex de la revendication 16, qui dépend de la revendication 11, ne sont pas justifiées. Elle fait valoir que le juge saisi de la requête ne devrait pas examiner au fond le caractère suffisant de sa preuve afin de déterminer si elle établit que les allégations ne sont pas justifiées. Selon elle, Apotex doit démontrer qu’il est [traduction] « évident et manifeste » que les demanderesses ne peuvent établir leur preuve ou que la demande est [traduction] « si manifestement futile » qu’elle n’a pas la moindre chance de succès.

[19]           BMS soutient que la revendication 16 du brevet 496 concerne nécessairement une analyse de l’interprétation de la revendication selon laquelle il ne serait pas approprié d’entendre une requête pour rejeter la demande en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement. Elle fait valoir que tout doute sur la question de savoir s’il y a une cause défendable quant au fond de la demande doit être réglé par le juge de première instance et tout doute quant à la question de savoir si Apotex s’est acquittée de son fardeau doit être réglé en faveur des demanderesses. En outre, selon BMS, la Cour doit être convaincue qu’aucun [traduction] « juge de la Cour ne rejetterait jamais la demande en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement ». Je ne suis pas d’accord.

[20]           BMS préconise l’application d’une norme de preuve plus élevée qui n’est pas appuyée par le libellé de l’alinéa 6(5)b) ou la jurisprudence de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale. La Cour trouvera les motifs suffisants pour justifier une ordonnance pour rejeter une demande en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement dans le cas où un demandeur omet de présenter une preuve selon laquelle les allégations d’absence de contrefaçon de la seconde personne ne sont pas justifiées : Sanofi-Aventis Canada Inc c Novopharm Ltd, 2007 CAS 167 (CanLII) au paragraphe 13 [Novopharm].

[21]           Une partie qui sollicite le rejet sommaire d’une demande assume certainement un lourd fardeau. Le rejet d’une demande en vertu de l’alinéa 6(5)b) est une mesure extraordinaire et ce recours doit être accordé uniquement lorsque la demande est « manifestement futile » et qu’il est « évident et manifeste » qu’elle n’aurait aucune chance de succès : Sanofi-Aventis Canada Inc c Novopharm Ltd, 2007 CAF 163 (CanLII) aux paragraphes 28 et 36 [Sanofi-Aventis].

[22]           Un requérant supporte entièrement le fardeau de la preuve dans le cas d’une requête présentée en vertu de l’alinéa 6(5)b) : Pfizer Canada Inc c Apotex Inc, 2009 CF 671 (CanLII) au paragraphe 33. En outre, une requête en rejet ne sera accueillie que si l’on démontre qu’elle repose sur ses arguments valables au sujet du bien-fondé de la demande.

[23]           Pour rendre une telle décision, le juge saisi de la requête doit être en mesure de formuler les conclusions de fait nécessaires, examinées de la façon la plus favorable pour la première personne, et appliquer le droit aux faits. La Cour d’appel fédérale a confirmé que le juge saisi de la requête est en droit de déterminer si les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande étaient pertinents ou s’il était possible qu’ils appuient la demande : Bayer Inc c Fresenius Kabi Canada Ltd, 2016 CAF 13 (CanLII) au paragraphe 13. En l’espèce, je dois décider si des éléments de preuve peuvent établir qu’Apotex a contrefait le brevet 496, directement ou par incitation à la contrefaçon par d’autres personnes.

IV.              Discussion

A.                 Preuve de la contrefaçon directe

[24]           BMS soutient que le dossier indique clairement ce qui suit :

a.         Apotex utilise, ou utilisera après la délivrance de l’AC, l’aripiprazole pour fabriquer un médicament : des comprimés d’apo-aripiprazole;

b.        les comprimés d’apo-aripiprazole sont bioéquivalents à l’ABILIFY et l’ABILIFY est efficace pour le traitement du trouble bipolaire de type I;

c.         les comprimés d’apo-aripiprazole sont les mêmes que les comprimés d’aripiprazole américains d’Apotex;

d.        l’utilisation des comprimés d’aripiprazole américains d’Apotex a été approuvée pour le traitement du trouble bipolaire de type I;

e.         les comprimés d’apo-aripiprazole sont donc efficaces pour le traitement du trouble bipolaire de type I.

[25]           Selon BMS, cette preuve établit qu’Apotex utilisera l’aripiprazole pour fabriquer ou préparer un médicament qui est en fait efficace pour le traitement du trouble bipolaire de type I comme le soutient la revendication 16, qui dépend de la revendication 11. Cet argument n’est pas fondé sur les faits.

[26]           Lorsqu’un AC contient des allégations de fait relatives à une absence de contrefaçon, elles sont tenues pour véridique, sauf dans la mesure du contraire établi par la preuve. Apotex indique clairement dans son AC qu’elle ne fabrique pas ou n’a pas l’intention de fabriquer le médicament pour le traitement du trouble bipolaire de type I, mais plutôt pour le traitement de la schizophrénie chez les adultes et les adolescents de 15 à 17 ans. En outre, l’ébauche de monographie de produit indique que les comprimés d’apo-aripiprazole d’Apotex seront [traduction] « indiqués comme monothérapie pour le traitement de la schizophrénie chez les adultes » et [traduction] « indiqués comme monothérapie pour le traitement de la schizophrénie chez les adolescents de 15 à 17 ans ». Il n’est pas fait référence au traitement du trouble bipolaire de type I, dont les épisodes les plus récents sont les épisodes maniaques ou mixtes.

[27]           Rien dans la preuve, en dehors de la spéculation, n’indique qu’Apotex utilisera l’apo‑aripiprazole pour traiter le trouble bipolaire de type I au Canada. En termes simples, si Apotex ne fabrique pas l’apo-aripiprazole pour les utilisations revendiquées, mais plutôt pour l’utilisation non revendiquée, il ne peut y avoir de contrefaçon directe de la revendication 16.

[28]           J’ajoute également qu’il ne s’agit pas d’une question d’interprétation de la revendication. Un monopole conféré à un breveté ne peut être artificiellement prolongé pour empêcher la fabrication, l’utilisation et la vente de produits génériques simplement parce qu’il est possible que quelqu’un, quelque part, utilise le médicament pour l’objet breveté et interdit.

B.                 Preuve de l’incitation à la contrefaçon

[29]           Le critère en trois volets pour établir l’incitation à la contrefaçon est formulé dans Corlac Inc c Weatherford Canada Ltd, 2011 CAF 228 (CanLII) au paragraphe 162 [Weatherford] :

                                                   i.            l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct;

                                                  ii.            l’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu;

                                                iii.            le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon.

[30]           Il est important de garder à l’esprit que le critère de Weatherford sont conjonctifs et que si BMS n’établit pas l’existence des trois volets, elle perd nécessairement sa cause.

[31]           BMS soutient que sa preuve établit qu’Apotex a participé à la contrefaçon du brevet 496 par d’autres personnes parce qu’elle les y a incitées. BMS fait valoir que cette incitation peut être établie par des inférences raisonnablement tirées d’un certain nombre de facteurs, seuls ou combinés, au-delà du contenu de la monographie de produit.

[32]           En ce qui concerne le premier volet du critère de Weatherford, BMS soutient qu’il y avait une preuve que lorsqu’Apotex reçoit un AC pour les comprimés d’apo-aripiprazole, son produit sera offert aux patients qui l’utiliseront pour le traitement du trouble bipolaire de type I, qui est traité au moyen des comprimés d’ABILIFY. Lorsque les produits génériques sont disponibles, les patients le recevront « vraisemblablement » en raison des différences de coût et des lois de la substitution et parce que les médecins n’indiqueront pas [traduction] « aucune substitution » sur les prescriptions d’ABILIFY. Selon BMS, la Cour dans Allergan Inc c Canada (Santé), 2011 CF 1316 (CanLII) aux paragraphes 149 et 150 a accepté cette preuve suffisait à établir une contrefaçon directe.

[33]           La Cour d’appel fédérale a insisté sur l’importance d’appliquer correctement le critère de l’incitation à la contrefaçon dans le contexte de procédures relevant du Règlement de façon à ne pas élargir davantage le monopole des titulaires de brevet en transformant tous les brevets pharmaceutiques en des brevets composés, ce qui signifie que le breveté aurait le monopole du médicament en soi, même s’il n’est pas protégé par le brevet.

[34]           BMS soutient qu’il est incorrect de faire valoir qu’en droit, la preuve est requise d’une [traduction] « personne qui indique qu’elle utilisera l’apo-aripiprazole pour traiter le trouble bipolaire de type I » ou qu’en fait, la preuve d’aucune demanderesse n’indique que l’apo‑aripiprazole sera utilisé pour traiter le trouble bipolaire de type I. BMS indique que la question pertinente à se poser est celle de savoir si les comprimés d’Apotex seront en fait utilisés par les patients pour le traitement du trouble bipolaire de type I. Je ne suis pas d’accord.

[35]           Afin d’intenter avec succès une demande d’interdiction conformément au Règlement en ce qui concerne l’« utilisation » d’un brevet dans le cadre duquel une contrefaçon indirecte est alléguée, le breveté devrait prouver que des tiers utiliseraient en fait le produit de la seconde personne pour une utilisation revendiquée dans le cadre du brevet de la première personne et que la seconde personne inciterait ou amènerait activement d’autres personnes à faire de même : AB Hassle Inc c Canada (Ministre de la Santé et du Bien-être social), 2002 CAF 421 (CanLII) aux paragraphes 47 à 59 [AB Hassle].

[36]           Dans AB Hassle, le juge Edgar Sexton a déclaré ce qui suit aux paragraphes 57 et 58 :

[57]      […] la société qui fabrique des génériques ne peut raisonnablement contrôler comment chacun dans le monde utilise son produit, empêcher le fabricant de génériques de commercialiser son produit contribuerait à conforter et élargir davantage le monopole des titulaires de brevet. Le titulaires [sic] de brevet se trouveraient de ce fait à contrôler effectivement non seulement les nouvelles utilisations d’un composé existant, mais le composé lui-même, même si celui-ci n’est pas protégé par le brevet au départ. Les titulaires de brevet auraient ainsi un avantage qu’ils ne devaient pas avoir. En fin de compte, la société serait privée de l’avantage des nouveaux modes d’utilisation des produits pharmaceutiques existants, disponibles à un coût inférieur.

[58]      De plus, Apotex ne peut être tenue responsable à l’égard de poursuites en contrefaçon intentées en vertu de la Loi sur les brevets si, contrairement à la preuve présentée à l’audience sur l’avis de conformité, des tiers commettent des actes de contrefaçon après la délivrance de l’avis de conformité, à moins qu’Apotex soit elle-même impliquée dans ces actes, par exemple en incitant ou amenant les tiers à les commettre […].

[37]           Pour inciter ou amener une personne à contrefaire un brevet, un geste actif doit être posé. La simple passivité ne suffit pas : Beloit Canada Ltd c Valmet Oy, (1986) 8 CPR (3 d) 289, [1986] FCJ No 87 (QL) à la page 297, aux paragraphes 46 et 47.

[38]           En ce qui concerne le deuxième volet du critère de Weatherford, selon BMS, Apotex a pris des mesures qu’un juge de première instance pourrait au bout du compte considérer comme l’influence requise menant à la contrefaçon directe par des médecins et des patients.

[39]           BMS renvoie au paragraphe 18 de l’affidavit Kjernisted et soutient que les décisions en matière de prescription (l’acte de contrefaçon) des médecins seraient influencées par les renseignements sur le produit d’Apotex figurant dans la monographie, dont Apotex avait manifestement connaissance. BMS renvoie également aux paragraphes 20 à 23 de l’affidavit Kjernisted pour soutenir que les renseignements figurant dans l’ébauche de monographie de produit canadienne et les renseignements en matière de prescription américains influenceraient le Dr Kjernisted pour permettre la substitution du produit générique. BMS soutient que cela représenterait un acte de contrefaçon dont Apotex aurait connaissance.

[40]           BMS invoque également le paragraphe 21 de l’affidavit Chandrasena pour montrer l’influence des approbations américaines de médicaments d’Apotex quant à l’indication du trouble bipolaire de type I qui [traduction] « informe » sur son enseignement, sa pratique et sa prescription de médicaments au Canada.

[41]           Renvoyant aux paragraphes 24 à 28 de l’affidavit du Dr Kjernisted, BMS fait valoir que l’ébauche de monographie de produit de l’apo-aripiprazole présente des renseignements concernant la biodisponibilité comparative, qui [traduction] « proviennent certainement » d’Apotex et influenceraient la décision d’un médecin de permettre à des patients de recevoir l’apo-aripiprazole.

[42]           En ce qui concerne les documents promotionnels américains d’Apotex, BMS soutient que le Dr Khullar atteste que selon sa compréhension et celle d’autres médecins, Apotex déclare que son produit générique, l’aripiprazole, peut se substituer à l’ABILIFY pour les mêmes indications. En outre, la preuve révèle que l’indication approuvée figurant aux États-Unis [traduction] « influencerait » cette utilisation et [traduction] « convaincrait » les médecins à approuver et à ordonner l’utilisation des comprimés d’apo-aripiprazole en les prescrivant pour le traitement du trouble bipolaire de type I.

[43]           Le Dr Kjernisted déclare au paragraphe 28 de son affidavit que si le même comprimé d’aripiprazole d’Apotex était précisément approuvé pour le trouble bipolaire de type I aux États‑Unis, ce qu’il me demande de supposer, et était disponible Canada, cela le [traduction] « convaincrait alors ainsi que les autres médecins d’approuver et d’ordonner son utilisation au Canada en le prescrivant pour le traitement du trouble bipolaire de type I ».

[44]           BMS fait valoir que la biodiversité comparative générée par Apotex et présentée par son ébauche de monographie de produit influencerait les décisions des médecins de prescrire les comprimés d’apo-aripiprazole et non seulement l’ABILIFY, accompagné d’un avertissement [traduction] « aucune substitution ». BMS soutient que comme l’ébauche de monographie de produit pour l’apo-aripiprazole indique qu’il a une formulation qui ne présente aucune préoccupation en ce qui concerne la biodisponibilité, ces renseignements influenceraient les médecins à permettre la substitution de l’ABILIFY par l’apo-aripiprazole.

[45]           BMS soutient qu’il est logique et raisonnable de supposer que les comprimés américains et canadiens d’Apotex sont les mêmes. Selon BMS, les médecins identifieront naturellement le nom « Apotex » comme celui du fabricant de médicaments génériques et sauront que le produit américain et les produits canadiens d’Apotex sont fabriqués au Canada par Apotex au même endroit.

[46]           La preuve de la demanderesse est loin d’établir l’influence d’Apotex dans l’incitation à la contrefaçon. Dans le cadre des procédures intentées en vertu du Règlement, une allégation d’absence de contrefaçon d’une revendication en vue de l’utilisation d’un médicament est justifiée si le fabricant du médicament générique souhaite obtenir un AC uniquement pour une utilisation qui ne relève pas de la revendication relative à la nouvelle utilisation, et la preuve est loin d’établir que le fabricant du médicament générique contrefera la revendication relative à la nouvelle utilisation en incitant d’autres personnes à prescrire ou à utiliser le médicament générique pour cette nouvelle utilisation. De telles procédures portent sur les agissements de la « seconde personne », en l’espèce Apotex. En l’absence d’une preuve d’incitation de la part d’Apotex, toute contrefaçon éventuelle par des patients, des médecins ou des pharmaciens ne peut justifier l’octroi d’une ordonnance d’interdiction.

[47]           Même la connaissance selon laquelle le produit d’une personne visera probablement un « pour usage non indiqué » par une autre partie dans la contrefaçon directe d’un brevet ne suffit pas pour respecter le deuxième volet du critère, comme l’indique Aventis Pharma Inc c Apotex Inc, 2005 CF 1461 (CanLII) au paragraphe 32; conf. par 2006 CAF 357 :

[32]      Il m’apparaît évident que la reconnaissance par Apotex de la prescription par les médecins, la distribution par les pharmaciens et la consommation subséquente par les patients de médicaments pour un usage non indiqué sur l’étiquette ne satisfait pas au critère du « quelque chose de plus » établi par le juge Sexton dans AB Hassle, précité. La question de savoir si ce « quelque chose de plus » consiste en l’incitation, la commercialisation ou tout autre lien dépendra des faits de chaque cas d’espèce. Toutefois, il doit exister un lien. Une simple reconnaissance passive que des médicaments seront prescrits et consommés pour usage non indiqué n’équivaut pas à un « quelque chose de plus » (Voir également Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2005 CF 1421 (C.F.) au paragraphe 167.)

[48]           L’affidavit Chandrasena n’a aucun rapport avec une considération d’incitation à la contrefaçon du brevet 496 pour les raisons suivantes :

                                       i.     Le Dr Chandrasena ne commente pas l’ébauche de monographie de produit pour l’apo-aripiprazole d’Apotex.

                                      ii.     Il ne fait pas du tout référence à Apotex lorsqu’il fournit sa brève opinion.

                                    iii.     Il ne suggère pas que les comprimés d’apo-aripiprazole seraient prescrits pour le traitement du trouble bipolaire de type I dont les épisodes les plus récents sont les épisodes maniaques ou mixtes de manière à contrefaire le brevet 496, encore moins que cette contrefaçon serait directement influencée par les agissements d’Apotex.

[49]           De même, l’affidavit Dua n’est pas pertinent à la considération d’incitation à la contrefaçon puisque le Dr Dua ne commente pas l’ébauche de monographie de produit d’Apotex et ne porte que sur la monographie de produit américain pour les comprimés d’apo-aripiprazole qui auraient été fabriqués par Apotex. Le Dr Dua n’était pas informé et n’a pas été interrogé sur la façon dont Apotex commercialiserait ses comprimés d’apo-aripiprazole au Canada. En outre, il n’est pas d’avis que lui-même ou un autre psychiatre prescrirait les comprimés d’apo‑aripiprazole au Canada pour le traitement du trouble bipolaire de type I en raison de l’influence d’Apotex.

[50]           L’affidavit Khullar ne suffit pas non plus pour établir l’incitation par Apotex puisque le Dr Khullar ne commente pas l’ébauche de monographie de produit canadienne et examine uniquement les documents promotionnels pour les comprimés d’apo-aripiprazole américains. Le Dr Khullar n’exprime pas d’opinion sur la façon dont Apotex commercialiserait ses comprimés au Canada. Il ne donne pas non plus son avis sur la façon dont lui-même ou un autre psychiatre prescrirait les comprimés d’apo-aripiprazole au Canada pour le traitement du trouble bipolaire de type I.

[51]           Enfin, le Dr Kjernisted est uniquement disposé à déclarer au paragraphe 25 que [traduction] « dans la plupart des cas, j’accepterais d’envisager la substitution en fonction de renseignements précis sur la biodisponibilité, même s’ils peut y avoir de rares exceptions liées à une considération particulière à un patient ». Aucun des déposants n’a voulu affirmer qu’il prescrirait réellement l’apo-aripiprazole en fonction des données sur la biodisponibilité.

[52]           Au paragraphe 28 de son affidavit, le Dr Kjernisted est d’avis que [traduction] « le même comprimé d’aripiprazole d’Apotex ayant précisément été approuvé pour le trouble bipolaire de type I aux États-Unis me convaincrait ainsi que d’autres médecins à approuver et à ordonner son utilisation au Canada en les prescrivant pour le traitement du trouble bipolaire de type I ». Toutefois, le Dr Kjernisted n’indique pas comment un médecin saurait que le comprimé à vendre Canada est le [traduction] « même comprimé » que celui approuvé aux États-Unis. En effet, le Dr Kjernisted déclare dans la dernière phrase du paragraphe 27 de son affidavit que [traduction] « cela ne fait que supposer, comment on m’a demandé de le faire, que les renseignements sur le comprimé d’Apotex sont les mêmes pour les États-Unis et le Canada ».

[53]           Selon le témoignage du Dr Kjernisted, les cliniciens prennent des décisions en matière de prescription non pas en fonction des indications [traduction] « approuvées » de médicaments génériques, mais pour d’autres raisons, à savoir les données scientifiques qui appuient l’utilisation de l’ingrédient actif (aripiprazole) pour un trouble précis et la biodisponibilité comparative. Le Dr Kjernisted ne laisse pas entendre que les [traduction] « données scientifiques qui appuient l’utilisation de l’ingrédient actif » proviennent d’Apotex.

[54]           Le fait que BMS invoque la commercialisation des comprimés d’apo-aripiprazole aux États-Unis par Apotex au Canada n’est pas fondé puisque la promotion légale d’un médicament dans un autre pays, pour une indication approuvée dans cet État, ne peut servir de fondement à l’incitation à la contrefaçon d’un brevet dans un autre pays.

[55]           À la lumière de ce qui précède, il est évident et manifeste qu’aucun élément preuve ne respecte le deuxième volet du critère de Weatherford.

[56]           Pour ce qui est du troisième volet du critère, aucun des déposants n’a été interrogé quant à la question de savoir si l’incitateur présumé, Apotex, savait que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon. Rien dans le dossier n’indique qu’Apotex serait autorisé à faire valoir légalement que l’apo-aripiprazole, approuvé au Canada, peut être utilisé pour le traitement du trouble bipolaire de type I. En particulier, rien dans la preuve n’indique qu’Apotex violerait, sciemment ou autrement, la réglementation sur les aliments et drogues du Canada en faisant la promotion active de la monographie de produit américaine ou des renseignements au‑delà de ce qui est prévu dans la monographie canadienne à l’endroit des Canadiens ou à l’étranger.

V.                 Conclusion

[57]           Pour les motifs qui précèdent et ceux figurant dans les observations d’Apotex, que j’adopte, je conclus que la requête d’Apotex fondée sur l’alinéa 6(5)b) du Règlement rejetant la demande liée au brevet 496 devrait être accueillie.

[58]           À la fin de l’audience, les parties ont convenu que des dépens de 10 000 $, les débours et la taxe compris, devraient être adjugés en faveur de la partie qui obtient gain de cause.


JUGEMENT DANS T-1572-16

LA COUR STATUE que :

1.      La requête est accueillie.

2.      La demande est rejetée dans son intégralité.

3.      Les dépens de la requête, fixés en l’espèce à 10 000 $, devront être payés par les demanderesses à la défenderesse, Apotex Inc.

« Roger R. Lafrenière »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1572-16

 

INTITULÉ :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA ET OTSUKA PHARMACEUTICAL CO., LTD. c APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 JUILLET 2017

 

JUGMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Gunars A. Gaikis

 

Pour les demanderesses

 

Me Andrew Brodkin

Me Jenene Roberts

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart and Biggar

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeURS

 

 

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