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Date : 20171206


Dossier : IMM-2194-17

Référence : 2017 CF 1112

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 6 décembre 2017

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

KHALED SABER ABDELHAMED ZAHW

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour conclut que la Section de l’immigration [la SI] ne s’est pas prononcée sur la question de savoir comment, le cas échéant, l’armée égyptienne était l’auteur d’un acte avec emploi de la force, lequel visait au renversement d’un gouvernement (Shandi (Re), [1991] ACF no 1319 (QL) [Shandi]). La Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR ou la Commission] doit examiner la preuve au dossier dans son ensemble, en plus de la preuve exhaustive et approfondie sur les conditions dans le pays en cause émanant de la Commission. Dans ses motifs, la SI a cité l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262 [Najafi], indiquant que le « renversement d’un gouvernement par la force » signifie « le recours à la force dans le but de renverser un gouvernement », mais que ce terme « peut être distingué, selon son objectif précis, du concept large du recours à la force contre l’État. Il implique précisément le recours à la force dans le but de renverser le gouvernement, que ce soit dans certaines parties de son territoire ou dans le pays en entier » (Najafi, précité, au par. 12). La preuve, comme il est mentionné dans les motifs de la SI, était aussi générale, non particulière à la participation du demandeur aux activités de l’armée, étant donné l’unité dans laquelle il travaillait, et elle manquait d’information, ce qui a amené la SI à ne pas apprécier le but de l’armée égyptienne dans le cadre des événements de 2013.

II.  La nature de l’affaire

[2]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c-27 [la LIPR], à l’encontre d’une décision de la SI de la Commission, datée du 24 avril 2017, dans laquelle la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. La SI a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur, conformément à l’alinéa 229(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR].

III.  Les faits

[3]  Le demandeur est un citoyen de l’Égypte âgé de 51 ans.

[4]  Il était un officier de l’armée égyptienne. Il a commencé sa carrière en 1989 en tant que premier lieutenant et il a plus tard pris sa retraite en janvier 2015, au rang de brigadier général.

[5]  Pendant l’emploi du demandeur au sein de l’armée égyptienne, le président de l’Égypte M. Mohamed Morsi, a été destitué de ses fonctions pendant les événements de juillet 2013 par le ministre de la Défense, le général Abdul Fatah al-Sisi, le chef de l’opposition Mohamed ElBaradei, le grand imam Ahmed el-Tayeb et le pape copte Tawadros II.

[6]  Le 21 juillet 2015, le demandeur et son épouse sont arrivés au Canada avec un visa de visiteur et, le 24 novembre 2015, le demandeur a déposé une demande d’asile, qui est actuellement suspendue.

[7]  Le 3 février 2016, un rapport a été établi, en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, dans lequel il est conclu que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité, parce qu’il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’auteur du renversement du gouvernement de l’Égypte par la force, au titre des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR. Le cas du demandeur a été déféré à la SI pour enquête.

IV.  La décision

[8]  Le 24 avril 2017, après avoir examiné l’ensemble de la preuve, la SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 34(1)f) pour un acte visé à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR, ce qui est la décision faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. À la suite de cette décision, le demandeur a fait l’objet d’une mesure d’expulsion.

[9]  Dans son analyse, la SI devait établir deux éléments afin de conclure que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) pour un acte visé à l’alinéa 34(1)b) : (i) il devait être membre de l’armée égyptienne et (ii) cette organisation devait être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force.

[10]  La SI était convaincue que le demandeur était membre de l’armée égyptienne, selon l’ensemble de la preuve documentaire, des témoignages établis sous serment et des admissions de la part du demandeur. Elle a donc conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner l’appartenance du demandeur à l’armée, puisqu’il n’était pas contesté que le demandeur avait été un membre actif de l’armée égyptienne. La SI a fait remarquer que le demandeur avait obtenu son diplôme d’ingénieur en 1989 et qu’il avait donc été responsable de la gestion du réseau de communication de l’armée.

[11]  Le demandeur a soutenu qu’il n’avait pas participé à des actes de violence ou au renversement du gouvernement. Néanmoins, la SI a indiqué dans son analyse que l’alinéa 34(1)f) de la LIPR n’exigeait pas une participation active au renversement d’un gouvernement par la force, mais seulement que la personne soit membre de l’organisation.

[12]  Le demandeur et son conseil ont contesté le fait qu’un coup d’État militaire avait eu lieu en Égypte en juillet 2013. Pour les besoins de l’enquête, la SI a indiqué que ce n’était pas son rôle d’établir s’il y avait effectivement eu un coup d’État en Égypte.

[13]  Après avoir soigneusement examiné la preuve documentaire au dossier, la SI en est arrivée à la conclusion que « c’[était] néanmoins le recours à la force par l’armée qui a[vait] causé le renversement d’un gouvernement élu de façon légitime et qui a[vait] entraîné le remplacement du président élu, M. Morsi, par le chef de l’armée, le général al‑Sissi » (motifs et décision de la SI, par. 32) :

Le tribunal tire donc les conclusions selon lesquelles ce sont les intentions et les interventions directes de l’armée qui ont forcé un changement de régime, et il existe des motifs raisonnables de croire qu’un renversement par la force a été causé par l’armée égyptienne.

(Motifs et décision de la SI, par. 33.)

V.  Les questions en litige

[14]  La présente affaire soulève les questions suivantes :

  1. La SI a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’armée égyptienne était l’instigateur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force en 2013, selon l’ensemble de la preuve dont disposait la Commission?

  2. Était-il raisonnable pour la SI de conclure qu’elle n’avait pas à trancher la question de savoir si un coup d’État avait eu lieu en Égypte en juillet 2013?

  3. Les conclusions de fait de la SI étaient-elles raisonnables?

[15]  La Cour conclut que la norme de contrôle applicable pour les questions susmentionnées est la décision raisonnable. L’appartenance d’une personne à une organisation au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR est une question mixte de fait et de droit, et la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de la décision contestée, à moins qu’il soit conclu que celle‑ci n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 397, aux par. 15 et 16; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47 [Dunsmuir]).

VI.  Les dispositions applicables

[16]  L’article 33 de la LIPR prévoit ce qui suit :

Interdictions de territoire

Inadmissibility

Interprétation

Rules of interpretation

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[17]  Les alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR énoncent que les personnes suivantes sont interdites de territoire au Canada :

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

VII.  Les observations des parties

A.  Les observations du demandeur

[18]  Selon le demandeur, la SI a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’armée égyptienne avait été l’auteur du renversement du gouvernement de l’Égypte par la force. La SI a fait remarquer à tort dans ses motifs qu’une nouvelle administration avait été dirigée par le général al‑Sisi après la destitution du président de l’Égypte, M. Morsi, de ses fonctions le 3 juillet 2013. En fait, la Commission disposait d’éléments de preuve selon lesquels il y avait eu d’importantes manifestations contre le gouvernement de M. Morsi et qu’un large consensus public avait mené à l’éviction du pouvoir du président en 2013 :

[traduction]

Le renversement du président Morsi peut sembler être un coup d’État militaire. Toutefois, en pratique, ce n’était pas le cas. L’appel à l’éviction de M. Morsi a été fait par des millions d’Égyptiens qui sont sortis dans les rues pendant quatre jours de suite, brandissant des drapeaux égyptiens et scandant un mot à son intention : « Erhal », ce qui signifie [traduction] « partez ». Sans la présence de ces millions de personnes dans les rues et leur détermination à se débarrasser de Mohamed Morsi ainsi que de ses Frères musulmans, l’armée ne serait certainement pas intervenue.

[Non souligné dans l’original.]

(Dossier du demandeur, The Guardian (le 4 juillet 2013), « This is not a coup, but the will of Egypt’s people », p. 230.)

[19]  Dans Eyakwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 409, au par. 30, la Cour fédérale a convenu avec la SI que « suivant la définition la plus commune, pour attribuer la qualité d’instigateur ou d’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement, il faut que le changement de gouvernement envisagé se fasse par l’usage de la force, de la violence ou de moyens criminels ». En l’espèce, le demandeur fait valoir que rien dans la preuve dont disposait la Commission n’indiquait que l’armée égyptienne avait renversé le gouvernement de façon violente ou criminelle. La preuve indique plutôt que c’est un important groupe de manifestants civils qui a entraîné la chute du président Morsi.

[20]  Dans le même ordre d’idées, le demandeur soutient que le rapport au titre du paragraphe 44(1) a été établi en fonction des renseignements suivants : [traduction] « le 3 juillet 2013, l’armée égyptienne a commis un coup d’État contre le gouvernement démocratiquement élu de l’Égypte ». Étant donné cette allégation factuelle figurant dans le rapport au titre du paragraphe 44(1), la SI devait déterminer si un coup d’État avait réellement eu lieu. Selon le Merriam-Webster Dictionary, un coup d’État est défini comme [traduction] « la chute ou la transformation par la violence d’un gouvernement existant par un petit groupe ». Le renversement est également défini comme [traduction] « la tentative systématique de renverser ou de miner un gouvernement ou un système politique par des personnes qui œuvrent de l’intérieur de façon secrète ». Par conséquent, la SI devait établir si l’allégation figurant dans le rapport était bien fondée, puisque la Commission devait décider si l’armée égyptienne était impliquée dans la chute du gouvernement de l’Égypte (la subversion), qui est, par définition, un coup d’État.

[21]  Enfin, le demandeur soutient que la SI a commis une erreur dans ses conclusions factuelles concernant les événements de juillet 2013 en Égypte. Plus particulièrement, la SI a commis une erreur lorsqu’elle a mentionné dans ses motifs que le général al-Sisi avait pris en charge la présidence, qu’il devenait ainsi le nouveau président non élu de l’Égypte, après la destitution du président Morsi de ses fonctions par l’armée. De plus, rien dans la preuve dont était saisie la SI n’indiquait que le général al-Sisi était en fait le président non élu de l’Égypte. Selon le demandeur, ces conclusions contredisent la preuve documentaire dont disposait la SI :

[traduction]

Selon une « feuille de route » d’un gouvernement post-Morsi composé de dirigeants civils, politiques et religieux, le général a dit que la constitution serait suspendue, que le juge en chef de la Cour suprême constitutionnelle, Adli Mansour, deviendrait le président intérimaire et qu’on prendrait des mesures accélérées pour tenir de nouvelles élections parlementaires et présidentielles sous un gouvernement intérimaire.

[Non souligné dans l’original.]

(Dossier du demandeur, The New York Times (le 3 juillet 2013), « Army Ousts Egypt’s President; Morsi Is Taken Into Military Custody », p. 68.)

Selon le demandeur, des conclusions erronées sur des faits importants suffisent pour annuler la décision, parce que cela a eu une incidence sur la conclusion principale selon laquelle l’armée égyptienne était l’auteur d’un renversement du gouvernement de l’Égypte par la force.

B.  Les observations du défendeur

[22]  De son côté, le défendeur fait valoir que la conclusion de la SI quant à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) est raisonnable. La preuve appuie la conclusion de la SI selon laquelle l’armée égyptienne était l’auteur d’un renversement du gouvernement démocratiquement élu. Le demandeur était également membre de l’armée égyptienne, et son appartenance à l’armée n’a pas été contestée.

[23]  Selon le Merriam-Webster Dictionary et l’Oxford English Dictionary, le défendeur soutient que le mot « subversion » est défini comme une tentative systématique de renverser ou de miner un gouvernement ou un système politique par des personnes qui œuvrent de l’intérieur de façon secrète. Dans Al Yamani, le mot « subversion » se voit également donner la définition suivante :

[L]a subversion ne se limite[…] pas à l’acte lui-même, mais ce[…] mot[…] implique[…] que celui qui aide autrui à le perpétrer ou lui facilite la tâche commet aussi l’acte illicite en cause. Tout acte commis dans l’intention de contribuer au processus de renversement d’un gouvernement est de nature subversive. […]

(Al Yamani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 317 (QL), au par. 13 [Al Yamani])

[24]  Contrairement à ce que fait valoir le demandeur, le défendeur soutient que la SI n’avait pas à décider si l’armée égyptienne était l’auteur d’un coup d’État. Pour les besoins de l’enquête, la SI devait décider si l’organisation à laquelle appartenait le demandeur était l’auteur d’actes visant au renversement. Selon le défendeur, le fait que le rapport au titre du paragraphe 44(1) décrivait les événements comme un coup d’État ne rend pas la décision de la SI de se concentrer sur les exigences de la LIPR, aux termes des alinéas 34(1)f) et 34(1)b), déraisonnable. De plus, le défendeur fait valoir que le rapport était à l’intention du délégué du ministre, qui a ensuite décidé de renvoyer l’affaire à la SI pour enquête. Par conséquent, le rapport au titre du paragraphe 44(2) ne fait pas mention d’un coup d’État, puisque la SI devait simplement décider si le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pour les besoins de l’enquête.

[25]  Enfin, le défendeur ne souscrit pas à l’argument du demandeur au sujet des erreurs factuelles qui auraient été commises par la SI. Le défendeur fait valoir que, même si elles avaient été vraies, la décision de la SI serait quand même raisonnable. La question de savoir si le chef des forces armées a assumé le pouvoir après le renversement du gouvernement de l’Égypte ou si le juge en chef de la Cour suprême de l’Égypte était le président assermenté n’était pas celle qui menait à la conclusion qu’il y avait eu un renversement par la force par l’armée égyptienne et que l’appartenance du demandeur aux forces armées avait fait en sorte qu’il était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

VIII.  Analyse

[26]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

A.  La SI a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’armée égyptienne était l’instigateur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force en 2013, selon l’ensemble de la preuve dont disposait la Commission?

[27]  Selon la preuve déposée devant la SI, la Cour conclut que la décision était déraisonnable. La preuve documentaire dont disposait la Commission ne pouvait permettre de conclure qu’il y avait eu renversement par la force par l’armée égyptienne du gouvernement de l’Égypte. En fait, la SI n’a cité aucun rapport reconnu comme étant fiable ou digne de foi sur les conditions dans le pays. La preuve à laquelle s’est fiée la SI était plutôt principalement composée d’articles et de journaux comme « The New York Times » et « The Guardian » portant sur les événements de juillet 2013. La preuve ne démontre pas qu’il y a des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne, à l’époque, était visée par la définition d’organisation qui souhaitait le « renversement d’un gouvernement par la force », au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[28]  La preuve dans son ensemble doit être examinée en profondeur. Le caractère spécialisé de la preuve n’a pas été suffisamment pris en considération relativement aux documents qui ont été fournis par le demandeur aux fins d’analyse. Même s’ils sont peu nombreux, le décideur spécialisé de la SI doit tenir compte de l’expertise démontrée dans les documents fiables. Par la spécialisation de la SI, le commissaire doit également apprécier et soupeser la preuve ayant trait au gouvernement en place. Les actes à prendre en considération sont ceux que le gouvernement en place a commis comme l’ont signalé des groupes de surveillance internationaux, en plus des conditions générales qui prévalaient dans le pays, à titre de preuve dont disposait le tribunal.

[29]  La décision que prendra en fin de compte la SI devra tenir compte des subtilités de la preuve clairement indiquées dans le contexte de la preuve dans son ensemble présentée au tribunal.

[30]  En outre, bien que le demandeur ait admis avoir été membre de l’armée égyptienne de 1989 à 2015, la Commission a tiré une conclusion erronée quant à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Lorsqu’elle a formulé deux conclusions distinctes et indépendantes, la Commission n’a pas établi un lien entre l’appartenance du demandeur à l’organisation et l’implication de celle‑ci dans la destitution du président Morsi de ses fonctions en 2013 (El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, au par. 59 [El Werfalli]) :

Pour déclarer M. Zahw interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) relativement à l’alinéa 34(1)b), il faut établir deux éléments : il doit être membre de l’armée égyptienne, et cette organisation doit avoir été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement égyptien par la force.

(Motifs et décision de la SI, par. 13.)

L’alinéa 34(1)f) est « une disposition unique exigeant la prise en compte de tous ses éléments d’une façon intégrée » (El Werfalli, précitée, au par. 60).

[31]  La question dont était saisie la Commission n’était pas de savoir si le demandeur avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Égypte par la force, mais celle de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’armée égyptienne en avait été l’instigateur ou l’auteur, au regard de l’appartenance du demandeur à cette organisation :

Il faut donc, pour savoir si un demandeur a été ou est membre d’une organisation visée aux alinéas 34(1)a), b) ou c), évaluer sa participation au sein de l’organisation. […]

[Non souligné; pas de gras dans l’original.]

(Kanendra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, au par. 24.)

Bien que la preuve au dossier ne soit pas claire quant à la question de savoir si les événements de juin et juillet 2013 constituaient un coup d’État dans le but de renverser le gouvernement de l’Égypte par la force, la SI n’a tout de même pas fait une appréciation de l’appartenance du demandeur à l’armée égyptienne :

Comme il a été mentionné précédemment, M. Zahw a admis le fait qu’il a été membre de l’armée égyptienne; il n’est donc pas nécessaire que le tribunal fasse une longue analyse de cette question, sauf pour préciser qu’il ressort clairement des éléments de preuve que M. Zahw se considérait comme un membre et participait activement aux activités de cette organisation. Le tribunal est convaincu qu’il existe bien plus que des motifs raisonnables d’établir que M. Zahw était membre de l’armée égyptienne, étant donné l’ensemble des éléments de preuve documentaire, les témoignages rendus sous serment et les concessions faites au nom de M. Zahw.

(Motifs et décision de la SI, par. 19.)

B.  Était-il raisonnable pour la SI de conclure qu’elle n’avait pas à trancher la question de savoir si un coup d’État avait eu lieu en Égypte en juillet 2013?

[32]  Au risque de se répéter, la Cour conclut que la SI devait déterminer si les événements de 2013 constituaient un coup d’État militaire, en fonction de la preuve objective au dossier. En fait, il y a lieu de faire une distinction importante entre un coup d’État et une intervention militaire. D’un côté, la preuve au dossier indique que :

[traduction]

Sans la présence de ces millions de personnes dans les rues et leur détermination à se débarrasser de Mohamed Morsi ainsi que de ses Frères musulmans, l’armée ne serait certainement pas intervenue.

[Non souligné dans l’original.]

(Dossier du demandeur, The Guardian (le 4 juillet 2013), « This is not a coup, but the will of Egypt’s people », p. 230.)

[traduction]

Le 4 déc. – Plus de 100 000 manifestants marchent devant le palais présidentiel pour exiger l’annulation du référendum et l’établissement d’une nouvelle constitution. Le lendemain, des islamistes attaquent une manifestation assise anti-Morsi, déclenchant des batailles de rue qui font au moins dix morts.

[…]

Le 25 janv. 2013 – Des centaines de milliers de personnes manifestent contre le président Morsi à l’occasion du deuxième anniversaire du début de la révolte contre le président Moubarak, et des affrontements ont lieu à de nombreux endroits.

De févr. à mars – Des manifestations se déroulent à Port-Saïd et dans d’autres villes pendant des semaines, et des dizaines de personnes sont tuées dans les affrontements.

[…]

Le 1er juillet – D’importantes manifestations se poursuivent, et la puissante armée de l’Égypte donne au président et à l’opposition 48 heures pour régler leurs différends, sinon elle imposera sa propre solution.

Le 2 juillet – Des responsables militaires divulguent les principaux détails du plan de l’armée dans l’éventualité où aucun accord n’est conclu : le remplacement du président Morsi par une administration intérimaire, l’annulation de la constitution islamiste et la convocation d’élections dans un an. Le président Morsi prononce un discours en fin de soirée, dans lequel il promet de défendre sa légitimité et de ne pas démissionner.

(DCT, The Daily Star (le 15 août 2013), « Timeline of key events in Egypt’s uprising and unrest », p. 74.)

On rappelle que le gouvernement Morsi a déclaré avoir l’immunité à l’égard de l’examen par les tribunaux (également à la page 74 du Daily Star du 15 août 2013), à la suite de violentes manifestations qui ont eu lieu, et ce n’est que par la suite que l’armée a tenté de rétablir l’ordre.

[33]  La Cour conclut que la SI ne s’est pas prononcée sur la question de savoir comment, le cas échéant, l’armée égyptienne était l’auteur d’un acte avec emploi de la force, lequel visait au renversement d’un gouvernement (Shandi, précitée). La CISR doit examiner la preuve au dossier dans son ensemble, en plus de la preuve sur les conditions dans le pays en cause émanant de la Commission. Dans ses motifs, la SI a cité l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Najafi, précité, indiquant que le « renversement d’un gouvernement par la force » signifie « le recours à la force dans le but de renverser un gouvernement », mais que ce terme « peut être distingué, selon son objectif précis, du concept large du recours à la force contre l’État. Il implique précisément le recours à la force dans le but de renverser le gouvernement, que ce soit dans certaines parties de son territoire ou dans le pays en entier » (Najafi, précité, au par. 12). La preuve au dossier était aussi générale, non particulière à la participation du demandeur aux activités de l’armée, étant donné l’unité dans laquelle il travaillait, et elle manquait d’information, ce qui a amené la SI à ne pas apprécier le but de l’armée égyptienne dans le cadre des événements de 2013.

C.  Les conclusions de fait de la SI étaient-elles raisonnables?

[34]  Selon la preuve dont disposait la SI, il était déraisonnable pour la Commission de tirer des conclusions péremptoires comme elle l’a fait à l’égard de l’armée, puisque la preuve même démontrait le contraire; c’était plutôt l’agitation importante dans les rues qui ne pouvait être contrôlée par le gouvernement qui avait mené à la destitution du président Morsi :

[traduction]

Le 3 juillet – Le chef de l’armée égyptienne annonce que le président Morsi a été destitué et qu’il sera remplacé par le juge en chef de la Cour suprême constitutionnelle jusqu’à la tenue de nouvelles élections présidentielles. Aucun échéancier n’est donné. Les dirigeants des Frères musulmans sont arrêtés. Des dizaines de milliers de partisans du président Morsi occupent toujours les rues du Caire en deux manifestations assises de masse.

Le 4 juillet – Le juge en chef de la Cour suprême constitutionnelle, Adly Mansour, est assermenté à titre de président intérimaire de l’Égypte.

(DCT, The Daily Star (le 15 août 2013), « Timeline of key events in Egypt’s uprising and unrest », p. 74.)

[35]  On faire référence à une claire compréhension de ce que l’interdiction de territoire doit comporter (Perez Villegas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 105, au par. 51) : « Comme il a été dit plus haut, toute conclusion sur l’interdiction de territoire “devrait être examinée avec prudence, et justifiée de la manière la plus précise possible” (voir Daud, précité, au paragraphe 8) ». Également, dans Muhenda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 854, au par. 35, la Cour a conclu que la décision de l’agente était « déraisonnable parce que, sur un point essentiel, elle contredi[sait] la preuve dont l’agente disposait et que, sur d’autres points, elle rel[evait] de la pure conjecture ».

[36]  Pour ces motifs, la Cour ne peut conclure que la décision rendue appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au par. 47).

IX.  Conclusion

[37]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2194-17

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que le dossier est renvoyé à la SI, pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de septembre 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2194-17

 

INTITULÉ :

KHALED SABER ABDELHAMED ZAHW c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 décembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

Le 6 décembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Hart A. Kaminker

 

Pour le demandeur

 

Bernard Assan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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