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Date : 20171130


Dossier : IMM-1945-17

Référence : 2017 CF 1083

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

NAHEED KARIM VIRANI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande porte sur une décision d’un agent d’immigration (l’agent) en date du 15 mars 2017, d’établir un rapport conformément au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) dans lequel il estimait que le demandeur, un résident de Tanzanie et un étranger, était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. La question à trancher est de savoir si l’agent a compris la portée du pouvoir discrétionnaire à sa disposition lorsqu’il a pris la décision faisant actuellement l’objet du contrôle.

I.  Scénario factuel

[2]  Le 15 décembre 2015, le demandeur a été reconnu coupable de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic, en violation du paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 et le 21 mars 2016, il a été condamné à 63 mois de prison.

[3]  Par conséquent, la question de savoir si le demandeur devrait être obligé de quitter le Canada a été examinée. La première étape du processus pour en arriver à cette conclusion était de présenter la question à un agent aux fins de décision. Deux dispositions de la LIPR étaient en cause :

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

[….]

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

[….]

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

[4]  Au nom du demandeur, dans une lettre en date du 13 mars 2017, l’avocat du demandeur a présenté l’argument suivant à l’agent : [traduction]

Monsieur,

Je représente Naheed Karim Virani (DN le 9 décembre 1987, ICU 4491-0010). J’ai envoyé une télécopie comportant un avis de recours à un représentant et le RPS pour mon client l’an dernier, le 29 avril 2016 à l’ASFC pour indiquer que j’étais avocat et demander que je sois avisé si un rapport prévu à l’article 44 est envisagé et quand il le sera. Mon client, par l’intermédiaire de sa partenaire conjugale à long terme, Mme Grewal, indique que son agent de libération conditionnelle lui a dit que l’ASFC était en contact.

Je voudrais faire les observations préliminaires suivantes afin de demander une discrétion positive pour ne pas établir de rapport prévu à l’article 44 et, subsidiairement, au représentant de ne pas référer le rapport s’il est établi.

Premièrement, je noterai que Naheed est dans ce pays depuis de nombreuses années. Les membres de sa famille (Karim Virani né le 18 février 1963, Nimet Virani le 14 octobre 1965 et Shyzmeen Virani le 14 juillet 1989) ont tous obtenu la résidence permanente dans le cadre du processus fondé sur des motifs d’ordre humanitaire. La famille est arrivée ici en 2002, alors que Naheed n’était qu’un adolescent, au moment du RPS [sic] habitait avec sa famille.

Naheed a été diplômé de l’école James Fowler ici en 2006 et a poursuivi ses études au SAIT. Il est en relation avec Harneet Grewal, une citoyenne canadienne, depuis 2009. Il a maintenu des antécédents d’emploi positifs, aidant à subvenir aux besoins de sa famille; la famille possède sa propre résidence et est impliquée dans sa communauté (les membres de la famille appartiennent à la communauté musulmane ismaélienne). L’auteur du RPS, malgré des réserves dues aux nouvelles accusations connexes, recommandait une période de supervision dans la communauté. Il n’a jamais eu de problème de respect de la loi pendant l’année précédant le RPS; il a un soutien et des liens dans la communauté positifs.

Je crois que le RPS doit être examiné par l’agent responsable ou le représentant du ministre. Il évoque l’établissement important de Naheed dans ce pays (il est ici depuis l’âge de 14 ans, il a terminé ses études secondaires et a poursuivi ses études ici); ses liens familiaux importants ici (toute sa famille immédiate est ici avec un statut, il a une relation très étroite avec sa jeune sœur et, bien sûr, il a une relation conjugale stable et à long terme avec une citoyenne canadienne); un scénario de retour qui se traduira par son retour dans un pays où il n’a pas vécu, étudié (sauf pour ses études secondaires de premier cycle) ou travaillé. Les observations pour le reste de la famille (mon associé en exercice du droit, Bjorn Harsanyi, était avocat pour elle) indiquaient que la maison familiale, les affaires et les biens [sic] ne sont plus en Tanzanie et qu’il n’y a littéralement plus rien pour Naheed là-bas. Ces observations soulignent également les grands problèmes qui ont toujours cours en Tanzanie :

Les trois problèmes de droits de la personne les plus répandus et les plus systémiques dans le pays sont l’usage excessif de la force par les forces de sécurité qui entraîne des morts et des blessés, la violence sexiste y compris les mutilations génitales féminines (excision) et l’absence d’accès à la justice, de même que la poursuite de la violence collective. Parmi les autres problèmes relatifs aux droits de la personne figuraient des conditions de détention difficiles et potentiellement mortelles, une détention préventive prolongée, des restrictions à la liberté de religion, des restrictions à l’expression politique, la maltraitance des enfants et la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, en plus de violence sociale contre les personnes albinos. La traite des personnes, à la fois interne et internationale, ainsi que le travail des enfants sont également des problèmes. Dans certains cas, le gouvernement a pris des mesures pour poursuivre ceux qui ont commis des abus, mais des cas d’impunité se sont également produits.

De plus, la discrimination envers les musulmans continue de se produire, malgré le fait que la Tanzanie compte une très forte population musulmane. L’article suivant démontre la discrimination dans le domaine de l’éducation :

Force est de constater que, à la fois dans l’éducation supérieure et la fonction publique, les musulmans sont grandement sous-représentés. Ils n’ont jamais représenté plus du cinquième des étudiants du pays, souvent moins. Depuis les temps coloniaux, le système d’éducation a été dominé par les chrétiens et en particulier par la puissante Église catholique.

De nos jours, avec une pénurie drastique d’écoles secondaires, le rendement scolaire à lui seul ne suffit pas à déterminer si un élève aura une place après avoir quitté l’école primaire. C’est un système très sélectif, « une porte ouverte à la discrimination », selon Hamza Njozi, vice-chancelier de l’Université de Morogoro.

Si un rapport est établi ou référé, alors l’obstacle qu’il devra franchir pour rester ici avec sa famille et Harneet sera presque insurmontable. Un parrainage par Harneet du Canada ou de l’étranger serait bloqué pendant des années. Une demande de suspension de casier prendra une décennie après la fin de la peine. Je crois que l’envoi d’une lettre d’avertissement à Naheed est suffisant. Il devra toujours présenter une demande de résidence permanente et, par conséquent, demeurera dans notre système et sous le regard vigilant de ceux qui sont chargés d’appliquer notre système d’immigration depuis de nombreuses années. Par conséquent, tout risque présenté par Naheed est suffisamment atténué. L’autre solution consiste à séparer une famille et à dresser un obstacle important aux projets d’un jeune couple de vivre ensemble ici, au Canada.

[Voir le DCT, p 5 à 7] [Renvois omis.]

[5]  En réponse, l’agent a rendu la décision suivante, dans un rapport daté du 15 mars 2017 :

[traduction]

Conformément au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, je déclare que :

[Naheed Karim Virani] est une personne de nationalité étrangère qui a été autorisée à entrer au Canada et qui, à mon avis, est interdite de territoire aux termes de :

l’alinéa 36(1)a), puisqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un résident permanent ou un étranger qui est interdit de territoire pour grande criminalité a été déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé.

Ce rapport est fondé sur les renseignements suivants selon lesquels l’individu susmentionné :

– n’est pas un résident canadien ou un résident permanent;

– a été reconnu coupable, le 15 décembre 2015, à Calgary, en Alberta, de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic, en violation du paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, infraction pour laquelle un emprisonnement à vie aurait pu être imposé. Le 21 mars 2016, il a été condamné à 63 mois de prison.

[Dossier de demande du demandeur, p. 37 et 38; DCT, p.1 et 2]

[6]  L’agent a communiqué la décision qui précède au demandeur dans une lettre de présentation en date du 19 avril 2017 : [traduction]

Monsieur,

Je vous remercie de votre télécopie en date du 13 mars 2017. Je prends note de vos commentaires relatifs à votre demande présentée en avril 2016 pour que vous soyez informé advenant qu’un rapport prévu à l’article 44 soit envisagé. Je peux confirmer que l’ASFC a été contactée par Service correctionnel Canada en février 2017 qui demandait des renseignements sur la situation d’immigration de M. Virani, puisque cela avait trait à sa classification de sécurité à l’établissement de Drumheller.

Après avoir examiné l’information contenue dans le dossier, y compris vos observations récentes, je suis d’avis que M. Virani est un étranger au Canada qui est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Par conséquent, j’ai préparé un rapport prévu par le paragraphe 44(1). Une copie du rapport est jointe à titre informatif.

J’ai communiqué le rapport au superviseur, accompagné d’une recommandation pour qu’il soit présenté au représentant du ministre à des fins d’examen.

Cordialement,

Robert Oler

Agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs

[Non souligné dans l’original.]

[Dossier de demande du demandeur, p. 36]

[7]  À l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire contestant la décision de l’agent, l’avocat du demandeur a avancé, par l’argument suivant, deux arguments distincts : l’agent n’a pas exercé le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 44(1) et il n’a pas répondu à l’argument selon lequel aucune mesure ne devait être prise.

[traduction]

En l’espèce, l’agent a fondamentalement mal compris l’étendue du pouvoir discrétionnaire que lui accordaient les législateurs ou il a autrement privé le demandeur de la justice naturelle : a) lorsqu’il a apparemment refusé d’examiner la demande de ne pas préparer un rapport prévu à l’article 44; ou b) lorsqu’il n’a pas fourni de motifs pour établir le rapport prévu à l’article 44. Ce faisant, l’agent n’a pas démontré qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire, certes limité, prévu par le paragraphe 44(1) de la Loi lorsqu’il a évalué les observations du demandeur.

[Dossier de demande du demandeur, exposé des arguments, paragraphe 14, p. 49 et 50]

II.  Défaut d’exercer le pouvoir discrétionnaire prévu par le paragraphe 44(1)

[8]  Le demandeur soutient que, parce que le mot « peut » au paragraphe 44(1) de la LIPR a une connotation de pouvoir discrétionnaire, l’agent a commis une erreur en entravant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Le demandeur affirme également que l’agent n’a pas fourni de motifs adéquats pour sa décision d’établir un rapport prévu par le paragraphe 44(1). La principale question est l’interprétation correcte du mot « peut », au paragraphe 44(1) de la LIPR.

[9]  L’avocate du défendeur affirme que, en droit, il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire pour l’application du paragraphe 44(1) et, pour se faire, elle avance la décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126 (Cha). Dans sa décision, le juge Décary a expliqué que le contexte est important lorsqu’il s’agit de déterminer l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par l’utilisation de « peut » :

[19]  Dans la décision Ruby c. Canada (Solliciteur général) (C.A.), [2000] 3 C.F. 589, aux pages 623 à 626, le juge Létourneau nous a rappelé que l’emploi du terme « peut » indique souvent qu’une certaine latitude a été laissée au décideur administratif. Selon le contexte, le terme « peut » peut parfois être interprété comme signifiant « doit »; la présomption selon laquelle le mot « peut » exprime la notion d’octroi de pouvoirs, de droits, d’autorisations ou de facultés, énoncée à l’article 11 de la Loi d’interprétation (L.R.C. 1985, ch. I‑21) peut alors être réfutée. 1985, ch. I-21, dispose que le verbe « pouvoir » est permissif. Il peut aussi n’être qu’une indication de la part du législateur que le fonctionnaire est autorisé à faire quelque chose. En outre, même lorsqu’il y a lieu d’interpréter le mot « peut » comme conférant un pouvoir discrétionnaire, sa portée peut être variable : selon l’objet et le but de la disposition législative concernée, elle peut être très large, ou très étroite.

[10]  Le juge Décary a également observé que le Parlement avait prévu un contexte permettant de mesurer l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 44(1) de la LIPR dans le cas des étrangers.

[25]   L’une des conditions dont le législateur a assorti le droit d’un non‑citoyen de demeurer au Canada est qu’il ne doit pas avoir été déclaré coupable de certains actes criminels (article 36 de la Loi). Comme l’a observé le juge Sopinka au paragraphe 734 de l’arrêt Chiarelli, précité, alors qu’il formulait des commentaires relativement à l’ancienne Loi sur l’immigration :

Cette condition traduit un choix légitime et non arbitraire fait par le législateur d’un cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un non‑citoyen de rester au pays. L’exigence que l’infraction donne lieu à une peine de cinq ans d’emprisonnement indique l’intention du législateur de limiter cette condition aux infractions relativement graves. Les circonstances personnelles de ceux qui manquent à cette condition peuvent certes varier énormément. La gravité des infractions visées au sous‑al. 27(1)d)(ii) varie également, comme le peuvent aussi les faits entourant la perpétration d’une infraction en particulier. Toutes les personnes qui entrent dans la catégorie des résidents permanents mentionnés au sous‑al. 27(1)d)(ii) ont cependant un point commun : elles ont manqué volontairement à une condition essentielle devant être respectée pour qu’il leur soit permis de demeurer au Canada. En pareil cas, mettre effectivement fin à leur droit d’y demeurer ne va nullement à l’encontre de la justice fondamentale. Dans le cas du résident permanent, seule l’expulsion permet d’atteindre ce résultat. Une ordonnance impérative n’a rien d’intrinsèquement injuste. La violation délibérée de la condition prescrite par le sous‑al. 27(1)d)(ii) suffit pour justifier une ordonnance d’expulsion. oint n’est besoin, pour se conformer aux exigences de la justice fondamentale, de chercher, au‑delà de ce seul fait, des circonstances aggravantes ou atténuantes.

[26] L’objet de l’article 36 est clair : les non‑citoyens qui commettent certains types d’infractions criminelles ne doivent pas entrer ou demeurer au Canada.

[11]  Le juge Décary conclut que le pouvoir discrétionnaire associé à l’utilisation de « peut » au paragraphe 44(1) est faible :

[33] À mon sens, lorsqu’un agent d’immigration constate qu’un étranger a été déclaré coupable au Canada de certaines infractions, visées aux alinéas 36(1)a) ou 36(1)b) de la Loi, il est censé établir le rapport visé au paragraphe 44(1) de la Loi, sauf en cas de réhabilitation ou de gain de cause en appel, ou lorsque l’interdiction de territoire a résulté d’une déclaration de culpabilité pour deux infractions punissables uniquement par procédure sommaire et que l’étranger n’a été déclaré coupable d’aucune infraction pendant les cinq années qui se sont écoulées depuis le moment où les peines imposées ont été purgées, ou encore lorsque l’infraction est qualifiée de contravention aux termes de la Loi sur les contraventions ou lorsqu’elle est réprimée par la Loi sur les jeunes contrevenants.

[…]

[35]  Je conclus que le libellé des articles 36 et 44 de la Loi et des dispositions applicables du Règlement n’accorde aucune latitude aux agents d’immigration et aux représentants du ministre lorsqu’ils tirent des conclusions quant à l’interdiction de territoire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la Loi à l’égard de personnes déclarées coupables d’infractions de grande ou de simple criminalité, sauf pour ce qui est des exceptions prévues explicitement par la Loi et le Règlement. La mission des agents d’immigration et des représentants du ministre ne consiste qu’à rechercher les faits, rien de plus, rien de moins. La situation particulière de l’intéressé, l’infraction, la déclaration de culpabilité et la peine échappent à leur examen. Lorsqu’ils estiment qu’une personne est interdite de territoire pour grande ou simple criminalité, ils ont respectivement l’obligation d’établir un rapport et d’y donner suite.

[36]  Ce point de vue est conforme à celui exprimé par le juge Sopinka dans Chiarelli (précité). Pour le paraphraser, cette condition (ne pas avoir commis certaines infractions au Canada), traduit le choix légitime et non arbitraire du législateur : il y a des cas où il n’est pas dans l’intérêt public de permettre à un non-citoyen de rester au pays. Il est bien vrai que la situation personnelle peut varier énormément d’un criminel à l’autre. La gravité des infractions varie également, comme peuvent aussi varier les faits entourant la perpétration de telle ou telle infraction. Il n’en demeure pas moins que tous les criminels concernés ont manqué volontairement à une condition essentielle devant être respectée pour qu’il leur soit permis de rester au Canada. Point n’est besoin de chercher, au‑delà de ce seul fait, des circonstances aggravantes ou atténuantes.

[37]  Je ne peux concevoir que le législateur ait mis autant de soins pour préciser, aux articles 36 et 44 de la Loi, de manière objective, les cas où les auteurs de certaines infractions bien définies commises au Canada doivent être renvoyés du pays, pour ensuite offrir la possibilité à un agent d’immigration ou à un représentant du ministre de permettre à ces personnes de rester au Canada pour des motifs autres que ceux prévus par la Loi ou le Règlement. Il n’appartient pas à l’agent d’immigration, lorsqu’il décide d’établir ou non un rapport d’interdiction de territoire pour des motifs visés par l’alinéa 36(2)a), ou au représentant du ministre lorsqu’il y donne suite, de se pencher sur des questions visées par les articles 25 (motif d’ordre humanitaire) et 112 (examen des risques avant renvoi) de la Loi (voir Correia, aux paragraphes 20 et 21; Leong, au paragraphe 21; Kim, au paragraphe 65; Lasin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] C.F. 1356, au paragraphe 18).

[38]  L’intention du législateur est claire. Le représentant du ministre est uniquement autorisé en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi à prendre une mesure de renvoi dans les cas précisés, clairs et ne prêtant pas à controverse, et lorsque les faits rendent tout simplement incontournable la prise de cette mesure. Selon le Guide (ENF 6, au paragraphe 3), c’est précisément parce qu’il n’y a rien d’autre à prendre en compte que des faits objectifs qu’il a été accordé au représentant du ministre le pouvoir de prendre des mesures de renvoi sans que l’affaire ait à être déférée à la Section de l’immigration. L’emploi du terme « peut » ne connote pas un pouvoir discrétionnaire en l’occurrence; la disposition en cause n’a qu’une portée habilitante. Ce terme n’est rien de plus, pour reprendre les termes du juge Létourneau dans Ruby (précité), « qu’une indication de la part du législateur qu’un fonctionnaire (…) est autorisé à faire quelque chose ». Le ministre ou son représentant préfèreront éventuellement, dans l’exercice de leurs fonctions, suspendre ou différer la prise de la mesure d’expulsion lorsque, par exemple, l’intéressé fait déjà l’objet d’une telle mesure, a déjà pris des arrangements pour quitter le Canada ou a été assigné comme témoin dans un procès à venir.

[Non souligné dans l’original.]

[12]  Ainsi, la conclusion primordiale découlant de la décision dans Cha est que, lorsqu’un agent d’immigration prend des mesures prévues par le paragraphe 44(1) et qu’il est convaincu qu’un étranger a été déclaré coupable d’une infraction conformément à l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, l’agent « devrait » préparer un rapport prévu par le paragraphe 44(1) de la LIPR (voir Cha, au paragraphe 33).

[13]  Par conséquent, je suis d’accord avec l’avocate présentant l’argument du défendeur selon lequel l’agent n’a aucun pouvoir discrétionnaire lorsqu’il prend des mesures en vertu du paragraphe 44(1). Ainsi, comme cela est indiqué dans Cha, au paragraphe 40, si une personne désire invoquer des considérations d’ordre humanitaire, une demande peut être présentée au ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (le ministre) en vertu du paragraphe 25 de la LIPR.

[14]  En plus du principal argument à l’étude, l’avocat du demandeur invoque Iamkhong c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1349, pour soutenir que, parce que l’agent a décidé de prendre des mesures prévues par le paragraphe 44(1), il devait fournir des motifs. Dans Iamkhong, le juge Zinn a expliqué ce qui suit :

[32]  Les motifs n’ont pas à être approfondis et n’ont pas à analyser chaque facteur, le critère est celui de savoir s’ils permettent à la personne touchée de comprendre pourquoi la décision a été prise et permettent à la cour de révision d’apprécier la validité de la décision.

[15]  Comme cela est précisé plus haut, l’agent a fourni de brefs motifs d’établir un rapport prévu par le paragraphe 44(1) de la LIPR au sujet du demandeur. Je suis d’accord avec l’avocate du défendeur qu’aucun autre motif que ceux fournis n’était requis.

[16]  Par conséquent, l’argument de l’avocat du demandeur relatif au [traduction] « défaut d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 44(1) » est rejeté.

III.  Défaut de répondre à l’argument selon lequel aucune mesure ne devait être prise

[17]  L’avocat du demandeur affirme que l’agent avait un choix. Peu importe la décision rendue dans Cha, néanmoins, le pouvoir discrétionnaire prévu par la politique pouvait être utilisé par l’agent. C’est-à-dire qu’au lieu de prendre des mesures pour établir le rapport, l’agent était libre de ne pas prendre de mesure. Il le pouvait dans le cadre du pouvoir accordé par le ministre aux agents d’immigration par la Directive « ENF 5 Rédaction des rapports en vertu du L44(1) », datée du 2013-08-20, versée au dossier de la présente demande par l’avocat du demandeur dans le cadre de l’audience de la présente demande le 9 novembre 2017. Conformément à la Directive du ministre, voici les pouvoirs accordés aux agents d’immigration :

8.1. Facteurs à prendre en considération avant de rédiger un rapport aux termes du L44(1)

Les agents disposent du pouvoir discrétionnaire de décider s’ils doivent ou non rédiger un rapport d’interdiction de territoire. Cependant, ce pouvoir ne permet pas aux agents de passer outre le fait que quelqu’un soit interdit de territoire ou puisse l’être, ni ne leur permet d’octroyer un statut à cette personne en vertu des L21 et L22.

Par contre, ce pouvoir discrétionnaire laisse aux agents la souplesse nécessaire pour gérer les cas où aucune mesure de renvoi ne sera prise ou dont les conditions sont telles que les objectifs de la Loi peuvent être atteints ou le seront, sans qu’il soit nécessaire de rédiger un rapport formel d’interdiction de territoire en vertu des clauses du L44(1).

Toutefois, il est à noter que la portée de ce pouvoir discrétionnaire varie en fonction des motifs d’interdiction de territoire allégués, que la personne concernée soit un résident permanent ou un étranger, et que le rapport doive ou non être déferré à la Section d’immigration.

Par exemple, dans Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha (2006 CAF 126), un cas concernant un étranger interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(2)a), la Cour d’appel fédérale a soutenu que malgré l’utilisation du mot « peut » au paragraphe 44(2), il y a une limite au pouvoir discrétionnaire dont jouissent les agents et les représentants du ministre. La Cour a affirmé qu’en ce qui concerne les étrangers interdits de territoire pour motifs de criminalité ou de grande criminalité, les agents et les représentants du ministre disposent d’un pouvoir discrétionnaire limité aux termes des paragraphes 44(1) et (2) de la Loi. La Cour a souligné que la situation particulière à l’étranger, la nature de l’infraction, la déclaration de culpabilité et la peine dépassent la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent lorsqu’il envisage de rédiger ou non un rapport en vertu du L44(1) pour criminalité ou grande criminalité à l’endroit d’un étranger.

Les agents doivent évaluer attentivement les conséquences de la rédaction d’un tel rapport, étant donné que leur décision peut avoir une incidence sur les possibles interactions futures avec la personne.

[…]

8.3. Considérations spéciales pour les interdictions de territoire pour motifs de sécurité et de criminalité.

Les cas d’interdiction de territoire pour des motifs liés à la criminalité, à la sécurité, aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité (tels que décrits aux L34, L35, L36 et L37) doivent être traités avec le plus grand sérieux. Dans la décision Cha, le juge Décary a expliqué que l’intention du Parlement en rédigeant la LIPR était de faire de la sécurité une haute priorité pour les agents d’exécution de la Loi en matière d’immigration. Quoique les facteurs indiqués ci-dessus doivent toujours être examinés lors de la rédaction d’un rapport en vertu du L44(1), l’agent doit toujours garder à l’esprit les divers objectifs de la LIPR, en particulier les L3(1)h) et i). Dans les cas d’interdiction de territoire pour des motifs criminels, la discrétion dont jouissent les agents pour prendre la décision de rédiger un rapport en vertu du L44(1) sera réduite. Les facteurs suivants doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider si on doit rédiger un rapport en vertu du L44(1) dans les cas d’interdictions de territoire pour motif criminel :

  Dans les cas de délits mineurs, une décision concernant la réadaptation est-elle imminente et susceptible d’être favorable?

  Le résident permanent a-t-il été reconnu coupable d’une infraction criminelle précédente? De l’information fiable indique-t-elle qu’il est impliqué dans des activités criminelles ou de crime organisé?

  Quelle est la peine maximale qui aurait pu être imposée?

  Quelle a été la peine imposée?

  Quelles sont les circonstances de l’incident examiné?

  La condamnation incluait-elle des éléments de violence ou des drogues?

[…]

CIC s’est vu désigner le pouvoir de rédiger des rapports pour tous les cas d’interdiction de territoire, à l’exception des cas d’interdiction de territoire visés au L34 (sécurité), au L35 (atteinte aux droits de la personne ou aux droits internationaux) et au L37 (crime organisé). S’il est question de l’une de ces interdictions de territoire, le cas doit être transmis à un bureau de l’ASFC qui décidera si des mesures seront prises ou non. Pour obtenir de plus amples renseignements au sujet de ce processus, veuillez consulter le guide ENF 7, section 7.

En bref, il importe que l’agent tente sérieusement de déterminer si l’information risque de jouer un rôle important dans les futures démarches du client avec CIC et pèse les conséquences à plus long terme liées au fait de ne pas rédiger de rapport. Ces conséquences comprennent, sans s’y limiter, les éléments suivants : l’admissibilité de la personne à demander plus tard le statut de réfugié, l’accès à un examen des risques avant renvoi (ERAR), les futurs renvois à la ligne d’inspection primaire, ainsi que la sûreté et la sécurité des agents qui devront traiter avec la personne lors d’enquêtes subséquentes.

Dans de rares cas, un agent peut décider de ne pas rédiger de rapport au sujet d’une personne qui est à son avis interdite de territoire pour des raisons de sécurité (L34), d’atteinte aux droits humains ou aux droits internationaux (L35), de grande criminalité [L36(1)] ou de criminalité organisée (L37). Dans ces cas, l’agent devrait informer par écrit son superviseur de sa décision et entrer une entrée non informatisée (ENI) de Type 01 – ATTENTION dans le Système de soutien aux opérations des bureaux locaux (SSOBL). Cela permettra de faire en sorte qu’un enregistrement historique à long terme de la décision soit conservé dans le SSOBL et que les renseignements pertinents soient accessibles dans le cas où la personne en question reviendrait au Canada plus tard. L’ENI devrait comprendre tous les détails relatifs à l’interdiction de territoire, un bref compte rendu des événements, les motifs invoqués par l’agent en ce qui concerne la décision de ne pas rédiger de rapport en vertu du L44(1) ainsi que les initiales ou le nom de l’agent.

[Non souligné dans l’original.]

[18]  L’avocate du défendeur affirme que la Cour est liée par Cha, mais non par la Directive du ministre. À mon avis, ce n’est pas l’avis de la Cour sur l’attribution de pouvoirs par le ministre qui importe, mais c’est que l’agent comprenne qu’une autorisation est accordée pour l’examen et l’application. L’attribution de pouvoirs vise à aider un agent à prendre la décision éventuelle de ne pas établir un rapport prévu par le paragraphe 44(1) de la LIPR.

IV.  Conclusion

[19]  Le fait en l’espèce est que l’agent n’a pas répondu à l’avocat en ce qui concerne l’argument principal du demandeur selon lequel l’autorisation accordée par le ministre devrait être appliquée pour arriver à la conclusion qu’aucune mesure ne devrait être prise. Comme cela est indiqué plus haut, tout ce que l’agent a indiqué à ce sujet se trouve dans le rapport de la décision du 19 avril 2017, où il indique [traduction] : « Après avoir examiné l’information contenue dans le dossier, y compris vos observations récentes, je suis d’avis que M. Virani est un étranger au Canada qui est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. »

[20]  Pour préciser l’opinion de l’avocat du demandeur quant à la façon dont l’agent a omis de rendre la décision faisant l’objet du contrôle, l’échange suivant a eu lieu au cours de l’audition de la présente demande :

[traduction]

Avocat du demandeur : Je crois que l’agent avait l’impression que son pouvoir discrétionnaire était éteint pour les deux voies. C’est la seule lecture juste du rapport prévu par l’article 44 et de la communication a posteriori du 19 avril 2017.

La Cour : […] une mesure étant de ne pas l’établir, l’autre étant de l’établir. Est-ce bien ce que vous dites?

Avocat du demandeur : Oui, votre honneur.

[Enregistrement numérique de la Cour fédérale, à 01:53:08]

[21]  L’examen de la réponse de l’avocat du demandeur ne permet de constater aucune preuve au dossier pour soutenir la croyance que l’agent avait [traduction] l’« impression » décrite. Par conséquent, l’avocat du demandeur n’a présenté que des conjectures sur la prise de décision de l’agent.

[22]  Conformément au droit décrit plus haut, l’agent n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de prendre des mesures pour rédiger le rapport. Par conséquent, à mon avis, la conjecture n’est pas justifiée quant à la façon dont l’agent a pris des mesures pour rédiger le rapport; l’action prise était apparemment conforme à la loi. Cependant, j’estime que la conjecture est justifiée en ce qui concerne le manquement par l’agent de reconnaître la demande de l’avocat du demandeur pour qu’aucune mesure ne soit prise et de donner suite à cette demande.

[23]  L’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47, précise les obligations auxquelles devait se conformer l’agent pour présenter la décision visée par le contrôle : « [Dans le cadre du contrôle judiciaire], le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. » J’estime que l’agent n’a pas justifié pourquoi il n’a pas répondu à la demande de l’avocat du demandeur et je conclus par conséquent que le processus décisionnel de l’agent n’était pas transparent. Pour ce motif, je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1945-17

LA COUR annule la décision visée par le présent contrôle et renvoie l’affaire à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1945-17

 

INTITULÉ :

NAHEED KARIM VIRANI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 novembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

Pour le demandeur

 

Galina Bining

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Calgary (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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