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Date : 20171106


Dossier : IMM-318-17

Référence : 2017 CF 1001

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2017

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

GUNES FIDAN PENEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Gunes Fidan Penez, est une citoyenne de la Turquie qui détient un diplôme en tourisme. En novembre 2016, elle a fait une demande en vue de suivre le cours de gestion en tourisme à l’intention des étudiants internationaux à l’Université Capilano de Vancouver, en Colombie-Britannique. Elle a été acceptée dans le programme et a payé le dépôt de 5 000 $ pour les frais de scolarité. Elle a ensuite présenté une demande de permis d’études à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). Mme Penez devait commencer ses cours au début du mois de janvier 2017, mais sa demande de permis d’études a été refusée à la fin du mois de décembre 2016 par un agent d’immigration (l’agent) à l’ambassade du Canada en Turquie à Ankara. L’agent n’était pas convaincu que Mme Penez avait l’intention d’entrer au Canada que pour étudier et qu’elle quitterait le Canada à la fin de son séjour. Mme Penez a refait une demande de permis d’études deux jours plus tard, fournissant à l’agent une lettre additionnelle précisant ses intentions, mais sa demande a encore été rejetée pour les mêmes raisons le 4 janvier 2017 (la décision).

[2] Mme Penez a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Elle soutient que la décision était déraisonnable parce qu’elle était fondée sur des conclusions de fait qui n’étaient pas appuyées par les éléments de preuves. Elle a déclaré que l’agent n’a pas tenu compte ou a omis de considérer des éléments de preuve pertinents, notamment sa déclaration selon laquelle elle avait l’intention de retourner dans son pays d’origine à la fin de ses études. Elle a de plus suggéré que l’agent avait manqué à son devoir d’équité procédurale en omettant d’envoyer une lettre relative à l’équité procédurale qui lui aurait permis de répondre à ses préoccupations. Elle demande à la Cour d’annuler la décision et de la soumettre à un autre agent d’immigration pour qu’il la réexamine.

[3] Cette demande soulève deux questions : 1) la question de savoir si la décision de l’agent de rejeter la demande de permis d’études de Mme Penez est déraisonnable; 2) la question de savoir si l’agent n’a pas respecté les principes de justice naturelle en manquant à son devoir d’envoyer une lettre relative à l’équité procédurale et de donner à Mme Penez l’occasion de répondre à ses préoccupations avant de rejeter sa demande de permis d’études.

[4] La demande de contrôle judiciaire de Mme Penez sera accueillie pour les motifs qui suivent. Ayant examiné les éléments de preuve présentés à l’agent et en application de la loi applicable, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable, étant donné que l’agent a fait fi des éléments de preuve qui étaient contradictoires à ses conclusions et qu’aucune preuve n’appuyait un certain nombre de ses conclusions de fait. Cela suffit, à mon avis, à placer la décision de l’agent à l’extérieur des limites des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et à justifier l’intervention de la Cour. Je dois par conséquent renvoyer l’affaire pour nouvel examen. Toutefois, je suis d’accord avec le ministre pour dire que la demande de contrôle judiciaire ne soulève pas de questions d’équité procédurale.

II. Contexte

A. La décision

[5] La décision de l’agent est brève et prend la forme d’une lettre standardisée qui est utilisée par CIC où les agents des visas n’ont qu’à cocher les cases pertinentes. Selon la décision, la demande de permis d’études de Mme Penez a été rejetée en application du paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) et de l’alinéa 216(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), en fonction du fait qu’elle n’a pas convaincu l’agent qu’elle [traduction] « quitterait le Canada à la fin de [son] séjour ».

[6] Pour en arriver à la décision que Mme Penez ne quitterait pas le Canada, l’agent a coché un seul facteur sur le formulaire standardisé de CIC, à savoir la raison de la visite de Mme Penez. L’agent n’a coché aucun autre facteur parmi ceux figurant sous la rubrique [traduction] « non convaincu que vous quitterez le Canada à la fin de votre séjour », par exemple [traduction] « liens familiaux au Canada et dans le pays de résidence », « occasions d’emploi dans le pays de résidence », ou « situation d’emploi actuelle ». Dans sa décision, l’agent indique toutefois [traduction] « d’autres motifs » pour appuyer sa décision et précise que, d’après ses [traduction] « qualifications, son niveau d’études, ses emplois précédents, son niveau d’établissement, les autres possibilités d’études qui lui sont offertes ou ses perspectives et ses plans d’avenir », les études que Mme Penez propose ne sont pas raisonnables.

[7] Dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) de l’agent, des notes en date du 4 janvier 2017 (qui font partie de la décision) fournissent plus d’éclaircissements sur les motifs du refus de l’agent. Elles indiquent que l’agent estimait que la raison d’entrer au Canada de Mme Penez ne lui semblait pas raisonnable étant donné le contexte de ses antécédents. Plus précisément, l’agent a noté que Mme Penez semblait avoir été sans emploi de 2008 à 2014 et qu’elle occupait des emplois irréguliers depuis 2014. L’agent a ajouté que Mme Penez n’avait donné aucune explication quant à la raison pour laquelle elle avait l’intention de poursuivre des études à un [traduction] « niveau inférieur » à celui du diplôme qu’elle avait déjà obtenu dans le même domaine d’études. Il est utile de reproduire les notes du SMGC au complet. Elles sont énoncées comme suit :

[traduction]

Demande examinée. Refus précédent noté. Citoyenne turque de 31 ans, mariée, se rendant au Canada pour faire des études en vue d’obtenir un diplôme en tourisme. La demanderesse a fini ses études en 2008 et détient un diplôme en tourisme. Aucune explication quant à la raison pour laquelle elle poursuit des études à un niveau inférieur à celui qu’elle détient déjà. Elle semble avoir été sans emploi de 2008 à 2014, et elle occupe des emplois irréguliers depuis 2014. La raison ne semble pas raisonnable, étant donné le contexte des antécédents de la demanderesse. Non convaincu que la demanderesse soit véritablement une étudiante. Demande rejetée.

[8] Dans le cadre du processus qui a mené à la décision, Mme Penez a envoyé deux lettres de motivation aux représentants de l’ambassade canadienne. Dans la première lettre de motivation envoyée avant la première décision de fin décembre 2016, Mme Penez a exprimé son intérêt d’étudier au Canada parce que cela contribuerait positivement à sa carrière et l’aiderait à atteindre son objectif de gérer un jour son propre hôtel. Dans une seconde lettre envoyée à la suite du premier refus, elle a réitéré qu’elle espérait lancer sa propre entreprise dans le secteur du tourisme et qu’elle avait l’intention de retourner en Turquie. Elle a affirmé que son mari avait un bon emploi à temps plein en Turquie et que sa grande famille était propriétaire de plus d’une douzaine de propriétés immobilières en Turquie. Dans cette seconde lettre de motivation, Mme Penez a indiqué expressément qu’elle avait [traduction] « la ferme intention de retourner en Turquie à la fin de [ses] études au Canada ».

B. Les dispositions pertinentes

[9] Les dispositions pertinentes de la LIPR sont les paragraphes 11(1) et 22(2), qui indiquent qu’un individu qui souhaite devenir résident temporaire du Canada doit convaincre un agent qu’il « se conforme à la présente loi » et que « l’intention qu’il a de s’établir au Canada n’empêche pas l’étranger de devenir résident temporaire sur preuve qu’il aura quitté le Canada à la fin de la période de séjour autorisée ».

[10] L’alinéa 216(1)b) du Règlement exige encore que la personne qui fait la demande d’un permis d’études établisse qu’elle « quittera le Canada à la fin de la période de séjour ». Il est donc bien accepté et clair qu’un demandeur de permis d’études porte le fardeau de convaincre l’agent des visas qu’il ne restera pas au Canada après l’expiration de son visa (Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 [Solopova], au paragraphe 10; Zuo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 88, au paragraphe 12; Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1493 [Zhang], au paragraphe 7). De l’avis de la Cour, « [l]’agent des visas jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour l’appréciation de la preuve et la prise de sa décision. Cependant, sa décision doit être fondée sur des conclusions de fait raisonnables. » (Zhang, au paragraphe 7).

C. La norme de contrôle

[11] Il est incontestable que la norme de contrôle pour l’examen de l’évaluation par un agent des faits pour une demande de visa d’étudiant et de la conviction de l’agent que le demandeur ne quittera pas le Canada à la fin de son séjour est celle de la décision raisonnable (Solopova, aux paragraphes 12 et 13; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1284 [Li], au paragraphe 15). Une telle décision d’un agent des visas est « une décision administrative prise dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire » (My Hong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 463, au paragraphe 10). Étant donné qu’il s’agit d’une décision discrétionnaire fondée sur des constatations de fait, elle appelle une retenue considérable compte tenu de la spécialisation [et de l’expérience] de l’agent des visas (Obeng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 754, au paragraphe 21).

[12] Lorsque la Cour effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, son analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », et les conclusions du décideur ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [Dunsmuir], au paragraphe 47). Selon la norme de la décision raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est étayée par une preuve acceptable qui peut être justifiée en fait et en droit, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], au paragraphe 17).

[13] En ce qui concerne les questions de justice naturelle et d’équité procédurale, elles doivent être examinées selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53). Celle-ci dicte que la Cour doit s’assurer que la démarche empruntée a atteint le niveau d’équité exigé dans les circonstances de l’espèce (Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, au paragraphe 115). Par conséquent, la question soulevée par l’obligation d’agir avec équité n’est pas tant de savoir si la nature « correcte » de la décision, mais plutôt de savoir si le processus suivi par le décideur était équitable (Alef c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 445, au paragraphe 21; Makoundi c Canada (Procureur général), 2014 CF 1177, au paragraphe 35).

III. Discussion

A. La décision était-elle raisonnable?

[14] Le ministre affirme que le refus de l’agent faisait en l’espèce partie des issues acceptables, particulièrement étant donné la nature discrétionnaire des décisions concernant les visas. Le ministre soutient que la décision de l’agent de refuser d’accorder un permis d’études à Mme Penez était parfaitement raisonnable, étant donné les antécédents de chômage de Mme Penez et le fait qu’elle cherchait à obtenir un diplôme en tourisme, alors qu’elle avait déjà obtenu un diplôme universitaire en tourisme en 2008. Étant donné qu’il incombait à Mme Penez de démontrer qu’elle quitterait le Canada à la fin de sa période d’études (Loveridge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 694, au paragraphe 20), le ministre soutient que l’évaluation de l’omission de Mme Penez de réfuter cette supposition relevait de l’agent et que la Cour ne devrait pas réexaminer de telles conclusions de fait.

[15] Je suis en désaccord avec le ministre.

[16] Je ne conteste pas le fait qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles des agents des visas (Solopova , au paragraphe 33; Babu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 690, aux paragraphes 20 et 21). Les agents des visas ont un grand pouvoir discrétionnaire quand ils prennent des décisions dans le cadre de l’article 216 du Règlement et leurs décisions font l’objet d’un haut degré de déférence de la part de la Cour compte tenu de leur expertise spécialisée. Si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, elle ne doit pas être modifiée (Dunsmuir, au paragraphe 47). Toutefois, bien que la cour de révision doive résister à la tentation d’intervenir et d’usurper l’expertise spécialisée que le législateur a choisi d’accorder à un décideur administratif comme l’agent, elle ne peut « respecter aveuglément » les interprétations d’un décideur ainsi que l’analyse des éléments de preuve (Dunsmuir, au paragraphe 48).

[17] Dans le cadre d’un examen fondé sur la norme de la décision raisonnable, il appartient à la Cour de rechercher « si une conclusion a un caractère irrationnel ou arbitraire tel que sa compétence, reposant sur la primauté du droit, est engagée », comme « la présence du caractère illogique ou irrationnel du processus de recherche des faits » ou de l’analyse, ou « l’absence de tout fondement acceptable à la conclusion de fait tirée » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99; Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952, au paragraphe 23). Cela est généralement exceptionnel, mais c’est en ce point qu’échoue malheureusement la décision de l’agent en l’espèce. J’ajoute que, lorsqu’il s’agit d’effectuer un tel exercice, il ne s’agit pas de réévaluer la preuve déjà examinée par l’agent ou les divers éléments qui ont été isolés dans cette décision. C’est plutôt un processus qui m’amène à conclure que les éléments de preuve requis pour appuyer raisonnablement le refus décidé par l’agent sont absents.

[18] Je reconnais en outre que le décideur n’est pas tenu de mentionner tous les détails qui étayent sa conclusion. Il suffit que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Mais la norme de la décision raisonnable exige aussi que les conclusions et la conclusion générale d’un décideur résistent à un examen assez poussé (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [Baker], au paragraphe 63). Lorsque des composants de la preuve ne sont pas pris en considération ou qu’ils sont mal appréhendés, ou que les conclusions n’émanent pas de la preuve et que l’issue n’est pas défendable, une décision ne pourra pas résister à un examen aussi poussé.

[19] Je conclus que l’agent a exercé en l’espèce un pouvoir discrétionnaire arbitraire et n’appartenant pas aux issues possibles acceptables. Il y a trois motifs principaux à cela.

[20] Premièrement, l’agent n’était pas convaincu que Mme Penez, étant donné sa longue période sans emploi ou d’emplois sporadiques et son désir de poursuivre des études dans le même domaine d’études que celui où elle détient déjà un diplôme, était véritablement une étudiante. Je ne vois pas la logique ou la justification du raisonnement qui a mené l’agent à conclure que le fait de poursuivre des études dans un domaine où Mme Penez avait déjà obtenu un diplôme pourrait indiquer qu’elle n’était pas véritablement une étudiante. En fait, c’est la situation contraire (p. ex., un demandeur ayant l’intention d’étudier dans un domaine complètement déconnecté de ses antécédents et de son expérience) qui habituellement incite les agents des visas à remettre en question l’intention véritable qui sous-tend une demande de permis d’études.

[21] Ici, l’agent a reconnu que les études au Canada proposées par Mme Penez étaient cohérentes avec les études qu’elles avaient suivies en Turquie. L’agent a noté que les antécédents universitaires de Mme Penez s’accordaient de près avec le domaine d’études qu’elle avait l’intention de poursuivre au Canada. À première vue, le domaine d’études considéré par Mme Penez était complémentaire à ses antécédents et à son expérience. Dans ces circonstances, il n’était pas raisonnable à mon avis que l’agent conclue que Mme Penez n’était pas véritablement une étudiante parce qu’elle cherchait à venir au Canada pour obtenir un diplôme dans un domaine qu’elle connaissait déjà et que cela pouvait constituer un élément pour la disqualifier.

[22] Je suis d’accord avec Mme Penez pour dire que l’agent n’a pas étudié adéquatement la justification que Mme Penez a donnée pour la poursuite de ses études en tourisme. Dans sa première lettre de motivation à CIC, Mme Penez a exprimé son intérêt d’étudier la [traduction] « gestion en tourisme » au Canada parce que cela contribuerait positivement à sa carrière et l’aiderait à atteindre son objectif de gérer un jour son propre hôtel. Dans sa seconde lettre envoyée à la suite du premier refus, elle a réitéré qu’elle espérait lancer sa propre entreprise dans le secteur du tourisme. Dans ces circonstances, le fait de ne pas tenir compte de la demande de permis d’études de Mme Penez parce qu’elle avait l’intention de poursuivre des études dans un domaine qu’elle connaissait n’était pas raisonnable.

[23] Deuxièmement, il n’y avait simplement aucun fait présenté à l’agent qui suggérait que Mme Penez resterait au Canada illégalement à la fin de sa période d’études autorisée. Les éléments de preuve démontraient plutôt le contraire. À deux reprises, Mme Penez a explicitement énoncé dans sa seconde lettre de motivation qu’elle partirait à la fin de ses études. De plus, ses antécédents démontraient qu’elle avait déjà étudié et travaillé à l’étranger auparavant et qu’elle était effectivement retournée en Turquie à la fin de son séjour. L’agent a fait fi de ces éléments de preuve dans son évaluation.

[24] Bien que les motifs ne doivent pas être interprétés de manière hypercritique par la Cour, un décideur ne peut pas agir « sans tenir compte des éléments dont [il disposait] » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL) [Cepeda-Gutierrez], aux paragraphes 16 et 17). Cependant, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs [du décideur] est importante, et plus la Cour sera disposée à inférer de ce silence que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait » (Cepeda-Gutierrez, au paragraphe 17).

[25] Il est bien connu que le décideur n’est généralement pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif d’une question quand il prend sa décision définitive. Néanmoins, il est également clair qu’il ne faut pas faire abstraction des éléments de preuve contradictoires. Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’éléments clés sur lesquels s’est appuyé le décideur pour arriver à ses conclusions. Je reconnais que le décideur est présumé avoir soupesé et pris en considération la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis, à moins que l’on démontre le contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF) (QL), au paragraphe 1). Je suis également d’accord que le fait de ne pas mentionner un élément de preuve particulier dans une décision ne signifie pas qu’il a été écarté et ne constitue pas une erreur (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16; Cepeda-Gutierrez, aux paragraphes 16 et 17). Mais quand un tribunal administratif garde sous silence des preuves qui indiquent clairement une conclusion contraire et qu’elles contredisent carrément sa constatation de faits, la Cour peut intervenir et laisser entendre que le tribunal a négligé les preuves contradictoires au moment de prendre sa décision (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, aux paragraphes 9 et 10; Cepeda-Gutierrez, au paragraphe 17). Le défaut de tenir compte de certains éléments de preuve doit être examiné en contexte et il entraîne l’annulation d’une décision uniquement lorsque les éléments de preuve qui ne sont pas mentionnés sont essentiels, contredisent la conclusion du tribunal et que la cour chargée du contrôle de la décision établit que l’omission montre que le tribunal a tiré sa conclusion sans tenir compte des éléments dont il disposait. C’est le cas en l’espèce.

[26] Des déclarations expresses précisant que Mme Penez allait partir à la fin de son séjour avaient été présentées à l’agent. De plus, elle l’avait déjà fait dans une situation analogue. Dans ces circonstances, l’agent ne pouvait pas simplement conclure que Mme Penez ne partirait pas à la fin de ses études sans avoir mentionné et discuté des éléments de preuve contradictoires à cet égard. Il avait l’obligation de fournir une analyse expliquant pourquoi il préférait faire passer ses conclusions avant ces éléments de preuve. Il ne l’a pas fait.

[27] Troisièmement, il n’y avait absolument aucune preuve au dossier qui soutienne la déclaration qu’a fait l’agent dans ses [traduction] « autres motifs » établissant que les études proposées par Mme Penez n’étaient pas raisonnables étant donné [traduction] « son niveau d’établissement, les autres possibilités d’études qui pourraient lui être offertes ou ses perspectives et ses plans d’avenir ». À la suite de mon examen du dossier, je ne détecte aucune preuve liée au niveau de l’établissement de Mme Penez ou à d’autres possibilités d’études qui pourraient lui être offertes. En ce qui concerne ses perspectives et ses plans d’avenir, la seule preuve au dossier traite de son aveu d’avoir l’intention de retourner en Turquie. En d’autres mots, pour trois des six facteurs expressément ciblés par l’agent dans ses [traduction] « autres motifs » pour conclure que Mme Penez n’était pas véritablement une étudiante et qu’elle ne partirait pas à la fin de son séjour, il n’y a aucune preuve au dossier qui les appuie.

[28] La jurisprudence reconnaît qu’une conclusion pour laquelle le tribunal ne dispose d’aucun élément de preuve sera annulée dans le cadre d’un contrôle, car cette conclusion est tirée sans égard aux documents soumis au tribunal (Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes c Healy, 2003 CAF 380, au paragraphe 25). Les conclusions pour lesquelles le tribunal ne dispose d’aucune preuve contreviennent à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 34 à 40).

[29] Toutes ces erreurs suffisent, à mon avis, à placer la décision à l’extérieur des issues possibles et raisonnables. Quelle que soit l’étendue des issues possibles et raisonnables, ou la marge d’appréciation de l’agent, je conclus que les conclusions de fait de l’agent concernant le permis d’études de Mme Penez n’en font pas partie.

[30] Je reconnais qu’une décision n’a pas à être exhaustive et que les décideurs peuvent fournir des motifs brefs ou limités. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient exhaustifs ou parfaits ou qu’ils traitent de l’ensemble des éléments de preuve ou des arguments présentés par une partie ou figurant dans le dossier. Toutefois, les décisions doivent être compréhensibles. Les motifs doivent permettre à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). Lorsqu’ils sont considérés dans leur ensemble, conjointement avec le dossier, les motifs doivent permettre à la cour de révision de conclure qu’ils possèdent les attributs d’une décision raisonnable, laquelle tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3; Dunsmuir, au paragraphe 47).

[31] Ici, ce n’est pas le cas. Les motifs de l’agent sont incompréhensibles parce qu’il n’y a pas de preuve au dossier pour les appuyer en partie et ils semblent complètement arbitraires à la lumière des éléments de preuve dont disposait l’agent. Pour emprunter les mots de la Cour d’appel fédérale dans Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 27, la décision de l’agent en l’espèce porte plusieurs « traits distinctifs du caractère déraisonnable ». À la suite d’un examen du dossier, je peux seulement conclure que l’agent a écarté ou a mal interprété les éléments de preuve lorsqu’il a évalué la demande de Mme Penez et qu’il est parvenu aux conclusions que Mme Penez n’avait pas la sincère intention de quitter le Canada après ses études.

B. L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de fournir à Mme Penez une lettre relative à l’équité procédurale?

[32] Étant donné ma conclusion sur le caractère déraisonnable de la décision de l’agent, je n’ai pas besoin d’aborder la question d’équité procédurale soulevée par Mme Penez. Toutefois, à la lumière des longues observations faites par les deux parties à ce sujet, je vais faire les remarques suivantes.

[33] Mme Penez s’appuie sur la décision non publiée qui a été rendue dans Yazdanian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 411 (QL) pour défendre le fait que l’agent était tenu de donner l’occasion à Mme Penez de répondre à ses préoccupations qui auraient une incidence négative sur sa demande de permis d’études. Mme Penez affirme que le fait de refuser de donner un avis aux demandeurs leur enlève le droit d’être entendus et de pouvoir répondre aux préoccupations de manière adéquate Keymanesh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 641 [Keymanesh]; Beltran Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1024). Si elle avait eu cette chance, affirme Mme Penez, elle aurait pu démontrer à l’agent que le programme d’études auquel elle s’était inscrite s’adaptait très bien à son niveau d’éducation et à ses antécédents professionnels, ainsi qu’à ses plans d’avenir.

[34] Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec Mme Penez.

[35] Il est bien reconnu qu’il incombe aux demandeurs de visa de présenter des demandes qui sont convaincantes et qui anticipent les inférences défavorables contenues dans les éléments de preuve et de les aborder; la question de l’équité procédurale ne se pose pas lorsqu’un agent a des préoccupations que le demandeur ne pouvait pas raisonnablement prévoir (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 526, au paragraphe 52).

[36] De plus, la nature et la portée de l’obligation d’équité procédurale sont souples et varient en fonction des attributions du tribunal administratif et de sa loi habilitante, du contexte particulier et des diverses situations de fait examinées par l’organisme administratif, ainsi que de la nature des litiges qu’il doit trancher (Baker, aux paragraphes 25 et 26; Varadi c Canada (Procureur général), 2017 CF 155, aux paragraphes 51 et 52). Le niveau et la teneur de l’obligation d’équité procédurale dépendent du contexte propre à chaque cas. L’obligation d’équité procédurale vise à garantir que les décisions administratives sont le fruit d’une procédure équitable et ouverte, qui est adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social et qui offre aux personnes visées par la décision la possibilité de présenter leurs points de vue et leurs éléments de preuve intégralement afin qu’ils puissent être considérés par le décideur (Baker, aux paragraphes 21 et 22). Il est bien accepté que les demandeurs de permis d’études reçoivent un certain degré d’équité procédurale qui se situe à l’extrémité inférieure du registre. L’équité procédurale qui est fournie dans le contexte d’une demande de visa d’étudiant a été décrite comme étant « moins stricte » (Duc Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1377, au paragraphe 2).

[37] Par conséquent, les agents des visas ne sont généralement pas tenus de fournir aux demandeurs l’occasion de clarifier ou d’expliquer davantage leurs demandes (Onyeka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 336, au paragraphe 57). Il incombe toujours aux demandeurs de fournir tous les renseignements nécessaires à l’appui de leur demande et les agents n’ont pas à aller chercher ces renseignements (Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 351, au paragraphe 18; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 212, au paragraphe 11; Arango c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 424, au paragraphe 15). En effet, il est bien établi que l’agent n’a aucune obligation légale d’aller chercher des explications ou de plus amples renseignements pour dissiper les doutes quant à la demande de permis d’études de Mme Penez par l’entremise d’une lettre relative à l’équité procédurale ou autrement (Solopova, au paragraphe 38; Mazumder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 444, au paragraphe 14; Kumari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1424, au paragraphe 7). Imposer de telles contraintes à l’agent des visas reviendrait à lui demander de donner avis préalable d’une décision défavorable, une obligation qui a été rejetée par la Cour à de nombreuses reprises (Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1998] ACF no 574 (QL), aux paragraphes 3 et 4; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1997] ACF no 940 (QL), au paragraphe 8).

[38] Il incombait à Mme Penez de convaincre l’agent qu’elle partirait après son séjour en application de l’article 11 de la LIPR et de l’alinéa 216(1)b) du Règlement par l’entremise des documents qu’elle avait fournis; ce n’était pas à l’agent de l’informer des préoccupations qui pouvaient avoir une incidence négative sur l’issue de sa demande et de l’inviter à répondre, ou de fournir à la demanderesse un résultat à chaque étape du processus de demande (Solopova, au paragraphe 41; Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 186, au paragraphe 8; Fernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 994 (QL), au paragraphe 13).

[39] La jurisprudence présentée par l’avocat de Mme Penez sur ce point n’est d’aucune utilité, car les affaires citées ne concernent pas des questions relatives aux permis d’études. De plus, une distinction peut être établie. Dans Keymanesh, par exemple, le demandeur avait déjà un certain statut légal au Canada, contrairement à un demandeur de visa qui cherche à en obtenir un. Dans cette décision, le juge Barnes a en effet précisé que l’affaire était très liée aux faits et que l’obligation de donner avis et le moyen par lequel l’avis est donné dépendent du contexte (Keymanesh, au paragraphe 14).

[40] Je suis donc d’avis que, dans les circonstances de l’espèce, l’agent n’était pas tenu de procéder à une entrevue ou d’informer Mme Penez des lacunes de sa demande. Contrairement aux observations de Mme Penez, il ne s’agit pas d’un cas où elle avait un droit d’être informée des préoccupations de l’agent. Mais elle avait le droit à une décision entrant dans les paramètres de la raisonnabilité et c’est là où il y a eu faute de la part de l’agent.

IV. Conclusion

[41] Le rejet par l’agent de la demande de permis d’études de Mme Penez représentait un résultat raisonnable compte tenu du droit et de la preuve dont disposait l’agent. Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour intervient si la décision faisant l’objet d’un contrôle judiciaire n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. C’est le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire de Mme Penez et la renvoyer aux fins de réexamen par un autre agent d’immigration.

[42] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y a pas de question de cette nature.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-318-17

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. Le 4 janvier 2017, la décision de l’agent d’immigration de rejeter la demande de permis d’études de Mme Gunes Fidan Penez est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à Citoyenneté et Immigration Canada pour qu’elle puisse être examinée à nouveau sur le fond par un autre agent d’immigration.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de janvier 2020

Lionbridge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-318-17

 

INTITULÉ :

GUNES FIDAN PENEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 septembre 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 novembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Robert Gertler

 

Pour la demanderesse

 

Alex Kam

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gertler Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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