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Date : 20170509


Dossier : T-1226-10

Référence : 2017 CF 478

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2017

En présence de monsieur le juge Phelan

ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

CONTRE LE NAVIRE « QE014226C010 »

ENTRE :

OFFSHORE INTERIORS INC.

demanderesse

et

WORLDSPAN MARINE INC., CRESCENT CUSTOM YACHTS INC., LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « QE014226C010 » et LE NAVIRE « QE014226C010 »

défenderesses

et

WOLRIGE MAHON LIMITED en sa qualité d’agent désigné pour la construction du navire défendeur « QE014226C010 », HARRY SARGEANT III, MOHAMMAD ANWAR FARID AL-SALEH, et 642385 B.C. LTD.

intervenants

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit de la première de deux requêtes entendues par la Cour sur ce litige le 16 mars 2017. La présente requête vise le paiement sur le produit de la vente du navire « QE014226C010 » [navire], vendu par ordonnance judiciaire pour 5 millions de dollars américains le 30 juin 2014.

L’action a été instituée par Offshore Interiors Inc. [Offshore], fournisseur du navire.

[2]               Le requérant, l’intervenant Harry Sargeant III [M. Sargeant], réclame une ordonnance en vue d’obtenir le paiement sur le produit de la vente moins le montant requis pour garantir les créances de nature réelle d’origine légale avancées par les fournisseurs pour des biens et services fournis au navire (environ 3,1 millions de dollars).

M. Sargeant détient une hypothèque du constructeur contre le navire. Cette hypothèque a été cédée à Comerica Bank [Comerica], également intervenante, qui consent à la présente requête.

[3]               Les demandes des créanciers de droits réels d’origine légale [créanciers réels] n’ont pas encore fait l’objet d’une décision, mais ces créances seraient sans doute de rang inférieur à la créance de M. Sargeant. Toutefois, aux fins de la présente requête, M. Sargeant est prêt à supposer que les créances des créanciers réels prendraient rang avant sa créance – par conséquent, il propose de retenir la somme de 3,1 millions de dollars en fidéicommis afin de garantir ces créances.

[4]               M. Sargeant veut que le solde soit versé, premièrement à Comerica et le reste à M. Sargeant.

Worldspan Marine Inc. [Worldspan], concepteur et constructeur du navire, conteste la requête principalement aux motifs que les obligations, particulièrement celles de M. Sargeant, n’ont pas encore été résolues.

II.                Les faits

[5]               L’histoire de ce différend n’a pas toujours été heureuse et implique une multiplicité d’instances dans plusieurs ressorts, notamment à notre Cour et à la Cour suprême de la Colombie-Britannique [CSCB]. Voici un simple aperçu du litige central.

[6]               Aux termes d’un contrat de construction de navire [CCN] daté du 29 février 2008, M. Sargeant a mandaté Worldspan de concevoir, de construire, d’équiper et de mettre à l’eau un yacht de luxe sur mesure de 142 pieds ainsi que de le vendre et de le livrer à M. Sargeant. M. Sargeant détenait un lien de premier rang continu à l’égard du navire afin de garantir les sommes avancées ou versées à Worldspan. M. Sargeant devait maintenir Worldspan dans une situation de trésorerie positive.

[7]               En mai 2008, Worldspan a accordé à M. Sargeant une hypothèque du constructeur dûment enregistrée au Vancouver Ship Registry.

[8]               En août 2009, les versements effectués par ou au nom de M. Sargeant à Worldspan totalisaient 11 064 525,38 dollars américains.

[9]               Le 14 août 2009, M. Sargeant a conclu un contrat de prêt à la construction [CPC] avec Comerica pour 9 400 000 dollars américains supplémentaires afin de financer l’achèvement de la construction du navire. Au moyen d’un contrat de cession de garantie et hypothèque (également daté du 14 août 2009), M. Sargeant a cédé ses droits dans le CCN et l’hypothèque du constructeur à Comerica en contrepartie des fonds avancés.

[10]           D’août 2009 à mars 2010, Comerica a versé 9 387 398,67 dollars américains à Worldspan, au nom de M. Sargeant, en raison des factures émises par Worldspan conformément aux modalités du CCN.

[11]           Vers avril ou mai 2010, un différend a pris naissance entre M. Sargeant et Worldspan à propos des coûts du projet et de la construction. À ce moment-là, M. Sargeant, ou Comerica en son nom, avait versé un total de 20 651 924,05 dollars américains à Worldspan relativement à la construction du navire.

[12]           Le 28 juillet 2010, Offshore a intenté l’action sous-jacente contre Worldspan, Crescent Custom Yachts Inc., M. Sargeant et Comerica, et toutes les autres personnes ayant un droit sur le navire, ainsi que le navire lui-même pour non-paiement de factures concernant des services et des matériaux fournis en lien avec la construction du navire.

[13]           Le 28 juillet 2010, Offshore a saisi le navire. La saisie est demeurée en vigueur jusqu’au 30 juin 2014, lorsqu’il a été vendu par la Cour fédérale, franc et quitte de revendications, de charges et de servitudes, pour la somme de 5 000 000 dollars américains.

[14]           Le 27 mai 2011, par une requête présentée à la CSCB, Worldspan et des entités liées ont demandé à se prévaloir du régime prévu par la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C. 1985, ch. C‑36 [LACC]. La requête a donné lieu à la délivrance d’une ordonnance relative à la procédure de réclamation, qui exigeait que tous les créanciers produisent des preuves de réclamation à l’égard de Worldspan à la CSBC au plus tard le 9 septembre 2011, faute de quoi il leur serait à tout jamais interdit de déposer ou de faire valoir une réclamation quelconque contre Worldspan. L’ordonnance prévoyait également que n’importe quel créancier qui faisait valoir une réclamation de nature réelle à l’encontre du navire pouvait poursuivre cette réclamation, hors l’instance engagée en vertu de la LACC, devant la Cour fédérale.

[15]           Le 29 août 2011, le protonotaire Lafrenière a rendu une ordonnance relative à la procédure de réclamation à l’intention de tous les créanciers ayant une réclamation de nature réelle à l’égard du navire. Cette ordonnance prescrivait qu’avis soit donné à tous les créanciers de l’obligation de produire un affidavit à l’appui de leur réclamation à l’égard du navire. L’ordonnance précisait que les affidavits devaient décrire la nature de la réclamation et donner des précisions à l’appui de celle‑ci, afin que la Cour fédérale puisse établir s’il s’agissait d’une réclamation de nature réelle à l’égard du navire et, le cas échéant, fixer son rang dans l’ordre de priorités.

[16]           Le 14 octobre 2011, M. Sargeant a produit un affidavit au soutien de sa réclamation à l’égard du navire. Selon l’affidavit, sa réclamation était fondée sur des paiements de plus de 20 millions de dollars américains qu’il avait versés à Worldspan ou qui avaient été effectués en son nom pour la construction du navire, et sur la garantie grevant le navire que Worldspan lui avait accordée pour garantir ces paiements.

[17]           Plusieurs autres parties ont également fait valoir des réclamations contre le navire, notamment Worldspan, Comerica, M. Farid Al-Saleh, Supreme Fuels Trading FZE ainsi que les créanciers réels Offshore, Arrow Transportation Systems Inc, CCY Holdings, Cascade Raider Holdings Ltd., Continental Hardwood Co., Paynes Marine Group, Restaurant Designs and Sales LCC, et Capri Insurance Services Ltd. Deux des créances ont été éliminées.

[18]           La Cour d’appel fédérale a, dans deux décisions distinctes, a) confirmé que les avances garanties par hypothèques excèdent 20 millions de dollars et b) confirmé la décision rejetant la priorité de Worldspan sur la créance et rejetant la requête de M. Sargeant d’accueillir les actions in personam devant la CSCB.

[19]           La présente requête est régie par l’article 491 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 :

491 Lorsqu’une requête est présentée en vue du versement de la somme consignée à la Cour aux termes du paragraphe 490(4), la Cour peut :

491 On a motion for payment out of any money paid into court under subsection 490(4), the Court may

a) déterminer les droits de toutes les personnes qui réclament un droit sur cette somme;

(a) determine the rights of all claimants thereto;

b) ordonner le versement de tout ou partie de la somme aux réclamants;

(b) order payment of all or part of the money to any claimant; and

c) ordonner le paiement immédiat des frais d’exécution et des honoraires du shérif se rapportant à la saisie, à la garde, à l’évaluation ou à la vente des biens, y compris les frais engagés pour la conservation des biens entre la saisie et la vente.

(c) order immediate payment of any fees or costs of the sheriff in connection with the arrest, custody, appraisal or sale of property, including expenses incurred in maintaining the property between the time of arrest and the sale of the property.

[20]           Je remarque particulièrement qu’il s’agit d’une question discrétionnaire et qu’une telle discrétion peut impliquer la détermination des droits de toutes les personnes qui réclament un droit.

Le tribunal doit établir s’il convient d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’ordonner un versement partiel de la somme consignée à la Cour.

III.             Analyse

[21]           Un point central de l’argument de Worldspan est que le recours de M. Sargeant ne peut être accordé jusqu’à ce qu’il soit conclu que Worldspan est en violation du CCN et que des sommes sont dues à M. Sargeant et Comerica – une conclusion en ce sens n’a pas été tirée. Worldspan soutient que M. Sargeant a contrevenu au CCN et qu’il lui doit environ 6,2 millions de dollars américains.

[22]           Il semblerait que Worldspan affirme que les actions sont en sa faveur. Elle suggère que M. Sargeant a délibérément violé les obligations du CCN de maintenir Worldspan dans une situation de trésorerie positive, ce qui a poussé Worldspan à se placer à l’abri de ses créanciers. Elle suggère que dans le cadre du « projet », M. Sargeant et Comerica avaient l’intention d’acheter le navire dans le cadre d’un processus d’« appel d’offres » à une fraction de son coût et d’achever le navire à un chantier naval à Richmond (Colombie-Britannique), qui avait été créé à cet effet. Cependant, la vente du navire aurait saboté ce projet.

[23]           Ces allégations n’ont pas été prouvées, mais elles sont sous-entendues dans l’argument de Worldspan voulant que le versement de la somme consignée à la Cour soit injustifié.

[24]           La Cour s’inspire peu de ces allégations, car comme le protonotaire Hargrave l’a souligné dans l’affaire Bank of Scotland c. « Nel » (The) (1998), 144 FTR 47, 77 ACWS (3d) 917 (C.F. 1re inst.) [The Nel], il n’est pas approprié de considérer le bien-fondé des créances dans une requête telle la présente. Toutefois, la Cour remarque bien que le représentant de M. Sargeant et de Comerica a une réticence inexpliquée (ou insuffisamment expliquée) à se présenter à Vancouver pour être contre-interrogé. Cette question est traitée dans la décision rendue à l’égard de la seconde requête.

[25]           La difficulté pour Worldspan est qu’un certain nombre de ses arguments concernant le statut des intérêts juridiques dans et concernant le CCN, le CPC et l’hypothèque ont été traités et rejetés par la juge Strickland dans la décision Offshore Interiors Inc. c. Worldspan Marine Inc., 2013 CF 1266, 444 FTR 283, conf. par 2015 CAF 46, et par le juge Southcott la décision Offshore Interiors Inc. c. Worldspan Marine Inc., 2016 CF 27, 262 ACWS (3rd) 362, conf. par 2016 CAF 307. Ces décisions sont plus que de simples « exercices interprétatifs », comme Worldspan a tenté de dire.

[26]           Toutefois, je remarque que peu de précédents permettent de guider la Cour sur la question du versement partiel de la somme consignée à la Cour. Cela s’explique sans doute par le fait que pareille réparation est inhabituelle – le cours normal étant le règlement des questions opposant les parties, suivi du paiement.

[27]           Dans la décision The Nel, la Cour a souligné que personne ne subirait de préjudice ou verrait ses droits mis en péril en raison des avances payées à même les sommes « excédentaires ». La question du « préjudice » est un facteur pertinent pour le pouvoir discrétionnaire, bien que les faits dans la décision The Nel soient bien plus paisibles qu’en l’espèce.

[28]           M. Sargeant et Comerica n’ont pas démontré qu’aucun préjudice ou désavantage à toute partie ne saurait résulter d’un paiement tiré des produits de la vente. En fait, ils n’ont pas démontré qu’ils subissent un réel préjudice quelconque en maintenant le statu quo et en poursuivant le litige, particulièrement l’établissement d’une procédure pour fixer l’ordre de priorité.

[29]           Au vu du dossier qui m’a été soumis, je ne peux déterminer « les droits de toutes les personnes qui réclament un droit sur cette somme » comme le prévoit l’alinéa 491a). Et je ne suis pas non plus en mesure de déterminer que les arguments de Worldspan n’ont aucune chance de succès.

[30]           Si la proposition du demandeur est que la thèse de Worldspan n’est pas soutenable, il a d’autres options, comme une requête en radiation ou une requête en jugement sommaire, pour carrément soumettre la question à la Cour. Une requête en vue du versement de la somme consignée à la Cour n’est pas une tribune appropriée pour le présent différend multidimensionnel.

[31]           Il serait prématuré et possiblement préjudiciable d’effectuer un versement partiel de la somme consignée à la Cour.

IV.             Conclusion

[32]           La présente requête sera rejetée avec dépens. Les parties seront appelées à communiquer avec le juge responsable de la gestion de l’instance dans les 30 jours afin de décider des étapes suivantes dans l’instance, notamment la procédure pour fixer l’ordre de priorité mentionnée dans la présente requête.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-1226-10

LA COUR ORDONNE que la présente requête soit rejetée avec dépens. Les parties sont appelées à communiquer avec le juge responsable de la gestion de l’instance dans les 30 jours afin de décider des étapes suivantes dans l’instance, notamment la procédure pour fixer l’ordre de priorité mentionnée dans la présente requête.

« Michael L. Phelan »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1226-10

 

INTITULÉ :

OFFSHORE INTERIORS INC. c WORLDSPAN MARINE INC., CRESCENT CUSTOM YACHTS INC., LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « QE014226C010 » et LE NAVIRE « QE014226C010 » ET WOLRIGE MAHON LIMITED en sa qualité d’agent désigné pour la construction du navire défendeur « QE014226C010 », HARRY SARGEANT III, MOHAMMAD ANWAR FARID AL-SALEH, et 642385 B.C. LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 mars 2017

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 mai 2017

 

COMPARUTIONS :

Gary Wharton

 

Pour la demanderesse

et POUR LA DÉFENDERESSE

WORLDSPAN MARINE INC.

 

Keiran Siddall

Kaitlin Smiley

 

Pour l’intervenant

HARRY SARGEANT III

 

John McLean

Harban Bains

 

Pour L’INTERVENANTE

comerica bank

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

Bernard LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR L’INTERVENANT

HARRY SARGEANT III

 

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTERVENANT

MOHAMMAD ANWAR FARID AL-SALEH

Nathanson Schachter & Thompson LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTERVENANTE

642385 B.C.LTD.

Gowling WLG (Canada) LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour L’INTERVENANTE

COMERICA BANK

 

Farris Vaughan Will & Murphy LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR CASADE RAIDER HOLDINGS LTD (anciennement raider-hansen inc) et CAPRI INSURANCE SERVICES LTD

 

 

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