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Date : 20170119


Dossier : IMM-2311-16

Référence : 2017 CF 70

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

MARS VJ TACADENA CRISTOBAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                    Nature de l’instance

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Mars VJ Tacadena Cristobal (le demandeur) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) de la décision d’un agent des visas (l’agent), en date du 18 mai 2016, par laquelle le demandeur s’est vu refuser le statut de résident permanent, tant comme membre de la catégorie du regroupement familial qu’en vertu de l’alinéa 117(9)d) de la LIPR, ou du paragraphe 25(1) pour des considérations d’ordre humanitaire (CH).

[2]               La demande est accueillie pour les motifs suivants.

II.                 Rappel des faits

[3]               Le demandeur est un citoyen et un résident des Philippines âgé de 27 ans. Il a demandé le statut de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial. Sa femme, une citoyenne du Canada (auparavant, une résidente permanente également des Philippines), le parrainait. Après avoir appris qu’il n’était pas admissible en tant que membre de la catégorie du regroupement familial, le demandeur a présenté une demande de statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire, étant donné que son épouse et sa fille née au Canada avaient le statut de citoyennes canadiennes et vivaient au Canada. Les deux demandes présentées par le demandeur ont été rejetées.

[4]               Le demandeur a rencontré sa répondante et leur relation a commencé en 2005. La répondante s’est installée au Canada en 2007 dans le cadre du programme des aides familiaux résidants. Ils se sont fiancés le 15 novembre 2009 et se sont mariés le 29 mars 2010. Ils ont eu un enfant, une jeune fille née au Canada en décembre 2010. La répondante et leur fille sont retournées aux Philippines deux fois depuis la naissance de leur fille pour visiter le demandeur, une fois en 2011 et une fois en 2012; rien ne démontre qu’elles y sont retournées depuis. La communication aurait été maintenue grâce à l’utilisation du téléphone, de Skype et de Facebook.

[5]               La répondante du demandeur est entrée au Canada en tant que résidente permanente le 31 août 2010. Elle n’a pas déclaré le demandeur comme son conjoint ni comme personne à charge dans sa demande de résidence permanente. La répondante prétend qu’il s’agissait d’une « erreur innocente », et qu’il ne lui est pas venu à l’idée qu’elle devait mettre à jour son dossier si des changements étaient survenus au cours de la période de traitement de la demande. Il faut toutefois noter que des directives à cette fin étaient incluses dans les lettres qu’elle a reçues au cours du processus de demande de résidence permanente. La répondante a en outre présenté d’autres renseignements mis à jour au cours de cette même période de traitement.

[6]               Le demandeur a présenté une demande de visa de résident permanent à titre de membre de la catégorie du regroupement familial le 16 février 2015. Dans le cadre de sa demande, le demandeur a soumis un certificat de police du Bureau national d’enquête (NBI) des Philippines, ainsi qu’une attestation de vérification de casier judiciaire et plusieurs autres documents attestant qu’il n’avait pas de casier judiciaire. Le certificat du NBI contenait l’annotation « No Criminal Record » (aucun casier judiciaire).

[7]               Le 9 juillet 2015, le demandeur a reçu une lettre relative à l’équité procédurale l’informant du fait qu’il se pourrait qu’il ne réponde pas aux exigences d’immigration au Canada parce que sa femme ne l’avait pas déclaré comme conjoint dans sa demande de résidence permanente, ce qui le rendrait inadmissible.

[8]               L’avocat du demandeur a présenté une réponse à la lettre relative à l’équité procédurale dans laquelle il désire que sa demande soit entièrement fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant, c.-à-d., qu’elle soit réunie avec son père [traduction] « pour qu’il puisse participer à son éducation. » La lettre précise également que la répondante, l’épouse du demandeur, [traduction] « bénéficierait du soutien de son mari, à la fois financièrement et émotionnellement, s’il était en mesure de rejoindre sa famille au Canada. »

III.               Décision

[9]               Le 18 mai 2016, tant la demande de résidence permanente du demandeur au titre de membre de la catégorie du regroupement familial que sa demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire ont été rejetées.

[10]           Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur ne conteste pas qu’il n’est pas admissible comme membre de la catégorie du regroupement familial.

[11]           Il se plaint plutôt du fait que l’agent a rejeté sa demande pour considérations d’ordre humanitaire fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant.

[12]           Les notes de l’agent versées au Système mondial de gestion des cas (SMGC) concernant sa demande pour considérations d’ordre humanitaire mentionnent ce qui suit :

[TRADUCTION]

           Le peu de documents au dossier pour établir une relation véritable et continue entre le demandeur et sa répondante;

           Le délai de 5 ans entre le mariage du demandeur et sa répondante et la date à laquelle la demande de parrainage a été présentée;

           L’absence de toute indication démontrant que la répondante et l’enfant aient rendu visite au demandeur dans les quatre années suivant leur visite en 2012;

           L’enfant est née et a vécu au Canada avec sa mère depuis 2010 sans la présence physique de son père;

           La correspondance s’étalant sur une année entre le demandeur et sa répondante déposée en preuve ne comporte aucune indication de la période à laquelle ces communications ont eu lieu; il n’y a aucune preuve au dossier de quelque autre correspondance entre les deux époux, et cette correspondance ne semble pas comprendre de discussions à propos de l’enfant et seulement deux photos de l’enfant sont partagées au cours de toute l’année de la correspondance soumise en preuve;

           Le demandeur a présenté une demande de délai supplémentaire de 30 jours pour présenter des preuves de communication par Skype et autres outils Internet et par téléphone, mais il n’a cependant pas présenté de tels éléments de preuve en dépit du fait qu’on lui ait accordé la prorogation du délai;

           La répondante pourrait avoir joui d’un avantage en ne déclarant pas le demandeur dans sa demande de résidence permanente puisque la vérification de ses antécédents judiciaires a révélé qu’il a déjà été accusé d’une infraction criminelle.

[13]           C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

IV.              Les questions en litige

[14]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

1.         L’agent a-t-il manqué à son obligation d’équité en ne donnant pas au demandeur la possibilité de dissiper toute réserve qu’il avait quant à ses antécédents judiciaires aux Philippines?

2.         Les conclusions de l’agent en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant étaient-elles raisonnables?

V.                 La norme de contrôle applicable

[15]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a établi aux paragraphes 57 et 62 qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse du critère de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions fondées sur des motifs humanitaires est celle de la décision raisonnable : Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44 [Kanthasamy]; Maroukel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 83, au paragraphe 21, Boswell J [Maroukel]; Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18. La décision d’octroyer ou non une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure de nature « exceptionnelle et hautement discrétionnaire qui mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » : Qureshi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 335, au paragraphe 30. La nature hautement discrétionnaire des décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire « élargit la gamme d’issues possibles acceptables » : Holder c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 337, au paragraphe 18; Inneh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 108, au paragraphe 13.

[16]           Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[17]           Les questions d’équité procédurale sont sujettes à un contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43. Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision correcte :

La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

[18]           La Cour suprême du Canada prescrit aussi que le contrôle judiciaire ne constitue pas une chasse au trésor, phrase par phrase; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. De plus, une cour de révision doit déterminer si la décision, examinée dans son ensemble et son contexte au vu du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65; voir aussi l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

VI.              Analyse

[19]           À mon avis, la question déterminante dans cette demande est le défaut de l’agent d’aviser le demandeur de ses préoccupations concernant le casier judiciaire du demandeur aux Philippines. J’ai également des réserves au sujet de la pertinence de l’intérêt supérieur de l’enfant en l’espèce.

[20]           Le demandeur, comme requis par le Canada, a déposé un rapport du National Bureau of Investigation (NBI) indiquant « No Criminal Record » (aucun casier judiciaire). Le dossier indique cependant très clairement que les rapports de ce NBI sont particulièrement difficiles à interpréter. En fait, l’information obtenue de l’ASFC figurant au dossier indique même qu’une déclaration si simple exige une [traduction] « interprétation d’observations trompeuses. Le vrai sens des observations n’est pas évident à partir de la description et peut être mal interprété, à moins que l’on sache ce que les remarques signifient vraiment ». L’ASFC donne pas moins de sept (7) significations possibles d’un rapport du NBI faisant état de « No Criminal Record » (aucun casier judiciaire). À la lumière de ce qui précède, l’ASFC indique que [traduction« …l’agent doit demander au demandeur de fournir des documents de cour et des rapports de police et un rapport plus détaillé du NBI attestant de l’absence de casier judiciaire et préciser la signification de l’observation afin d’être en mesure de déterminer l’admissibilité sur le plan judiciaire. »

[21]           Malgré cet avis de l’ASFC, les notes de l’agent sur le cas indiquent que le rapport contenant la mention « No Criminal Record » (aucun casier judiciaire) indique que [traduction] « le demandeur a été accusé d’une infraction criminelle. » De plus, l’agent formule ensuite des hypothèses en ce qui concerne le demandeur et son épouse, la répondante, voulant que le demandeur [traduction] « puisse être déclaré interdit de territoire », et qu’en plus, l’épouse puisse aussi être déclarée interdite de territoire pour avoir obtenu la citoyenneté canadienne en ne déclarant pas son conjoint [traduction] « dont le casier judiciaire aurait pu la rendre inadmissible au Canada. »

[22]           En outre, et contrairement à l’avis de l’ASFC, l’agent n’a pas demandé au demandeur de fournir des documents de cour et des rapports de police et un rapport plus détaillé du NBI attestant de l’absence de casier judiciaire et précisant la signification de l’observation afin d’être en mesure de déterminer l’admissibilité sur le plan judiciaire.

[23]           Ces conclusions très graves n’ont pas été portées à l’attention du demandeur. La lettre relative à l’équité procédurale n’en faisait pas mention. Il n’y a aucun moyen de déterminer dans quelle mesure ces facteurs ont influé sur la décision de rejeter la demande CH.

[24]           Je suis d’avis que c’était inéquitable. L’agent n’avait pas de fondement solide lui permettant d’asseoir sa conclusion voulant que le demandeur ait été accusé d’une infraction criminelle, ou que le demandeur et son épouse puissent être inadmissibles. Une lettre relative à l’équité procédurale était de toute évidence requise dans cette situation. Cela a vivement été conseillé par l’ASFC – y compris des instructions précises de ce qui devait être demandé. Rien de la sorte n’a été fait.

[25]           Je suis incapable de déterminer la mesure dans laquelle cette iniquité procédurale a influencé la décision finale de rejeter la demande CH. Je ne peux maintenir cette décision compte tenu de ce manquement relativement grave aux principes de justice naturelle. Par conséquent et au vu de ce qui précède, le présent contrôle judiciaire doit être accueilli.

[26]           Avant de clore cette affaire, je tiens également à noter que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant en l’espèce est assez courte. Cela peut refléter le fait que les observations relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant étaient très brèves. Il se peut que l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant soit raisonnable; cela devra être décidé au cours du nouvel examen que j’ordonne. Dans cette affaire, l’agent n’est cependant pas parvenu à une conclusion sur l’intérêt supérieur de l’enfant; les notes consignent plutôt un certain nombre de facteurs relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant et sont ensuite dirigées vers la question de la criminalité pour finalement conclure que les considérations d’ordre humanitaire n’ont pas été établies. Il n’y a pas de conclusion sur l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui de mon point de vue ne doit pas être laissé irrésolu, puisqu’il convient de se conformer à l’arrêt Kanthasamy.

[27]           À mon humble avis, cette décision est entachée d’iniquité procédurale comme indiqué ci-dessus. Par conséquent, le présent contrôle judiciaire doit être accueilli.

VII.            Question à certifier

[28]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et aucune ne se pose.

VIII.         Conclusion

La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que la décision de l’agent des visas soit annulée. L’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent des visas. Aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2311-16

 

INTITULÉ :

MARS VJ TACADENA CRISTOBAL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 janvier 2017

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Howard Eisenberg

Pour le demandeur

 

Monmi Goswami

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eisenberg & Young LLP

Avocats

Hamilton (Ontario)

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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