Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20170105


Dossier : IMM‑2141‑16

Référence : 2017 CF 14

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2017

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ABOAJILA ABDULMAULA

AMINA ABOHARBA

YAKHIN ABDULMAULA

MOHAMED ABDULMAWLA

IBRAHIM ABDULMOULA

ALA ABDELMOLA

MAHAMOUD ABDULMOULA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu général

[1]               Le demandeur, Aboajila Abdulmaula, sa femme, Amina Aboharba et leurs cinq enfants mineurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR). La SAR a rejeté l’appel qu’avaient interjeté les demandeurs d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la CISR, et confirmé que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que le refus par la SAR de la demande présentée par les demandeurs de soumettre le rapport de 2015 du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) à titre de nouvelle preuve était raisonnable. L’argument des demandeurs selon lequel le rapport de 2015 du HCR devrait être [traduction] « réputé » faire part du dossier n’a pas été soulevé devant la SAR, et ne peut donc être invoqué pour la première fois dans la présente demande de contrôle judiciaire. La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Tobrouk, en Libye, était raisonnable. La demande est donc rejetée.

II.                Contexte

[3]               Les demandeurs sont des citoyens libyens. M. Abdulmaula a été désigné en qualité de demandeur principal par la SPR en vertu de l’article 55 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256.

[4]               M. Abdulmaula donnait des cours sur les services bancaires et financiers à l’Université de Tripoli et à l’Université de Zaouïa. À l’appui de sa demande d’asile, il a déclaré qu’à partir de 2011, il a essayé de persuader les jeunes de « laisser tomber leurs armes », de « se tenir loin des milices », et de poursuivre leurs études ou d’essayer d’améliorer leur pays. Il allègue qu’en 2012, il a été détenu, à trois reprises, par les Brigades Al Farouq, une organisation regroupant des rebelles armés qui lui ont dit de cesser ces activités.

[5]               M. Abdulmaula est arrivé au Canada le 18 février 2013 avec un visa d’étudiant. Les autres demandeurs l’ont rejoint le 6 avril 2013. Les demandeurs ont sollicité le statut de réfugié en avril 2015. La SPR a entendu leurs demandes les 23 juin, 10 août et 4 septembre 2015, et les a rejetées le 21 décembre 2015. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. La SAR a rejeté leur appel le 3 mai 2016.

III.             Décision attaquée

[6]               Les demandeurs ont présenté de nouveaux documents pour étayer leur appel. La SAR a conclu que les documents ne répondaient pas aux conditions en matière d’admissibilité d’éléments de preuve nouveaux prévues au paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a également conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Tobrouk, en Libye.

IV.             Questions en litige

[7]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.           Le rejet par la SAR des nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs était‑il raisonnable?

B.            La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI à Tobrouk, en Libye, était-elle raisonnable?

V.                Analyse

[8]               Les décisions de la SAR concernant l’admission de nouveaux éléments de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR et son appréciation des preuves versées au dossier, notamment en ce qui concerne l’existence d’une PRI, soulèvent des questions mixtes de fait et de droit; elles sont donc susceptibles d’être examinées par la Cour conformément à la norme de la raisonnabilité (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Singh, 2016 CAF 96 aux paragraphes 23 et 29 [Singh]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 au paragraphe 35 [Huruglica]; Segura Agudelo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 465 au paragraphe 17). La Cour n’intervient que, lorsque la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9 au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

A.                Le rejet par la SAR des nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs était‑il raisonnable?

[9]               La SAR a refusé d’admettre tous les nouveaux documents présentés par les demandeurs à l’appui de leur appel. Les demandeurs contestent uniquement le refus de la SAR d’admettre le rapport de 2015 du HCR. Les demandeurs s’appuient sur un commentaire tiré de ce rapport selon lequel [traduction] « Dans les circonstances actuelles, il est peu probable que les critères de pertinence et de raisonnabilité d’un refuge intérieur ou d’une possibilité de rétablissement soient respectés ». Le rapport de 2014 du HCR énonce uniquement que [traduction] « [t]outes les demandes d’asile présentées par des ressortissants ou des résidents de la Libye qui souhaitent obtenir une protection internationale doivent être traitées de façon efficace et équitable, conformément au droit international et régional applicable aux réfugiés ».

[10]           D’après le paragraphe 110(4) de la LIPR, l’appelant ne peut présenter « [à la SAR] que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles, ou s’ils l’étaient, qu’[il] n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet ». La SPR a terminé ses audiences le 4 septembre 2015 et a rendu sa décision le 21 décembre 2015. Le rapport du HCR est daté d’octobre 2015 et a été publié le 30 novembre 2015.

[11]           Les demandeurs soutiennent que la SPR aurait dû prendre en compte le rapport de 2015 du HCR avant de rendre sa décision, parce que ces éléments de preuve étaient survenus [traduction] « après l’audience ». Cependant, le paragraphe 110(4) de la LIPR ne permet à l’appelant de présenter de nouveaux éléments de preuve à la SAR que s’ils sont survenus « depuis le rejet de sa demande ».

[12]           La SAR fonde sa décision d’exclure le rapport de 2015 du HCR sur les conditions exposées au paragraphe 110(4) de la LIPR, sur l’arrêt Singh de la Cour d’appel fédérale, sur les critères exposés dans Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, et sur les Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257. La SAR a conclu que les demandeurs avaient accès au rapport de 2015 du HCR « avant le rejet de [leur] demande » et qu’ils « ne lui ont pas expliqué de façon convaincante la raison pour laquelle ils n’avaient pas pu communiquer ces éléments de preuve avant le rejet de leurs demandes d’asile ». Le raisonnement de la SAR me paraît inattaquable. À mon avis, la conclusion de la SAR selon laquelle le rapport de 2015 du HCR n’était pas admissible à titre de nouvel élément de preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR était raisonnable.

[13]           Devant la Cour, les demandeurs ont soulevé un nouvel argument pour étayer leur position selon laquelle la SPR et la SAR auraient dû toutes les deux prendre en compte le rapport de 2015 du HCR avant de rendre leurs décisions. Ils font remarquer que le rapport de 2015 du HCR fait partie du Cartable national de documentation produit par la CISR et publié sur son site Web. Les demandeurs soutiennent par conséquent que le rapport de 2015 du HCR aurait dû être [traduction] « réputé » faire partie du dossier présenté à la SPR et, par extension, à la SAR.

[14]           Les demandeurs s’appuient sur une conclusion du juge Southcott dans Saalim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 841 au paragraphe 26 selon laquelle « [l’appel] des demanderesses auraient dû bénéficier d’un examen éclairé par la SAR des documents pertinents sur les conditions dans le pays en cause », adoptant ainsi le commentaire du juge Harrington dans Myle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1073 au paragraphe 20, selon lequel la SPR a, « à tout le moins, l’obligation de tenir compte des renseignements contenus dans son propre dossier d’information, renseignements que l’on peut aisément obtenir en consultant le site Internet de la Commission ».

[15]           Le problème que soulève cet argument est qu’il n’a jamais été présenté à la SAR. Comme la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. R. K., 2016 CAF 272 au paragraphe 6, [traduction] « le caractère raisonnable de la décision de la Section d’appel ne peut normalement être contesté en invoquant une question qui ne lui a pas été soumise lorsque, comme en espèce, la nouvelle question qui a été soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire concerne l’expertise ou les attributions spécialisées de la Section d’appel (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 aux paragraphes 23 à 25). » L’arrêt Huruglica de la Cour d’appel fédérale est au même effet, au paragraphe 79.

[16]           Étant donné l’argument selon lequel le rapport de 2015 du HCR devait être réputé faire partie du dossier n’a pas été invoqué devant la SAR, il ne peut fonder avec succès une demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

B.                 La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI à Tobrouk, en Libye, était-elle raisonnable?

[17]           La SAR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Tobrouk, en Libye, en se fondant sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) à la page 710, qu’elle a résumé de la façon suivante :

1)      la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI ou que le demandeur d’asile ne serait pas personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités ni au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture dans la région qui constitue une PRI;

2)      de plus, la situation dans cette partie du pays considérée comme une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, d’y chercher refuge.

[18]           Les demandeurs ne contestent pas que le premier volet du critère en matière de PRI est respecté. Ils admettent qu’ils n’auraient pas été ciblés ou autrement persécutés à Tobrouk.

[19]           La SAR a reconnu que la PRI doit être « une solution réaliste et viable », et que les demandeurs ne devraient pas être en danger ou connaître des difficultés injustifiées en se rendant dans la PRI proposée ou en y demeurant (citant Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, aux pages 596 à 599 [Thirunavukkarasu]).

[20]           La SAR a reconnu que, d’une façon générale, les conditions en Libye s’étaient détériorées, que les demandeurs n’avaient jamais résidé à Tobrouk, qu’ils n’avaient pas de lien avec cette ville, et que les possibilités d’emploi de M. Abdulmaula étaient incertaines. La SAR a néanmoins conclu qu’il était raisonnable que les demandeurs s’établissent à Tobrouk. La SAR a estimé que les preuves présentées par les demandeurs ne concernaient pas précisément les conditions régnant à Tobrouk. La SAR a conclu :

Après avoir examiné la situation à Tobrouk et l’ensemble des circonstances en l’espèce, y compris la situation particulière des appelants, la SAR conclut qu’il n’est pas déraisonnable que les appelants déménagent à Tobrouk. Elle conclut que, étant donné leur statut, c’est-à-dire qu’ils sont instruits, qu’ils parlent anglais et qu’ils peuvent communiquer dans la langue nationale, les appelants n’auront pas à surmonter d’obstacles culturels ou linguistiques s’ils déménagent à Tobrouk. La SAR souligne que les appelants peuvent se rendre directement à Tobrouk, sans avoir à retourner à Tripoli. Les gens de la Cyrénaïque en général et de Tobrouk en particulier parlent le même dialecte régional que les gens de la Tripolitaine et de Tripoli.

[21]           La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel l’absence de lien avec Tobrouk constituait une difficulté injustifiée, en faisant remarquer que le seuil applicable est très élevé et que « les préjudices liés au déplacement et au déménagement ne constituent pas le genre d’épreuves indues qui rendent une PRI déraisonnable » (citant Thirunavukkarasu).

[22]           Les demandeurs soutiennent que le choix de Tobrouk à titre de PRI par la SAR était déraisonnable, et font remarquer qu’à l’heure actuelle, les renvois en Libye à partir du Canada sont temporairement suspendus. Ils se fondent sur l’observation du juge Hughes dans Kawa c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 737 au paragraphe 8 (Kawa) :

[I]l ne faut pas faire abstraction du fait qu’un pays se trouve sur la liste des pays vers lesquels les renvois sont suspendus; il s’agit de l’un des facteurs à prendre en considération. Autrement dit, un lieu qui se trouve au sein d’un pays dangereux où de nombreuses personnes sont tuées ou exposées à des traitements cruels n’est pas [traduction] « sûr » tout simplement parce que moins de personnes y sont victimes de coups de feu ou soumises à des traitements cruels à un endroit donné.

[23]           Les demandeurs affirment également que la crainte d’être enlevé qu’éprouve M. Abdulmaula aurait dû être abordée dans le cadre du second volet du critère de PRI, et que la SAR a commis une erreur en [traduction] « introduisant dans l’analyse de la PRI la condition que les demandeurs “doivent essayer de se rétablirˮ avant de fuir la Libye ».

[24]           Le défendeur affirme que la suspension temporaire des renvois vers la Libye est [traduction] « une décision tout à fait distincte de la décision de la SAR selon laquelle les demandeurs pourraient se rétablir à l’intérieur de la Libye, dans la ville de Tobrouk »; elle veut simplement dire que les demandeurs ne seront pas renvoyés en Libye [traduction] « tant qu’il ne sera pas possible de les renvoyer en sécurité dans leur pays à partir du Canada ». Le défendeur note que cette affaire est distincte de Kawa, étant donné que cette décision a été rendue dans le contexte d’une évaluation des risques de renvoi concernant un demandeur qui ne pouvait bénéficier de la suspension temporaire des renvois en Afghanistan, parce qu’il avait été déclaré interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. En l’espèce, les demandeurs bénéficient de la suspension temporaire des renvois.

[25]           J’admets avec le défendeur que la suspension temporaire des renvois vers la Libye ne touche pas le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR, selon laquelle les demandeurs disposent d’une PRI à Tobrouk. En outre, les demandeurs n’ont pas invoqué cet argument devant la SAR.

[26]           Les demandeurs ne contestent pas la conclusion de la SAR, selon laquelle ils seraient à l’abri des persécutions à Tobrouk. À mon avis, il était raisonnable que la SAR conclue que le retour en Libye et le rétablissement à Tobrouk, malgré l’absence de liens antérieurs des demandeurs avec cette ville et de possibilités d’emploi sûr, ne constituent pas une difficulté injustifiée. Pris dans son ensemble, la décision de la SAR n’indique pas que les demandeurs auraient dû tenter sans succès de s’établir à Tobrouk avant que l’on puisse rejeter cette ville comme PRI. La conclusion de la SAR fait partie des issues possibles acceptables.

VI.             Conclusion

[27]           La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2141‑16

 

INTITULÉ :

ABOAJILA ABDULMAULA

AMINA ABOHARBA

YAKHIN ABDULMAULA

MOHAMED ABDULMAWLA

IBRAHIM ABDULMOULA

ALA ABDELMOLA

MAHAMOUD ABDULMOULA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 NOVEMBRE 2016

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JANVIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR Les demandeurs

 

David Joseph

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

William F. Pentney, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.