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Date : 20161114

Dossier : IMM-1151-16

Référence : 2016 CF 1266

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2016

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

HABTAMU WOLDEGIORGIS DENBELA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur, Habtamu Woldegiorgis Denbela (M. Denbela), conteste une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) qui a rejeté sa demande d’asile le 29 février 2016.

[2]               M. Denbela demande que cette demande soit accueillie parce qu’il se représentait
lui-même devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) et qu’il était injuste que son audience devant la SPR se fasse en anglais sans la présence d’un interprète. La confusion qui a suivi du fait de l’absence d’un interprète l’a empêché de répondre aux préoccupations exprimées par le décideur. Parce qu’il n’a pas bénéficié des services d’un avocat et d’un interprète, M. Denbela n’a pas pu présenter certains documents à la SPR. Pour toutes ces raisons, il dit que la SAR a commis une erreur et que l’affaire devrait être renvoyée pour être jugée de nouveau. Je souligne que M. Denbela était représenté par un avocat lors de son audience devant la SAR et qu’il a présenté les mêmes arguments à la SAR.

[3]               Je rejette la demande pour les motifs qui suivent.

II.                Contexte

[4]               M. Denbela est un citoyen d’Éthiopie venant de Dilla, dans la zone Gedeo, en République fédérale démocratique d’Éthiopie (Éthiopie). En novembre 2010, M. Denbela a été surpris par un agent de sécurité du gouvernement en train de discuter politique dans un taxi. L’agent de sécurité a battu M. Bendela et a consigné son nom dans un calepin.

[5]               En 2011, M. Denbela a eu des problèmes avec son employeur, Ethiopian Airlines. Sa rémunération a été réduite et il a été exclu des promotions. Aucun lien n’a été fourni entre les difficultés avec son employeur et l’incident de novembre 2010 avec l’agent de sécurité du gouvernement. M. Denbela est par la suite devenu un marin marchand, voyageant dans de nombreux pays et retournant volontairement en Éthiopie en août 2013.

[6]               En avril 2015, des responsables de la sécurité du gouvernement se sont présentés au domicile de M. Denbela, à sa recherche. Il travaillait à l’extérieur du pays à ce moment-là; sa famille l’a informé de la visite du responsable de la sécurité à son domicile. Les élections nationales approchaient rapidement et le gouvernement arrêtait les membres des partis d’opposition en vue, les journalistes, les blogueurs et les personnes qui participaient à des manifestations politiques. Aucune autre visite de la part des responsables de la sécurité du gouvernement n’a été signalée.

[7]               M. Denbela est arrivé à Port-Cartier, au Québec, le 30 avril 2015, en tant que membre d’équipage d’un navire marchand et a par la suite présenté une demande d’asile.

[8]               M. Denbela a indiqué qu’il parle l’amharique et le gede’uffa, mais a [traduction] « de la difficulté à comprendre lorsque les interlocuteurs anglophones utilisent des grands mots ou parlent trop rapidement et lorsqu’il y a d’autres distractions autour de moi. Je dois suivre l’anglais et même là, c’est un défi. »

III.             Questions en litige

[9]               Les questions en litige que notre Cour doit trancher sont les suivantes :

A.    La SAR a-t-elle correctement conclu qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale devant la SPR?

B.     La décision de la SAR était-elle raisonnable?

IV.             Norme de contrôle

[10]           La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable en ce qui concerne les conclusions de fait et les conclusions de fait et de droit, et celle de la décision correcte dans le cas de l’équité procédurale. Le présent contrôle judiciaire s’est fait en fonction du dossier et aucun nouvel élément de preuve n’a été pris en considération pour déterminer l’issue.

[11]           La Cour d’appel fédérale a conclu que la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier et intervenir si la SPR commet une erreur de droit, de fait et de fait et de droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica]). Essentiellement, la SAR doit appliquer une norme de contrôle de la « décision correcte ». Cependant, la Cour d’appel fédérale a déterminé qu’il ne s’agissait pas d’un véritable appel de novo, étant donné que la SAR procède à un contrôle en fonction du dossier devant la SPR et peut s’en remettre à la SPR pour les conclusions sur la crédibilité là où la SPR bénéficie d’un avantage certain. Même si la décision Huruglica, précité, n’était pas encore publiée lorsque la SAR a examiné la décision de la SPR, elle a tout de même appliqué la norme de contrôle de la décision correcte.

V.                Analyse

A.                Équité procédurale

[12]           M. Denbela soutient que la SPR aurait dû avoir un interprète à son audience étant donné sa maîtrise limitée de la langue anglaise. Sans le bénéfice d’un avocat, il n’était pas au courant de la nécessité de demander un interprète. En raison de ces irrégularités procédurales, il n’a pas compris les questions qui lui étaient posées et n’a pas été en mesure de répondre pleinement. En substance, M. Denbela soutient que la SAR aurait dû conclure à un manquement à l’équité procédurale à l’audience devant la SPR.

[13]           Je conclus que l’absence d’un interprète et d’un avocat n’a pas privé M. Denbela de l’équité procédurale. Les arguments présentés à la Cour étaient les mêmes que ceux qui avaient été présentés par son avocat devant la SAR, et je conclus qu’elle n’a pas commis d’erreur dans sa décision.

[14]           Les audiences de la SPR n’exigent pas la présence d’un avocat. Les audiences sont conçues pour tenir compte des parties qui se représentent elles-mêmes et qui proviennent de divers milieux et, au besoin, fournir des services d'interprétation. Bien que l’absence d’un avocat pour représenter M. Denbela à son audience devant la SPR ait été malheureuse, ce n’est pas fatal pour la décision de la SPR. La SAR a écouté l’audience de la SPR et a fait remarquer que l’absence d’un avocat et l’absence d’un interprète n’ont pas été soulevées comme une question en litige. M. Denbela n’a peut-être pas bénéficié des services d’un avocat devant la SPR, mais il avait un bon avocat devant la SAR, et je ne peux pas attribuer de faute à la conclusion de la SAR pour ce motif. Je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur en appréciant l’absence d’un avocat représentant M. Denbela à l’audience devant la SPR.

[15]           Quant à l’absence d’un interprète, la SAR a conclu que la maîtrise de la langue anglaise de M. Denbela était suffisante pour l’audience devant la SPR et que s’il y a eu des problèmes, ils étaient attribuables aux retards dans la vidéoconférence. M. Denbela est un homme discret, qui a de bonnes manières et qui a bien présenté son dossier en anglais devant la Cour. Il incombe au demandeur de dire s’il n’est pas en mesure de comprendre le déroulement des procédures sans interprétation. Sur son formulaire de demande générique pour le Canada, M. Denbela a indiqué qu’il détient un baccalauréat et à la question de savoir s’il pouvait communiquer en français ou en anglais, il a répondu en anglais. La Cour a fait observer que son formulaire Fondement de demande d’asile n’a pas été traduit étant donné qu’il comprenait l’anglais.

[16]           L’avocat de M. Denbela a remis à la SAR des extraits de la transcription avec des exemples pour lesquels on estimait que l’absence de services d'interprétation a eu une incidence sur les conclusions de la SPR sur la crédibilité. En de nombreuses occasions, la question a dû être répétée, mais aucune de ces questions n’était visée par les conclusions défavorables sur la crédibilité. Par conséquent, je conclus que la SAR n’a pas commis d’erreur pour ce qui est de l’absence de services d'interprétation pour M. Denbela devant la SPR.

B.                 Crédibilité et suffisance de la preuve

[17]            M. Denbela s’appuie sur la décision Ahortor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 705, pour soutenir que la SPR n’aurait pas dû ne pas croire ses éléments de preuve tout simplement parce qu’il n’y avait aucune preuve documentaire à l’appui de son témoignage de vive voix.

[18]           C’est à ce point-ci que M. Denbela devient confus, et c’est compréhensible, puisque la SPR a dit que la question déterminante est celle de la crédibilité. La SPR a finalement conclu que M. Denbela était crédible, puis a rejeté sa demande. C’est parce que la question en litige déterminante pour la SPR n’était pas en fait la crédibilité, mais de savoir si M. Denbela avait suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. La SPR a mal décrit la différence entre la crédibilité et le fardeau qui incombe à un demandeur d’établir le bien-fondé de son affaire, mais en fin de compte, elle a tiré une conclusion raisonnable.

[19]           Selon M. Denbela, il n’était pas raisonnable pour la SAR et la SPR de conclure qu’il n’avait aucune preuve documentaire à l’appui de ses risques. Il a soutenu qu’il n’a pas pu fournir de pièces justificatives puisque le gouvernement de l’Éthiopie censure les reportages dans les médias. Devant la SAR, son avocat a eu la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve et d’aborder la preuve documentaire à partir de la trousse sur les conditions qui existent dans le pays qu’une personne qui se représente elle-même peut ne pas avoir pris en compte. Cela comprenait la possibilité de présenter des éléments de preuve à l’appui de son allégation selon laquelle le gouvernement ne permet pas de reportages objectifs.

[20]           La SPR a accepté la description par M. Denbela d’un incident survenu en novembre 2010, lorsqu’il a été agressé par un agent de sécurité, puisque c’était compatible avec son formulaire Fondement de demande d’asile et plausible en fonction des documents sur les conditions qui existent dans le pays. La SPR a aussi accepté que des représentants du gouvernement se sont présentés en avril 2015 à sa résidence et ont questionné son père pour savoir où il se trouvait. Cependant, elle a aussi conclu qu’il n’y avait aucun lien avec l’incident de novembre 2010 étant donné que beaucoup de personnes avaient été arrêtées avant l’élection de mai 2015. La preuve documentaire indiquait que les personnes arrêtées présentaient un profil plus élevé que M. Denbela. La SPR n’a pas conclu que ces événements, conjugués à d’autres éléments de preuve, établissaient plus que la simple possibilité que M. Denbela serait poursuivi à son retour en Éthiopie ou qu’il était une personne à protéger.

[21]           La SAR a apprécié la preuve et écouté l’audience de la SPR, en plus d’examiner tous les nouveaux éléments de preuve présentés par l’avocat de M. Denbela. La SAR a examiné et rejeté la majorité des nouveaux éléments de preuve avancés par M. Denbela. Le seul nouvel élément de preuve accepté était une lettre de la Regina Ethiopian Association portant une date postérieure à celle de l’audience. La SAR a été raisonnable dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve.

[22]           Contrairement au reste du témoignage de M. Denbela, ces nouveaux éléments de preuve n’ont pas été jugés crédibles. Plus précisément, l’implication de M. Denbela dans l’Organisation démocratique du peuple gedeo (GPDO) n’a pas été jugée crédible en raison de plusieurs incohérences entre les nouvelles allégations et les questions précises posées à M. Denbela lors de l’audience devant la SPR.

[23]           La SAR a rejeté l’argument selon lequel la SPR aurait dû tenir compte de la persécution en raison de l’appartenance à un groupe social, le GPDO. La SAR a conclu que les quelques mentions des « Tigrés » ne sous-entendaient pas la persécution des tribus minoritaires, mais plutôt privilège, corruption et népotisme. Ceci, conjugué au fait que M. Denbela ne semble pas craindre pour sa famille toujours en Éthiopie, a amené la SAR à conclure que l’appartenance à ce groupe social ne constituait pas une catégorie qu’il fallait prendre en considération.

[24]           La SAR a tiré sa propre conclusion quant à la crédibilité de M. Denbela. Elle n’a trouvé aucune erreur dans la décision de la SPR fondée sur les documents dont elle était saisie et selon laquelle les allégations de M. Denbela étaient crédibles, mais n’était pas d’accord avec M. Denbela selon qui ces incidents donneraient lieu aux risques qu’il allègue. En plus de ce dont la SPR était saisie, la SAR a évalué les allégations de risque par les « Tigrés ». La SAR a conclu que même sans le bénéfice d’un avocat à l’audience devant la SPR, M. Denbela aurait dû mentionner le risque allégué associé au GPDO et le fait de ne pas le mentionner n’était pas crédible. La SAR n’a trouvé aucune preuve documentaire étayant ce ciblage et a conclu qu’il était raisonnable pour la SPR de ne pas pousser plus loin l’analyse du risque pour le GPDO en Éthiopie alors que ce risque n’était pas allégué devant elle. Je conclus que les conclusions de la SAR pour ces motifs sont raisonnables et se fondent sur les éléments de preuve devant elle.

[25]           Dans ses observations écrites, M. Denbela a indiqué que la SAR était partiale, mais cet argument n’est pas étayé et n’est pas fondé; il ne fera donc pas partie de la décision. Pour les mêmes raisons, je n’examine pas les questions soulevées par M. Denbela, à savoir que la SAR n’a pas tenu une audience ou qu’on ne l’a pas informé des questions en litige pertinentes.

[26]           Je conclus que la SAR a appliqué la norme de contrôle utilisée par la Cour d’appel fédérale dans la décision Huruglica. Elle a donné de longs motifs qui apprécient pleinement la preuve qui lui était présentée ainsi que la décision de la SPR. Les motifs de la SAR étaient justifiés, transparents et intelligibles dans le cadre du processus décisionnel (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12).


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1.                  La présente demande est rejetée.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1151-16

INTITULÉ :

HABTAMU WOLDEGIORGIS DENBELA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Regina (Saskatchewan)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER SEPTEMBRE 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

DATE DES MOTIFS :

LE 14 NOVEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

HABTAMU DENBELA

Pour le demandeur

POUR SON PROPRE COMPTE

STEPHEN MCLACHLIN

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

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