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Date : 20160722


Dossier : T-2136-15

Référence : 2016 CF 854

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ASMA JALEES BAJWA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La défenderesse, Mme Asma Jalees Bajwa, est une citoyenne du Pakistan qui est venue au Canada et est devenue résidente permanente le 17 janvier 2001. Elle a demandé la citoyenneté canadienne le 19 septembre 2010 et elle a ensuite comparu devant un juge de la citoyenneté pour une audience. Le 25 novembre 2015, le juge a rendu une décision dans laquelle il conclut que Mme Bajwa a résidé au Canada pendant le nombre de jours requis pour satisfaire aux exigences en matière de résidence pour obtenir la citoyenneté canadienne en vertu de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a demandé un contrôle judiciaire de cette décision.

[2]               Comme expliqué plus en détail ci-dessous, j’accueille la présente demande. Le juge a appliqué le critère de résidence décrit par le juge Muldoon dans la décision Pourghasemi, (Re), [1993], A.C.F. no 232 [Pourghasemi], ce qui exige aux demandeurs d’établir qu’ils ont été physiquement présents au Canada pendant 1 095 jours pendant la période de quatre ans précédant la demande. Cependant, la décision du juge ne contient pas d’analyse intelligible permettant à la Cour de comprendre comment le juge a conclu que Mme Bajwa a démontré qu’elle avait cumulé le nombre requis de jours de présence effective au Canada nécessaires pour satisfaire à ce critère.

II.                Contexte

[3]               Afin de répondre à l’exigence de résidence pour obtenir la citoyenneté canadienne, laquelle est prescrite par l’alinéa 5(1)c) de la Loi, Mme Bajwa était tenue de prouver qu’elle avait résidé au Canada pendant au moins 1 095 jours entre le 19 septembre 2006 et le 19 septembre 2010 (la période pertinente). Elle a déposé une demande ainsi qu’un questionnaire subséquent sur la résidence qui renvoyait à un nombre d’absences et à un total de jours d’absence du Canada différents pendant la période pertinente.

[4]               Un agent de Citoyenneté et Immigration Canada a ensuite rempli un modèle pour la préparation et l’analyse des dossiers (MPAD) contenant les renseignements suivants :

A.                Dans sa demande, Mme Bajwa déclarait six absences pour un total de 279 jours au cours de la période pertinente. Dans son questionnaire sur la résidence, elle déclarait cinq absences pour un total de 288 jours. L’agent a calculé dix absences pendant la période pertinente, pour un total de 336 jours d’absence et 1 124 jours de présence physique au Canada;

B.                 Les renseignements contenus dans le fichier du Système intégré d’exécution des douanes (SIED) publié par l’Agence des services frontaliers du Canada, la demande et le questionnaire sur la résidence indiquent dix voyages. Il y a trois timbres d’entrée étrangers, deux timbres de sortie étrangers et aucun timbre du Canada. Trois entrées par le pont figurent dans le fichier du SIED, et lorsque cette information a été présentée à Mme Bajwa afin de déterminer les dates de sortie du Canada, elle a déclaré sept jours pour les trois voyages;

C.                 L’information fournie par Mme Bajwa n’est pas active, et Mme Bajwa est incapable d’étayer sa présence au Canada avec des documents pour la plus grande partie de la période pertinente;

D.                L’historique d’emploi de Mme Bajwa est contradictoire, en particulier son association à un projet ayant lieu au Connecticut (États-Unis), tel qu’il est indiqué dans son profil Linked In;

[5]               Le 24 novembre 2015, Mme Bajwa a comparu devant un juge de la citoyenneté pour une audience.

III.             Décision contestée

[6]               Dans sa décision, le juge a mentionné que Mme Bajwa avait soumis différentes listes d’absences dans sa demande et dans son questionnaire sur la résidence. Il a également renvoyé à la liste révisée préparée par l’agent, qui a établi un total de 1 127 jours de présence et de 336 jours d’absence pendant la période pertinente. Le juge a constaté que Mme Bajwa avait fourni des adresses de résidence pour toute la période pertinente, que la documentation était mince parce que le loyer était payé en argent la plupart du temps, mais que Mme Bajwa avait su clarifier certaines contradictions apparentes et certains chevauchements de dates pendant l’entretien.

[7]               Le juge a également noté que Mme Bajwa avait de sérieuses difficultés à s’intégrer à la population active canadienne, que toutes ses activités n’étaient pas bien documentées, mais que certaines interactions officielles avec les institutions canadiennes avaient été fournies. Il a renvoyé à un différend devant les tribunaux avec son propriétaire, des documents sur une activité immobilière, des relevés bancaires, des lettres d’entreprises confirmant ses activités, un avis d’évaluation et le recours à l’aide sociale.

[8]               Dans son analyse, le juge a reconnu qu’il y avait de nombreuses contradictions et de nombreux énoncés déroutants dans le dossier, notamment des listes d’absences du Canada différentes dans la demande et dans le questionnaire sur la résidence. Toutefois, il a mentionné qu’après une audience exhaustive, il avait eu l’occasion de confirmer que la défenderesse avait eu de nombreuses interactions avec les institutions canadiennes, ce qui est typique d’une personne qui a établi sa résidence au Canada. Le juge a également mentionné qu’il ne disposait d’aucun élément solide pour contester le nombre de jours de présence effective au Canada qui a été déclaré pour la période pertinente.

[9]               En mentionnant le critère énoncé dans la décision Pourghasemi, le juge a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Bajwa avait démontré qu’elle avait résidé au Canada durant le nombre de jours qu’elle prétend y avoir résidé, et que, par conséquent, elle avait satisfait aux exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[10]           Dans sa demande, le ministre soulève des questions quant aux points de vue suivants :

A.                Le juge a commis une erreur dans son application des critères de résidence énoncés dans la décision Pourghasemi;

B.                 La conclusion du juge selon laquelle Mme Bajwa avait satisfait aux exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi n’était pas étayée par des éléments de preuve;

C.                 Les motifs du juge étaient inadéquats.

[11]           Le ministre soutient, et j’en conviens, que ces questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable.

V.                Analyse

[12]           Ma conclusion est que la décision du juge n’est pas raisonnable, parce qu’elle ne révèle pas d’analyse intelligible. Dans sa décision, le juge reconnaît les incohérences et autres lacunes relevées dans les éléments de preuve présentés par Mme Bajwa, tel qu’il a été déterminé par l’agent, mais ne démontre pas comment ces lacunes ont été résolues à la satisfaction du juge. La seule analyse consiste en des énoncés du juge : (1) Mme Bajwa a eu plusieurs interactions avec les institutions canadiennes, ce qui est typique d’une personne qui a établi sa résidence au Canada; (2) le juge ne disposait d’aucun élément solide pour contester le nombre de jours de présence effective au Canada qui a été déclaré pour la période pertinente.

[13]           Il est difficile de savoir ce que le juge considère être des jours déclarés de présence effective, étant donné les irrégularités entre la demande de Mme Bajwa et son questionnaire sur la résidence. La décision ne contient pas d’analyse de ces irrégularités. Même si cette conclusion était interprétée comme une référence pour le calcul des 1 124 jours de présence au Canada par l’agent, que le juge a rapporté incorrectement à 1 127 jours, la décision n’indique pas de quelle manière le juge estime que Mme Bajwa a surmonté les préoccupations quant à l’absence de pièce justificative démontrant sa présence effective au Canada. La seule analyse qui pourrait se rapporter à cette préoccupation est la déclaration du juge, selon laquelle Mme Bajwa a eu plusieurs interactions avec des institutions canadiennes, ce qui est typique d’une personne qui a établi sa résidence. Cependant, cet énoncé n’explique pas comment les interactions de Mme Bajwa avec les institutions canadiennes l’aident à démontrer qu’elle respecte le nombre de jours requis de présence effective au Canada.

[14]           Il est bien établi qu’il existe trois critères parmi lesquels un juge de la citoyenneté peut choisir pour évaluer si un demandeur a satisfait aux exigences en matière de résidence prescrites à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Deux de ces critères sont souvent appelés critères quantitatifs, puisque de manière générale, ils tiennent compte de l’importance de l’intégration d’un demandeur dans la vie canadienne. Le critère du « mode d’existence centralisé » du demandeur prescrit dans la décision Papadogiorgakis (Re), [1978] 2 CF 208 (1re inst.) et le critère consistant à déterminer à quel endroit celui qui demande sa citoyenneté canadienne « vit régulièrement, normalement et habituellement » établi dans la décision Koo (Re), [1993] 1 CF 286 (1re inst.).

[15]           La portée des interactions de Mme Bajwa avec les institutions canadiennes pourrait être pertinente pour l’application des critères qualitatifs de citoyenneté. Cependant, le juge en l’espèce a décidé d’appliquer le critère de la décision Pourghasemi, qui prévoit le comptage strict des jours de présence effective au Canada. Il est difficile de voir comment les interactions de Mme Bajwa avec les institutions canadiennes peuvent contribuer à ce qu’elle satisfasse au critère de la décision  Pourghasemi, à moins que ces interactions aient démontré la présence effective au Canada lors de jours précis. La décision du juge ne permet pas à la Cour de conclure que le juge a analysé les activités de Mme Bajwa pour évaluer le nombre de jours qu’elle a été effectivement présente au Canada, en raison de l’absence de ces détails dans l’analyse et parce que le juge mentionne avoir vérifié que les interactions de Mme Bajwa avec les institutions étaient typiques d’une personne qui a établi sa résidence au Canada. La référence au fait que ces interactions sont « typiques » permettrait de conclure sur la portée de l’intégration de Mme Bajwa à la vie canadienne, mais ne permettrait pas de conclure que ces interactions démontrent une présence effective pour certains jours en particulier.

[16]           Dans sa plaidoirie à l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, Mme Bajwa a fait référence à des informations qu’elle avait fournies au juge lors de l’audience de la citoyenneté. Elle a renvoyé à des changements apportés à son hébergement, notamment à un litige entre propriétaire et locataire, à un accident de voiture et aux traitements médicaux en découlant, au traitement de sa dépression, à l’embauche d’un consultant en immigration pour l’aider avec sa demande de citoyenneté, à son engagement auprès d’une association professionnelle et à son engagement auprès des services sociaux, notamment la participation à des ateliers en lien avec cet engagement. Mme Bajwa a expliqué qu’elle avait de la famille aux États-Unis et qu’elle voyageait habituellement en voiture pour aller la visiter, ce qui n’engendre pas de timbre dans le passeport. Elle a également renvoyé à un visa émis par le Royaume-Uni, mais a expliqué qu’elle n’avait pas utilisé ce visa pour quitter le Canada.

[17]           Les arguments de Mme Bajwa établissent des activités conformes à celles citées par le juge dans sa décision. Cependant, il demeure impossible de déterminer à partir des raisons du juge s’il a examiné les preuves d’activité de Mme Bajwa qui l’ont aidée à démontrer qu’elle respecte le nombre de jours requis de présence effective au Canada ou comment il a examiné ces éléments de preuve. La décision n’est pas suffisamment transparente et intelligible pour être considérée comme faisant partie des issues acceptables et elle doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre est accueillie et la demande de citoyenneté de Mme Bajwa sera réexaminée par un autre décideur.

[18]           Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification, et aucune question n’est mentionnée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2136-15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. ASMA JALEES BAJWA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 juillet 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JUILLET 2016

COMPARUTIONS :

Aleksandra Lipska

POUR LE DEMANDEUR

Asma Bajwa

POUR LA DÉFENDERESSE

(pour son propre compte)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

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