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Date : 20160704


Dossier : T-1526-14

Référence : 2016 CF 745

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 4 juillet 2016

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

BOULERICE ET AL.

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Faits et procédures

[1]               La présente décision porte sur une requête pour en appeler de la décision d’un protonotaire. La décision du protonotaire a été rendue dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire déposées par des députés du Nouveau parti démocratique (NPD) visant plusieurs décisions du Bureau de régie interne de la Chambre des communes (BRI) et concernant le bien‑fondé de certains frais encourus par le NPD relativement à des impressions et à des envois postaux. Les défendeurs aux demandes sous-jacentes sont le procureur général du Canada, le BRI et le président de la Chambre des communes. Pour plus de clarté, les demandeurs seront ci‑après désignés par l’appellation Boulerice et al., et les défendeurs seront ci-après désignés comme étant le Bureau et al.

[2]               Dans le cadre des demandes sous-jacentes qui ont été jointes, le Bureau et al. a déposé une requête pour faire radier les demandes au motif que la Cour n’a pas la compétence pour les entendre ou pour statuer sur les questions soulevées puisque cela interférerait avec les privilèges et les immunités détenus par la Chambre des communes. Cette requête, ci-après désignée comme étant la requête sur la compétence, doit être entendue au cours de deux jours d’audience prévus au mois de janvier 2017.

[3]               Dans le cadre de la requête sur la compétence, Boulerice et al. a déposé l’affidavit de Maxime St-Hilaire, professeur de droit et expert allégué en droit constitutionnel comparé. L’affidavit de M. St-Hilaire traite de la question du privilège parlementaire, y compris de son histoire au Canada et de la façon dont il est traité dans d’autres pays. En réponse au dépôt de l’affidavit de M. St-Hilaire, le Bureau et al. a déposé une requête en radiation de l’affidavit au motif qu’il tente de produire un élément de preuve inadmissible, soit une preuve d’expert sur l’état du droit au Canada. Le protonotaire a rejeté la requête. Le Bureau et al. interjette donc appel de cette décision.

II.                La décision du protonotaire

[4]               Dans son analyse, le protonotaire observe que la requête dont il est saisi est une requête interlocutoire s’inscrivant dans une seconde requête interlocutoire déposée dans le cadre d’un contrôle judiciaire devant être entendu et jugé sans délai par voie sommaire (paragraphe18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F-7). Le protonotaire y cite l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., (1994), 176 NR 48 (CAF), énonçant le principe selon lequel une requête visant à faire rejeter une demande de contrôle judiciaire ne devrait être accueillie que dans des cas exceptionnels. Le protonotaire invoque ensuite la décision Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013 [Armstrong], soulignant le principe selon lequel une requête en radiation d’un affidavit déposée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire ne doit être accueillie que dans de rares cas, c’est-à-dire dans les cas où il est dans l’intérêt de la justice de le faire, ou dans les cas où cela causerait un préjudice important à une partie, lorsque le fait de ne pas radier un affidavit ou des parties d’un affidavit nuirait au bon déroulement de l’audition de la demande de contrôle judiciaire.

[5]               Le protonotaire n’a pas été convaincu que les circonstances exceptionnelles requises ont été démontrées. Plus précisément, il conclut que le Bureau et al. n’a pas démontré qu’il subirait un préjudice important si l’affidavit de M. St-Hilaire était accepté.

[6]               Le protonotaire poursuit en invoquant un passage de la décision Armstrong citant la décision Bande de Sawridge c. Canada, [2000] ACF no 192 (QL), soulignant que la Cour doit résister à l’envie de radier un affidavit irrégulier, même lorsque « pratiquement chaque paragraphe de l’affidavit énonce un argument admissible qui peut être invoqué régulièrement par l’avocat ».

[7]               Le protonotaire conclut que même s’il avait tort de refuser de radier l’affidavit de M. St‑Hilaire, la requête en radiation aurait tout de même été rejetée puisqu’elle n’a pas été présentée dans les meilleurs délais comme l’exige le paragraphe 58(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].

III.             La norme de contrôle

[8]               Les partis conviennent de la norme de contrôle applicable en l’espèce. Je dois être convaincu que la décision du protonotaire est entachée d’erreur flagrante, en ce sens qu’il a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des fait (Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, au paragraphe 19).

IV.             Analyse

[9]               Le Bureau et al. ne conteste pas le principe selon lequel la radiation d’un affidavit est exceptionnelle. Il invoque d’ailleurs l’arrêt Gravel c. Telus Communications Inc., 2011 CAF 14 [Gravel], qui fait référence à ce principe au paragraphe 5. Comme la Cour d’appel fédérale le mentionne un peu plus loin dans ce paragraphe, « [l]a raison en est bien simple : les demandes de contrôle judiciaire doivent procéder au mérite rapidement et les incidents procéduraux de la nature d’une requête en radiation ont pour effet de retarder indûment, et plus souvent qu’autrement inutilement, une décision au mérite ». Cette préoccupation est multipliée en l’espèce puisque la requête en radiation vise non pas la demande sur le fond, mais bien la requête sur la compétence.

[10]           Le Bureau et al. soutient que le protonotaire a commis une erreur en appliquant la décision Armstrong sans tenir compte de ces jugements plus récents de la Cour d’appel fédérale : Gravel, Duyvenbode v. Canada (Attorney General), 2009 FCA 120, et Canada (Procureur général) c. Quadrini, 2010 CAF 47, au paragraphe 18. Je ne suis toutefois pas convaincu que ces décisions ont modifié les principes applicables d’Armstrong. En fait, comme l’indique le paragraphe précédent, l’arrêt Gravel semble conforme à la décision Armstrong sur l’application du critère pour radier un affidavit (ou une partie de celui-ci) dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[11]           Le Bureau et al. plaide également que le protonotaire a appliqué un mauvais principe en n’appliquant pas l’article 81 des Règles, qui dispose que de façon générale, les affidavits doivent se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. À mon avis, cet article ne vise pas expressément l’admissibilité d’une preuve d’expert sur une question juridique contestée. Le protonotaire n’a commis aucune erreur à cet égard.

[12]           Le Bureau et al. fait légitimement valoir sa préoccupation selon laquelle le refus de radier l’affidavit de M. St-Hilaire aura pour effet d’établir un précédent qui pourrait encourager les parties à un recours à faire valoir leurs arguments sur les questions juridiques en litige au moyen d’affidavit d’experts. Je reconnais que l’un des résultats de la décision du protonotaire est que le Bureau et al. devra nécessairement envisager de préparer et de déposer un affidavit de son propre expert et de contre-interroger M. St-Hilaire. On peut également s’attendre à ce que le nouvel expert soit lui aussi contre-interrogé, ce qui pourrait donner lieu à une procédure parallèle dans laquelle les questions juridiques entraîneraient une bataille d’experts. Le Bureau et al soutient que cette situation aura pour effet de complexifier la requête sur la compétence et pourrait induire des délais tant à l’égard de cette requête que de l’audience sur le fond de la demande de contrôle judiciaire. Le Bureau et al. ajoute que ce résultat serait incompatible avec l’article 3 des Règles, qui dispose que les Règles « sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». Le Bureau et al. fait valoir que le protonotaire a commis une erreur en omettant de tenir compte de ces éléments. Toutefois, il ressort du paragraphe 23 de la décision du protonotaire qu’il a envisagé l’ajout possible d’étapes supplémentaires en lien avec la requête sur la compétence. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que le protonotaire a appliqué un mauvais principe à cet égard.

[13]           Le Bureau et al. observe qu’il existe une différence importante entre les effets potentiels que peut avoir sur la Cour un rapport d’expert concernant une question juridique et ceux d’un simple déclarant qui fait valoir des arguments dans son affidavit. Il est probable que ce dernier aura peu d’influence sur la Cour, alors qu’une certaine importance sera accordée au premier. En effet, il s’agit sans doute de la raison pour laquelle un tel affidavit aura été proposé au départ. Toutefois, à mon avis, il ne s’agit pas d’un motif suffisant pour conclure que le protonotaire a commis une erreur. La Cour qui instruira la requête sur la compétence sera en mesure d’entendre les arguments sur les préoccupations du Bureau et al. sur ce point et ignorera la preuve qu’elle jugera inadmissible.

[14]           En plus d’alléguer que le protonotaire a commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe, le Bureau et al. soutient également que le protonotaire a commis une erreur en interprétant mal les faits. Il vise plus précisément la conclusion du protonotaire selon laquelle le Bureau et al. n’a pas démontré que le refus de radier l’affidavit de M. St-Hilaire lui causerait un tort grave ou qu’il entraînerait un retard important avant d’obtenir une audience sur le fond. Le Bureau et al. plaide que le préjudice était évident et qu’il n’était pas nécessaire de produire une preuve pour le démontrer. À mon avis, il s’agit d’une autre question pour laquelle le protonotaire était libre de conclure que le préjudice qui pourrait être subi par le Bureau et al. n’était pas déterminant.

[15]           Le Bureau et al. affirme que si les faits de l’espèce ne sont pas suffisamment exceptionnels pour justifier la radiation de l’affidavit de M. St-Hilaire, alors aucune affaire ne peut satisfaire le critère des circonstances exceptionnelles. À mon avis, ceci est une question destinée au protonotaire et je ne peux l’examiner que si une erreur manifeste a été commise, ce que je ne vois pas en l’occurrence.

[16]           En raison de ma conclusion selon laquelle le protonotaire n’a pas commis d’erreur dans sa décision de ne pas radier l’affidavit de M. St-Hilaire, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question subsidiaire de savoir si le protonotaire a commis une erreur dans sa conclusion alternative en affirmant que la requête en radiation de l’affidavit de M. St-Hilaire devrait être rejetée au motif qu’elle n’a pas été déposée dans les meilleurs délais.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente requête soit rejetée avec dépens.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1526-14

 

INTITULÉ :

BOULERICE ET AL. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 juin 2016

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Julius Grey

Simon Gruda-Dolbec

 

Pour les demandeurs

 

James Duggan

Alexander Duggan

 

Pour les demandeurs

 

Guy Pratte

Nadia Effendi

 

Pour les défendeurs

LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET
LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain, S.E.N.C.

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Duggan avocats

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

LE BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET
LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANT

 

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