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Date : 20160127


Dossier : T-1300-15

Référence : 2016 CF 97

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie demanderesse

et

MAHER BACCOUCHE

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le Ministre) se pourvoit, tel que le lui permet l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), ch C-29 (la Loi), à l’encontre d’une décision d’une juge de la citoyenneté, datée du 8 juillet 2015, accueillant la demande de citoyenneté du défendeur.

II.                Contexte

[2]               Le défendeur est citoyen de la Tunisie.  Il est entré au Canada le 24 mars 2006 et s’est vu accorder le statut de résident permanent le 3 février 2009.  Il a déposé sa demande de citoyenneté le 16 avril 2011.

[3]               Tel que l’article 5 de la Loi se lisait au moment où il a produit sa demande, le défendeur devait entre autres démontrer, pour réussir, que dans les quatre années précédant la date de ladite demande, il avait résidé au Canada pendant au moins trois ans (ou 1095 jours), étant entendu que chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent, c’est-à-dire pour la période du 16 avril 2007 au 3 février 2009, ne pouvait compter que pour un demi-jour.

[4]               La juge de la citoyenneté s’est dite satisfaite qu’au cours de la période de quatre ans pertinente aux fins de l’examen de sa demande de citoyenneté, soit la période du 16 avril 2007 au 16 avril 2011 (la Période pertinente), le défendeur avait été physiquement présent au Canada un total de 1098 jours, soit trois jours au-delà du seuil de 1095 jours prescrit par la Loi, et qu’il rencontrait, de ce fait, le critère de résidence.  Ce faisant, la juge s’est dite satisfaite :

  1. Que le défendeur avait finalement pu fournir une copie du passeport en vigueur au cours de la Période pertinente;
  2. Qu’il avait pu compter sur le support économique de sa conjointe de l’époque pendant les périodes où il était sans emploi au cours de la Période pertinente;
  3. Que son travail non déclaré pour le compte d’Air Canada, et les absences, aussi non déclarées, liées à ce travail, ne faisaient pas obstacle au succès de sa demande de citoyenneté; et
  4. Qu’il y avait suffisamment de « preuves actives » au dossier prouvant sa résidence au Canada pendant la période pertinente.

[5]               Le Ministre estime que la décision de la juge de citoyenneté est déraisonnable, et ce pour essentiellement deux raisons.

[6]               D’une part, notant que des trois tests s’offrant, suivant la jurisprudence de cette Cour, aux juges de la citoyenneté aux fins d’évaluer si un demandeur de citoyenneté satisfait au critère de résidence, la juge de la citoyenneté semblait avoir opté, sans l’énoncer par ailleurs de façon explicite, pour le test de la présence physique, le Ministre soutient que la juge ne pouvait décider comme elle l’a fait qu’en présence d’une preuve claire et convaincante.  Or, dit-il, la preuve censée établir la présence physique du défendeur pour la première moitié de la Période pertinente, soit du mois d’avril 2007 au mois d’août 2009, est quasi inexistante et la juge ne pouvait y pallier par les explications fournies par le défendeur lors de son entrevue avec elle sans à tout le moins expliquer dans sa décision en quoi et dans quelle mesure cette lacune importante dans la preuve avait été comblée.  Suivant le Ministre, la juge se devait d’être d’autant plus vigilante et alerte à cet égard compte tenu des absences non déclarées par le défendeur, lesquelles, comme l’a reconnu la juge, ont « semé des doutes sur la fiabilité des absences du demandeur. »

[7]               Le Ministre plaide, d’autre part, que la juge de la citoyenneté s’est méprise dans l’application du test de la présence physique en s’intéressant au parcours du demandeur vers sa « canadiennization », et donc, en faisant intervenir, dans son analyse, des considérations non pertinentes à ce test.  Le Ministre conclut que la décision de la juge s’en trouve irrémédiablement viciée.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[8]               Il s’agit ici de déterminer si la juge de la citoyenneté, en concluant que M. Baccouche a satisfait au critère de résidence, a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour suivant les paramètres fixés par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

[9]               Il est bien établi que la norme de contrôle applicable au recours entrepris par le Ministre est celle de la décision raisonnable, telle que ce concept est défini dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]; voir aussi : Saad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 570, au para 18, 433 FTR 174; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Baron, 2011 CF 480, au para 9, 388 FTR 261; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Diallo, 2012 CF 1537, au para 13, 424 FTR 156; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, aux para 24 à 26; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bayani, 2015 CF 670, au para 17).

[10]           Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit s’assurer que la décision de la juge de la citoyenneté possède les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).

IV.             Analyse

[11]           Il est bien établi que c’est au demandeur de citoyenneté qu’incombe le fardeau de prouver qu’il satisfait aux conditions prévues par la Loi, et notamment à celle relative à la résidence (El Falah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 736, au para 21 [El Falah]; Dachan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 538, au para 22).  Ce fardeau requiert une preuve claire et convaincante (Atwani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1354, au para 12).  La citoyenneté canadienne, faut-il le rappeler, est un privilège et elle ne doit pas être accordée à la légère (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298, aux para 19 à 21; Canada (Citoyenneté et Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88, au para 19, 408 FTR 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Dhaliwal, 2008 CF 797, au para 26; Abbas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 FC 145, au para 8).

[12]           Lorsque le test choisi par le juge de la citoyenneté pour déterminer si la condition relative à la résidence a été remplie est celui de la présence physique, ce fardeau requiert davantage que de simplement prétendre avoir été physiquement présent au Canada.  Comme le juge Yves de Montigny, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, le rappelait dans l’affaire El Falah, précitée, en pareilles circonstances, le juge de la citoyenneté ne saurait s’en remettre aux seules prétentions du demandeur.  Il doit aussi « vérifier la présence effective du demandeur au Canada durant les périodes où ce dernier déclare ne pas avoir été absent du pays » et ainsi se garder « d’accepter aveuglément les représentations qui lui sont faites quant aux jours d’absence et de présence au Canada » (El Falah, au para 21).  Comme l’a fait remarquer le juge de Montigny, si l’on s’attache, comme c’est le cas ici, au calcul strict du nombre de jours de présence physique au Canada, il va de soi que le juge de la citoyenneté « peut et doit s’assurer que le demandeur était bel et bien en territoire canadien pendant la période où il prétend l’avoir été » (El Falah, au para 21).

[13]           En l’espèce, la juge de la citoyenneté a reconnu que les « preuves actives » fournies par le défendeur « couvrent mieux la période de 2009 à 2011 que la période de 2007 à 2009. »  Pour toute preuve de sa présence physique au pays pour la période de 2007 à 2009, le défendeur a produit, suivant le dossier de la Cour, les documents suivants :

  1. Les relevés du registre des entrées au pays de l’Agence des services frontaliers du Canada, lesquels montrent une seule entrée au pays en juillet 2008;
  2. Un relevé de la Banque nationale laurentienne pour la seule période du 1er au 31 mai 2007;
  3. Une confirmation d’assurance médicale couvrant la période du 26 octobre au 4 novembre 2007;
  4. La copie des pages du passeport Z788349 indiquant que ledit passeport a été délivré à Montréal le 22 août 2008; et
  5. La copie des pages du passeport Z039970 montrant une entrée au pays le 22 mai 2007, une sortie le 19 juin 2008 et une entrée le 21 juillet 2008.

[14]           Je suis d’accord avec le Ministre pour dire que ces éléments de preuve sont nettement insuffisants pour raisonnablement appuyer les prétentions du défendeur voulant qu’il ait été physiquement présent au Canada pendant la première moitié de la Période pertinente.  Comme le Ministre le fait remarquer, il n’y a pratiquement aucune trace du défendeur au pays si ce n’est des quelques dates que révèlent ces éléments de preuve.

[15]           Avec une preuve de présence effective aussi mince, du moins en ce qui a trait à la première moitié de la Période pertinente, laquelle représente tout de même une période de temps significative, la juge de la citoyenneté ne pouvait, sans usurper ses fonctions, s’en remettre aveuglément aux représentations qui lui ont été faites par le défendeur quant aux jours d’absence et de présence au Canada pendant cette période.  Elle se devait, à mon avis, d’exiger, dans ces circonstances, une preuve de présence effective plus robuste, ou de dire, à tout le moins, en quoi, autrement qu’en faisant simplement état de la crédibilité du défendeur, les explications fournies par ce dernier permettaient de combler le caractère lacunaire de la preuve de présence active pour la période d’avril 2007 à août 2009.  Je rappelle que le fardeau du défendeur était de prouver sa présence physique au pays par une preuve « claire et convaincante. »

[16]           Dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, 386 FTR 1 [Jeizan], la Cour a rappelé qu’une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils attestent une compréhension des points soulevés par la preuve et disent pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue (Jeizan, au para 17; voir aussi : Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 RCS 761, au para 46; Mehterian c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] ACF no 545 (CAF); VIA Rail Canada Inc c Canada (Office national des transports), [2001] 2 CF 25 (CAF), au para 22).

[17]           Ici, et ceci dit en tout respect, cette qualité fait défaut puisque la décision sous étude ne nous explique pas, de façon intelligible et transparente, en quoi et dans quelle mesure, le caractère nettement insuffisant de la preuve de présence effective produite par le défendeur pour la période d’avril 2007 à août 2009 ait pu être comblé de façon satisfaisante par les explications fournies par ce dernier lors de son entrevue avec la juge de la citoyenneté.

[18]           Le défendeur, qui se représente lui-même, plaide qu’il a remis à la juge de la citoyenneté des éléments de preuve additionnels portant sur la période d’avril 2007 à août 2009, qu’il a montré cette preuve à l’avocat du Ministre lorsque la présente demande de contrôle judiciaire a été instituée et qu’il a même tenté, sans succès, de produire cette preuve au dossier de la Cour dans les quelques semaines qui ont précédé l’audition de ladite demande de contrôle judiciaire.

[19]           Le défendeur est sans aucun doute de bonne foi.  Toutefois, je n’ai pas cette preuve additionnelle devant moi et la décision à l'étude n’en fait pas mention non plus.  À part ses représentations écrites, le défendeur n’a rien produit d’autre au dossier qu’une requête en prorogation de délai pour produire son acte de comparution.  Il a bien tenté, ce faisant, de produire des éléments de preuve additionnels mais cette tentative s’est avérée infructueuse.  Quoiqu’il en soit, le Dossier certifié du Tribunal produit au dossier de la Cour ne contient rien d’autre, relativement à la période d’avril 2007 à août 2009, que ce à quoi j’ai fait référence au paragraphe 13 des présents motifs.  La situation est certes fâcheuse pour le défendeur qui croit mériter de se voir accorder la citoyenneté canadienne, mais je ne peux y pallier sans fermer les yeux sur les principes les plus élémentaires régissant la conduite des recours de la nature de celui exercé par le Ministre en l’instance.

[20]           Par ailleurs, je partage aussi la préoccupation du Ministre liée au fait que la juge de la citoyenneté a considéré, en appui à sa décision, le parcours du défendeur vers la « canadiannization », un facteur davantage lié aux deux tests qualitatifs d’examen du critère de résidence qu’au test de la présence physique.  La juge s’est exprimée ainsi :

Le demandeur a parlé franchement des différences qu’il apprécie entre la démocratie du Canada et la “dictature” de la Tunisie.  Il a dit “On n’est pas un numéro au Canada” particulièrement parlé paré du soulagement que lui procure le fait de pouvoir être en relation avec les forces policières sans craindre la corruption.  Il a dit que depuis son arrivée au Canada il s’est fait un projet d’honneur de contester chacune des (sic) ses infractions routières pour pouvoir participer dans le processus démocratique de la Cours (sic) municipale et il a raconté avec fierté comment, en utilisant ses connaissances d’ingénieur, il avait réussi à se faire acquitté (sic) a (sic) occasion a (sic) date.  Je trouve que ce témoignage illustre d’une manière convaincante le parcours de canadiennization du demandeur depuis son arrivée ici il y a 9 ans maintenant.

[21]           Ce passage révèle que la juge de la citoyenneté s’est confortée dans sa décision que le demandeur avait été physiquement présent au Canada pendant la période minimale requise par l’article 5 de la Loi, en faisant intervenir un facteur non pertinent.  Cela révèle, du même souffle, qu’elle n’a pas bien compris et appliqué le test de résidence qu’elle affirme, à la toute fin de ses motifs, avoir appliqué, celui de la présence physique effective.  Je note de surcroît que l’illustration que fait la juge des efforts de canadiennization du défendeur concerne des faits postérieurs à la Période pertinente.  Tout cela milite aussi en faveur de l’intervention de la Cour.

[22]           La demande de contrôle judiciaire du Ministre est donc accueillie.  Le dossier, conformément à l’alinéa 14(1) de la Loi, est renvoyé au Ministre, ou, le cas échéant, à un autre juge de la citoyenneté, pour une nouvelle évaluation, étant entendu qu’il sera loisible au défendeur, aux fins de cette nouvelle évaluation, de produire de la nouvelle preuve.

[23]           Aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision rendue par la juge de la citoyenneté Marie Senécal-Tremblay en date du 8 juillet 2015, approuvant la demande de citoyenneté du défendeur, est annulée et l’affaire est renvoyée au Ministre, ou, le cas échéant, à un autre juge de la citoyenneté, pour un nouvel examen de ladite demande;

3.      Le défendeur est autorisé à produire de la nouvelle preuve dans le cadre de cet examen;

4.      Aucune question n’est certifiée;

5.      Sans frais.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1300-15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c MAHER BACCOUCHE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 27 janvier 2016

COMPARUTIONS :

Me Guillaume Bigaouette

Pour la partie demanderesse

Se représente seul

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la partie demanderesse

Maher Baccouche

Se représente seul

Montréal (Québec)

Pour la partie défenderesse

 

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