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Date : 20160530


Dossier : IMM-4394-15

Référence : 2016 CF 596

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2016

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

FARHAN HASSAN WARSAME

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire formée par M. Farhan Hassan Warsame, sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), contre une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande d’asile.

[2]               La SPR a non seulement rejeté sa demande d’asile, mais l’a aussi déclarée manifestement infondée sous le régime de l’article 107.1 de la LIPR, ainsi libellé :

107.1 La Section de la protection des réfugiés fait état dans sa décision du fait que la demande est manifestement infondée si elle estime que celle-ci est clairement frauduleuse.

107.1 If the Refugee Protection Division rejects a claim for refugee protection, it must state in its reasons for the decision that the claim is manifestly unfounded if it is of the opinion that the claim is clearly fraudulent.

L’alinéa 110(2)c) de la LIPR dispose que la décision que la SPR déclare manifestement infondée n’est pas susceptible d’appel devant la Section d’appel des réfugiés. C’est ce qui explique que M. Warsame ait introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision prononcée par la SPR à son égard. Qui plus est, M. Warsame n’aurait pas bénéficié de plein droit d’un sursis à son renvoi pendant la procédure d’appel visant la décision de la SPR, et l’avocat du demandeur a fait valoir qu’il n’y aurait pas eu d’examen des risques dans le cas où son client aurait été renvoyé vers le pays de référence.

[3]               L’avocat du demandeur a déclaré à l’audience de la présente instance qu’il voulait concentrer le débat sur la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile considérée est clairement frauduleuse, conclusion qui l’a amenée à déclarer ladite demande manifestement infondée. Il n’a pas contesté le fait que la SPR aurait été en droit de conclure que son client n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger. Sa thèse est plutôt que la demande d’asile n’est pas clairement frauduleuse.

[4]               L’avocat du demandeur semble avoir cru à tort que si la SPR avait rejeté la demande d’asile de son client simpliciter, sans la déclarer « manifestement infondée », l’appel de celui-ci devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) lui aurait permis d’ajouter des éléments au dossier. Or le recours exercé devant la SAR n’est pas un appel de novo où l’on pourrait citer des témoins et produire de nouveaux éléments de preuve; voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93. Cette procédure ne permet en effet l’adjonction au dossier que des éléments de preuve visés au paragraphe 110(4) de la Loi. Une fois qu’il a été concédé que la SPR disposait d’éléments de preuve suffisants pour rejeter la demande d’asile, même en ajoutant qu’ils ne suffisaient pas pour déclarer celle-ci manifestement infondée, on ne voit pas bien comment un appel pourrait être accueilli, ni comment une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR pourrait se révéler défendable et avoir de quelconques chances de succès. Autrement dit : cette concession prive-t-elle la présente demande de contrôle judiciaire de toute portée pratique?

[5]               L’avocate du ministre a décidé de s’abstenir de faire valoir la possibilité d’une autre décision que le renvoi de l’affaire pour réexamen complet devant une formation différente de la SPR dans le cas où la Cour conclurait au caractère déraisonnable de la définition de la demande d’asile comme « manifestement infondée », en dépit de la concession du demandeur selon laquelle le rejet de ladite demande était raisonnable. Cependant, comme j’ai conclu qu’il n’était pas déraisonnable de la part de la SPR de déclarer la demande d’asile « manifestement infondée », la question du contenu approprié de la décision n’exige pas de plus ample examen.

I.                   Rappel des faits

[6]               Le demandeur affirme être né en Somalie. Cependant, cette assertion mise à part, la SPR s’est trouvée dans l’impossibilité d’établir son identité. Du point de vue du décideur, le demandeur, sur qui pesait la charge de la preuve à cet égard, n’a pas établi son identité au moyen d’éléments de preuve dignes de foi.

[7]               Selon la version du demandeur, ses ennuis en Somalie auraient commencé en 2010 lorsqu’il aurait épousé une femme appartenant à un autre clan. Ses parents à lui étaient au courant de ce mariage, affirme-t-il, mais pas ceux de son épouse. Le demandeur déclare dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le FDA) que ses beaux-parents n’étaient pas au courant du mariage; cependant, il a changé sa version à l’audience devant la SPR : cette fois, c’était seulement le père de la mariée qui n’était pas au courant, tandis que l’étaient la mère et un oncle de sa femme.

[8]               Après avoir appris de l'existence du mariage, prétend le demandeur, son beau-père et deux de ses beaux-frères l’ont enlevé, séquestré durant environ deux mois et demi et torturé. C’est seulement après que son père eut versé une rançon que le demandeur aurait été libéré, sous deux autres conditions : que le couple divorce et qu’il permette à sa femme, alors enceinte, de subir un avortement.

[9]               Toujours selon le demandeur, sa famille et lui auraient quitté leur maison en raison de la guerre civile en Somalie et, à leur retour en 2011, ils l’auraient trouvée occupée par une autre famille, appartenant à un autre clan que le leur. Ces nouveaux occupants auraient tué le père et le frère aîné du demandeur par suite d’une action en justice intentée en vue de récupérer la maison familiale.

[10]           Il semblerait que le demandeur ait poursuivi ses efforts en vue d’obtenir réparation, ce qui lui aurait valu deux autres agressions, auxquelles il aurait échappé par la fuite.

[11]           En août 2013, le demandeur a quitté la Somalie parce qu’il y craignait pour sa vie. Il a trouvé refuge dans un pays voisin, l’Éthiopie, qu’il a pu quitter avec l’aide pécuniaire de parents pour se rendre aux États-Unis via le Brésil, la Colombie et divers pays d’Amérique centrale. La demande d’asile qu’il a formée aux États-Unis a été rejetée, et il est arrivé au Canada le 27 avril 2015.

[12]           Le demandeur affirme ne pouvoir retourner en Somalie, convaincu qu’il y serait tué par des membres du clan ennemi. En fait, des membres de ce clan se seraient présentés deux fois chez lui depuis son départ et auraient battu sa mère parce qu’elle refusait de leur dire où il était. Il ne peut trouver refuge nulle part en Somalie, ajoute-t-il, étant donné que le clan qui le menace contrôle le gouvernement central.

II.                La décision contrôlée

[13]           La décision contrôlée a été rendue le 13 août 2015. En substance, la SPR n’a pas ajouté foi aux dires du demandeur. Cette décision, prononcée de vive voix, énumère un certain nombre de points jugés problématiques et démontrant, du point de vue du décideur, la non-crédibilité du demandeur.

[14]           La SPR examine les questions de crédibilité sous trois chefs. Premièrement, elle considère le demandeur lui-même comme un témoin indigne de foi et étaye cette conclusion de nombreux éléments :

         Bien qu’il affirme avoir quitté la Somalie trois jours après la seconde des agressions auxquelles il a pu échapper par la fuite, il est incapable de dater ces agressions avec précision, ou même approximativement, ou d’ailleurs de dire combien de jours se sont écoulés entre les deux. Étant donné l’importance de ces événements qui, selon le demandeur, auraient été la cause de son départ de Somalie, on se serait attendu à ce qu’il puisse les dater à tout le moins approximativement.

         Le demandeur prétend ne pas avoir été en rapport, depuis son départ, avec les membres de sa famille restés en Somalie, ce qui a étonné la SPR. [traduction] « Je trouve très difficile de croire, dit le commissaire, que vous ne puissiez joindre votre femme, ou vos frères ou la famille de votre femme. » Cela est particulièrement difficile à croire étant donné que le réseau des parents du demandeur avait réuni quelque 8 500 $ afin de lui permettre de se rendre en Amérique du Nord. Je rappelle que le demandeur serait passé, pour venir en Amérique du Nord, par de nombreux pays, dont le Brésil, la Colombie et des pays d’Amérique centrale. L’argent lui aurait été donné par des parents résidant en Europe, et maintenant le demandeur serait incapable d’entrer en communication avec sa famille par l’intermédiaire de ce réseau. La SPR n’a évidemment pas jugé ces affirmations crédibles et elle a même conclu que le demandeur essayait de dissimuler des faits au tribunal.

         Il y a ensuite l’épisode de la demande d’asile formée aux États-Unis. Le demandeur a prétendu que les autorités américaines ne l’avaient pas informé des motifs du rejet de cette demande. Interrogé avec insistance sur ce point, il a répondu qu’il ne se souvenait pas de ces motifs.

         La SPR lui a également fait remarquer l’existence d’un [TRADUCTION] « schéma récurrent concernant les documents [qu’il peut] garder et ceux [qu’il perd] ». Le commissaire a conclu qu’il n’était pas plausible qu’il ait perdu la plupart des documents en question et qu’il n’ait pu conserver qu’un seul formulaire.

         Le commissaire a conclu à l’impossibilité d’un mariage clandestin en Somalie, à moins que le couple ne s’enfuie, normalement au moins à une centaine de kilomètres du lieu du mariage ou du lieu de résidence de la famille. Or, en l’occurrence, les mariés seraient restés à Mogadiscio, la capitale de la Somalie. La SPR a appuyé cette conclusion sur les éléments documentaires dont elle disposait – soit le Cartable national de documentation, une étude de l’OCDE et un document Land Info du gouvernement danois –, qui tous constatent la rareté des mariages clandestins en Somalie, où une femme ne peut se marier qu’avec la permission de ses tuteurs. Qui plus est, la version du demandeur semble avoir changé puisqu’il a admis à l’audience que la mère et l’oncle de sa femme étaient au courant du mariage.

         La SPR a aussi exprimé des doutes concernant le divorce qui, aux dires du demandeur, formait une condition de sa libération par ses ravisseurs. Le problème est ici la chronologie des faits. Selon le demandeur, il s’est marié le 5 mars 2010 et il a divorcé le 1er juin de la même année. Or la SPR s’expliquait mal que le demandeur ait aussi affirmé que son mariage datait de trois mois lorsque le père de sa femme, en rentrant chez lui, a découvert que celle-ci était mariée et a commencé à le persécuter, allant même jusqu’à l’enlever et à le séquestrer durant deux mois et demi. Si l’une des conditions de la libération du demandeur était bien qu’il divorçât, la chronologie devient difficile à suivre, puisqu’il aurait alors fallu que le divorce eût été prononcé près de six mois après le mariage et non le 1er juin 2010. Comme cette divergence apparaît à l’examen d’un formulaire générique qu’aurait rempli le demandeur, il aurait dû s’expliquer sur une version si différente des faits. Les explications du demandeur, comme quoi quelqu’un d’autre avait porté ces renseignements sur le formulaire ou lui-même ne se rappelait tout simplement pas ce qu’il avait écrit, n’ont pas convaincu la SPR.

  • Un autre point douteux était le récit du demandeur selon lequel on l’avait battu avec des bâtons et des chaînes, alors que, d’après le rapport médical produit par lui, on l’avait agressé avec un couteau. L’explication donnée par le demandeur à l’audience était qu’on avait [TRADUCTION] « fixé un couteau au bout d’un bâton ». Cette explication n’a rien fait pour augmenter sa crédibilité.

         Enfin, le demandeur a omis d’inscrire dans son exposé circonstancié que l’une des conditions de sa libération était que sa première femme subît un avortement. La SPR n’a pas jugé raisonnable une telle omission dans l’exposé circonstancié.

[15]           La SPR a ensuite examiné la question du certificat de naissance et du certificat de mariage produits par le demandeur. Elle a émis des doutes sur ces documents au motif, entre autres, qu’ils paraissaient porter la même signature officielle. Le certificat de naissance serait rédigé en somali, et le certificat de mariage en somali et en arabe; chacun d’eux est accompagné d’une traduction. Le demandeur n’a pu préciser de quand dataient les traductions, et il n’a pu expliquer comment les deux certificats, séparés par un intervalle de 20 à 25 ans, pouvaient avoir été signés par la même personne. La SPR a jugé insuffisante et non crédible l’explication du demandeur. En outre, elle a fait observer que la documentation relative aux conditions du pays tendrait à montrer que les certificats de mariage, en Somalie, ne sont pas délivrés par l’administration. Il semble que les tribunaux de la charia pourraient délivrer ces certificats, mais pas d’autres services de l’État. Ici encore, l’explication proposée par le demandeur n’a pas convaincu la SPR.

[16]           Du point de vue de la Commission, le demandeur a essayé de l’induire en erreur en produisant de faux certificats de naissance et de mariage.

[17]           Le troisième point douteux relevé par la SPR concerne le témoignage d’une personne ayant quitté la Somalie en 1991 et résidant maintenant à Edmonton qui a prétendu pouvoir identifier le demandeur. Or il appert que M. Warsame, en 1991, aurait été âgé de deux ou trois ans. Selon la SPR, ce témoignage, même si l’on y ajoutait foi, ne suffirait pas à contrebalancer les conclusions défavorables sur la crédibilité du demandeur tirées du propre témoignage de ce dernier.

III.             Les thèses des parties

[18]           Le demandeur concède que la norme de contrôle applicable à la décision attaquée est celle de la raisonnabilité.

[19]           Le demandeur invoque un document du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés intitulé Position on Manifestly Unfounded Applications for Asylum (Position sur les demandes d’asile manifestement infondées – disponible uniquement en anglais) au soutien de la thèse qu’on ne peut déclarer une demande d’asile manifestement infondée que dans les cas les plus évidents de fraude. Il s’appuie spécialement sur les paragraphes suivants de ce document d’orientation :

[TRADUCTION]

Le Bureau a expliqué que la notion de demande d’asile « clairement frauduleuse » peut raisonnablement s’appliquer au cas où le demandeur essaie délibérément de tromper les autorités chargées de déterminer le statut de réfugié. Cependant, le simple fait d’avoir formulé de fausses déclarations devant ces autorités n’a pas nécessairement pour effet d’exclure que le demandeur craigne avec raison d’être persécuté et d’infirmer qu’il ait besoin de l’asile, rendant ainsi sa demande « clairement frauduleuse ». Sa demande ne peut en effet être déclarée « clairement frauduleuse » que si le demandeur fait ce qui paraît être de fausses déclarations à la fois de nature substantielle ou fondamentale et pertinentes pour la détermination de son statut.

Pour ce qui concerne l’utilisation de documents faux ou falsifiés, ce n’est pas l’utilisation de tels documents qui fait jouer la présomption de demande abusive, mais plutôt l’insistance du demandeur à les affirmer authentiques. Il faut se rappeler à ce propos que les demandeurs d’asile qui se sont trouvés forcés d’utiliser de faux documents de voyage en maintiendront souvent l’authenticité jusqu’à leur admission dans le pays d’accueil et l’examen de leur demande.

[20]           Le demandeur conteste également les conclusions relatives à sa crédibilité dans le contexte de l’établissement de son identité. Étant donné la difficulté d’obtenir des papiers d’identité des autorités somaliennes, soutient-il, la Commission aurait dû s’appuyer sur les autres éléments de preuve produits en l’espèce. Il avance que ces autres éléments étaient suffisants parce qu’ils n’ont pas été contredits.

[21]            Le demandeur a essayé de faire admettre une distinction entre l’identité personnelle et l’identité nationale. Invoquant la décision Elmi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773, il soutient, si je comprends bien son argument, que son identité de citoyen somalien revêtirait une importance distincte. Il semble affirmer que sa condition de citoyen somalien serait suffisante pour déclencher un nouvel examen sous le régime de l’article 96 et, en particulier, de l’article 97, c’est-à-dire un nouvel examen du point de savoir s’il a qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger.

[22]           Quant au défendeur, il reprend sa thèse générale que la décision attaquée était raisonnable et ne devrait pas être infirmée.

IV.             Analyse

[23]           Le mécanisme créé par l’article 107.1 de la LIPR exige que, premièrement, la SPR estime la demande d’asile clairement frauduleuse. Une fois qu’elle a conclu dans ce sens, elle doit faire état du fait que cette demande est manifestement infondée et exposer les motifs qu’elle a de le penser. La Loi prévoit qu’une telle décision entraîne des conséquences déterminées. Son alinéa 110(2)c), dont le texte suit, dispose ainsi que la décision déclarant la demande d’asile manifestement infondée n’est pas susceptible d’appel devant la Section d’appel des réfugiés :

110(2) Ne sont pas susceptibles d’appel :

110(2) No appeal may be made in respect of any of the following:

...

c) la décision de la Section de la protection des réfugiés rejetant la demande d’asile en faisant état de l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile ou du fait que celle-ci est manifestement infondée;

(c) a decision of the Refugee Protection Division rejecting a claim for refugee protection that states that the claim has no credible basis or is manifestly unfounded;

Dans la présente espèce, il est acquis aux débats que la SPR a conclu que la demande d’asile est manifestement infondée. Cependant, le demandeur soutient que cette conclusion n’est pas raisonnable.

[24]           Il s’ensuit que la SPR devait disposer d’éléments de preuve établissant le caractère clairement frauduleux de la demande d’asile. J’ai énuméré ci-dessus dans les présents motifs les nombreuses constatations de la SPR tendant à établir toute l’étendue des contradictions et autres défauts de la preuve produite par le demandeur. En fait, c’est l’exposé circonstancié afférent à la demande d’asile du demandeur qui s’est révélé défectueux au point de pouvoir être considéré comme frauduleux. J’ai conclu que la décision de la SPR est effectivement raisonnable.

[25]           Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable à une affaire telle que la présente est celle de la décision raisonnable. Ce qui est en jeu dans la présente espèce, c’est l’appréciation par le décideur, d’une part, de la crédibilité de la preuve présentée au soutien de l’identité du demandeur d’asile – notamment bien sûr les certificats de naissance et de mariage –, et d’autre part, évidemment, de sa valeur probante, appréciation dont se déduit le caractère raisonnable ou non de la conclusion selon laquelle la demande d’asile est clairement frauduleuse. Même les questions de droit, exception faite de celles qui se rangent sous les quatre catégories définies dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], sont présumées relever de la norme de la raisonnabilité. Il en va ainsi à plus forte raison des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit. Voir le paragraphe 51 de Dunsmuir, et plus spécialement Teweldebrhan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 418, où la question soumise au contrôle était l’identité du demandeur. Voir aussi Elhassan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1247; Moriom c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 588; et Aytac c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 195.

[26]           Dans la présente espèce, la question de l’identité du demandeur d’asile est en fait subsumée sous la décision par laquelle la SPR a déclaré la demande d’asile clairement frauduleuse. La SPR, avant de conclure que la demande d’asile était manifestement infondée, a constaté que le demandeur n’avait pas rempli les conditions que prévoit l’article 106 de la LIPR. Autrement dit, la demande d’asile est clairement frauduleuse parce que la SPR est arrivée à la conclusion que le demandeur avait fait de fausses déclarations sur des questions touchant au cœur même de cette demande, notamment sur son identité.

[27]           Le législateur a décidé d’exiger que la demande d’asile soit « clairement frauduleuse » pour qu’il s’ensuive des conséquences déterminées. Il faut en déduire que c’est la demande d’asile elle-même qui doit être jugée frauduleuse, et non par exemple le fait que le demandeur aurait utilisé de faux documents pour sortir du pays d’origine ou entrer au Canada. Une fois qu’il a présenté sa demande d’asile, le demandeur doit se conduire de manière irréprochable, et les déclarations qu’il fait à l’appui de cette demande doivent être exactes, sinon elles pourraient être retenues contre lui. En d’autres termes, les mensonges par lesquels une personne essaierait d’obtenir l’asile pourraient rendre sa demande d’asile frauduleuse. C’est la demande d’asile en soi qui doit être frauduleuse.

[28]           On trouve la définition classique de la fraude dans London & Globe Finance Corp. Ltd, [1903] 1 Ch. 728 :

[TRADUCTION] Frauder, c’est déposséder par supercherie : c’est recourir à la supercherie pour induire quelqu’un à agir à son détriment. De façon plus concise, on peut dire que tromper, c’est recourir au mensonge pour susciter un état d’esprit, alors que frauder, c’est recourir à la supercherie pour provoquer une façon d’agir.

[29]           Cependant, il semblerait que même la supercherie ne soit pas un élément nécessaire. Dans R. c. Scott, [1975] AC 819, la Chambre des lords s’est distanciée de la définition ci-dessus en concluant que la supercherie n’est pas un élément essentiel de la fraude; l’élément essentiel est plutôt la malhonnêteté (à la page 839). La Cour suprême du Canada a suivi la même voie dans R. c. Olan, [1978] 2 RCS 1175, où elle a conclu que, « [p]our avoir gain de cause, le ministère public doit […] prouver la privation malhonnête » (à la page 1182). L’élément essentiel de la fraude est donc la malhonnêteté. Évidemment, la malhonnêteté peut se manifester par la supercherie ou le mensonge; dans de tels cas, « il suffit de déterminer si l’accusé a effectivement déclaré qu’une situation était d’une certaine nature alors qu’en réalité elle ne l’était pas »; voir R. c. Théroux, [1993] 2 RCS 5.

[30]           Pour qu’une demande d’asile soit dite frauduleuse, il faut que le demandeur ait déclaré qu’une situation est d’une certaine nature alors qu’en réalité elle ne l’est pas. Mais ce n’est pas n’importe quel mensonge ou rapport inexact qui revêt la demande d’asile d’un caractère frauduleux. Il faut pour cela que les déclarations malhonnêtes, les supercheries, les mensonges touchent à un aspect important de cette demande, de sorte à influer substantiellement sur la décision dont elle fera l’objet. À mon sens, une demande d’asile ne peut être dite frauduleuse si la malhonnêteté n’a pas d’effet substantiel sur la décision à laquelle elle donne lieu.

[31]           Si le terme « frauduleuse » dénote la nécessité d’assertions inexactes ou de la dissimulation d’un fait important dans le but d’induire une autre personne à agir à son détriment, j’aurais tendance à penser que le terme « clairement » (clearly) concerne le degré de fermeté de la conclusion. Par exemple, le Black’s Law Dictionary, West Group, 7e éd., définit la [TRADUCTION] « norme de la décision manifestement (clearly) erronée » comme la norme suivant laquelle [TRADUCTION] « un jugement peut être infirmé si la cour d’appel a la ferme conviction qu’il est entaché d’une erreur ». De même, pour qu’une demande d’asile soit clairement frauduleuse, il faut à mon avis que le décideur ait la ferme conviction que l’intéressé cherche à obtenir l’asile par des moyens frauduleux, par exemple des mensonges ou une conduite malhonnête, qui influent sur le point de savoir si sa demande d’asile sera ou non accueillie. Les mensonges d’importance secondaire ou antérieurs à la présentation de la demande d’asile ne semblent pas remplir cette condition.

[32]           Le document du HCR intitulé Position on Manifestly Unfounded Applications for Asylum, s’il n’est pas contraignant pour notre Cour, offre certains points de repère, étant donné qu’il emploie des formules semblables à celles de l’article 107.1 de la LIPR. Selon le demandeur, le passage de ce document déjà cité au paragraphe 19 des présents motifs établit que c’est seulement dans les cas les plus évidents qu’on peut conclure au caractère clairement frauduleux de la demande d’asile. Ce passage ne se révèle cependant guère utile au demandeur. On y explique que la demande d’asile ne peut être déclarée clairement frauduleuse que si le demandeur essaie de tromper les autorités de manière à la fois substantielle ou fondamentale et pertinente pour la détermination de son statut. S’il est vrai que l’utilisation de faux documents pour avoir accès à un pays d’accueil peut se révéler acceptable, il n’en va pas de même pour l’utilisation de tels documents aux fins de l’obtention du statut de réfugié. L’argument voulant qu’on ne puisse déclarer une demande d’asile « clairement frauduleuse » que dans les cas les plus évidents n’est donc pas étayé par le texte même qu’invoque le demandeur.

[33]           Dans la présente espèce, le demandeur s’est appuyé, entre autres, sur des certificats de naissance et de mariage que la SPR a jugés faux. Cette conclusion de la SPR devait obligatoirement influer, selon l’article 106 de la LIPR, sur l’évaluation de la crédibilité du demandeur :

106 La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

106 The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

La SPR a jugé les documents en question inacceptables. Elle était tenue de « prend[re] en compte », le fait que le demandeur d’asile n’était pas muni de papiers d’identité acceptables. Cette conclusion était-elle déraisonnable? Je ne le pense pas. Les arguments du demandeur à ce sujet se sont révélés insuffisants, et de loin.

[34]           Le demandeur avait avancé au départ que les conclusions relatives aux faux documents doivent se fonder sur une [TRADUCTION] « preuve corroborante indépendante ». Ce n’est pas là l’état du droit, et, d’ailleurs, le demandeur n’a pas repris cet argument. Il a ensuite soutenu, dans un mémoire supplémentaire, que la norme ne peut être celle de [TRADUCTION] « la preuve prima facie, réfutable, du caractère irrégulier ou supposé “frauduleux” de documents produits » (mémoire supplémentaire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 7).

[35]           La SPR n’a conclu nulle part à l’existence d’une [TRADUCTION] « preuve prima facie […] du caractère irrégulier […] de documents produits », quoi que cela puisse vouloir dire. Comme l’explique The Law of Evidence in Canada, Sopinka, Lederman et Bryant, Lexis Nexis, 3e éd. :

[TRADUCTION] Les expressions « preuve prima facie » et « prétention établie prima facie » sont dépourvues de sens à moins que l’auteur n’explique la signification qu’il leur attribue.

Le Black’s Law Dictionary définit comme suit la preuve prima facie : [TRADUCTION] « Preuve qui établit un fait ou confirme un jugement sauf production d’une preuve contradictoire. » La décision de la SPR était concluante. Les affirmations contradictoires qui ne sont ni crues ni crédibles ne constituent pas une preuve contraire. Il n’y avait pas de preuve contraire parce que la SPR n’a pas ajouté foi à la preuve du demandeur. Il ne fait aucun doute que le tribunal a conclu que les certificats étaient des faux en dépit de l’affirmation du demandeur comme quoi ils étaient authentiques.

[36]           Le demandeur à la présente instance a essayé activement de se faire passer pour un réfugié par des moyens malhonnêtes, y compris la supercherie, allant jusqu’à produire des certificats de naissance et de mariage qui, du point de vue raisonnable de la SPR, étaient manifestement des faux. Ce ne sont pas toutes les demandes d’asile où il n’est pas ajouté foi à la version des faits proposée par le demandeur qu’on peut raisonnablement qualifier de clairement frauduleuses. Cependant, eu égard aux faits de la présente espèce, il était certainement raisonnable de la part de la SPR de conclure dans ce sens, étant donné la production d’un exposé circonstancié qu’on pouvait raisonnablement estimer contenir des mensonges destinés à déterminer une conduite, ainsi que l’utilisation de faux documents. Il était raisonnable, dans ce contexte, d’avoir la ferme conviction que le demandeur recourait à des moyens frauduleux.

[37]           Pour une raison qui m’échappe, le demandeur fait valoir que la norme des [TRADUCTION] « demandes d’asile frauduleuses prima facie » n’est pas celle qu’il convient d’appliquer sous le régime de l’article 107.1. Mais personne ne soutient le contraire. Rien n’indique que la SPR ait conclu que la demande d’asile considérée soit frauduleuse prima facie. Et le demandeur n’a pas montré en quoi la conclusion du tribunal voulant que la demande d’asile soit clairement frauduleuse, qui l’a amené à la déclarer manifestement infondée, ne serait pas raisonnable eu égard à l’ensemble de la preuve, notamment au fait qu’il s’est appuyé, pour établir son identité, sur des documents inacceptables. Les nombreux éléments énumérés par la SPR dans la présente espèce, et non pas seulement les deux certificats, étayaient la conclusion qu’elle a formulée sous le régime de l’article 107.1. L’ensemble de la preuve produite par la SPR justifie amplement sa conclusion. Sa décision est donc raisonnable suivant la norme exposée au paragraphe 47 de Dunsmuir :

[47]      La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[38]           Enfin, le demandeur a contesté la conclusion sur l’identité en proposant une distinction entre l’identité personnelle et l’identité nationale. Il s’appuyait à cet égard sur la décision Elmi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 773 [Elmi], qui établirait selon lui une certaine différence entre ces deux formes d’identité.

[39]           Il est vrai que la décision Elmi parle d’« identité nationale », mais il est beaucoup moins évident que la Cour ait voulu postuler certaines différences entre cette notion et celle d’« identité personnelle ». En fait, la Cour a tout simplement conclu dans Elmi que la Commission avait commis une erreur donnant ouverture à annulation en n’offrant pas d’autres moyens de prouver l’identité nationale, conclusion qui lui a suffi pour annuler la décision sans avoir à se prononcer par ailleurs sur les autres facteurs propres à décrédibiliser la demanderesse. Mais la décision Elmi n’établit aucune distinction notable entre l’identité personnelle et l’identité nationale. La Cour paraît en fait y employer les termes « identité » et « identité nationale » de manière interchangeable. Le seul paragraphe d’Elmi cité par le demandeur montre clairement à mon sens que la Cour ne voyait aucune différence entre les deux :

[4]        La preuve de l’identité du demandeur est d’une importance cruciale pour la demande d’asile et l’omission de prouver l’identité entraîne le rejet de la demande (Najam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 516 (ci-après Najam); Hussein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1237 (ci-après Hussein)). Lorsque la Commission conclut que le demandeur d’asile n’a pas établi son identité nationale, elle n’a pas à poursuivre son analyse (Najam, précitée). Autrement dit, la Commission n’a pas à évaluer la crainte subjective de persécution et il n’y a clairement aucun fondement lui permettant d’évaluer le risque objectif de persécution. Ainsi, lorsque la Commission commet une erreur dans son analyse relative à l’identité du demandeur et, par conséquent, qu’elle ne procède pas à une évaluation du risque objectif, cette erreur en soi peut constituer un motif suffisant pour justifier le réexamen de la demande d’asile. Selon moi, c’est ce qui s’est produit en l’espèce. Pour les motifs qui suivent, je juge qu’il n’était pas raisonnablement loisible à la Commission sur le plan des faits et du droit de conclure que les demandeurs n’étaient pas originaires de la Somalie et je dois, par conséquent, ordonner que la demande des demandeurs soit renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision. Comme l’établissement de l’identité est fondamental dans l’examen approprié d’une demande d’asile, et puisque les motifs de la Commission énoncent clairement que l’identité constituait la question déterminante, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres conclusions relatives à la crédibilité tirées par la Commission, conclusions qu’elle pouvait ou non raisonnablement tirer.

[Non souligné dans l’original.]

[40]           Le demandeur voudrait qu’il lui suffise d’affirmer sa qualité de citoyen somalien, sans pouvoir établir qui il est, pour démontrer l’existence d’une erreur donnant ouverture à annulation. Or aucun texte n’appuie une telle thèse. Il est bien difficile d’évaluer les risques que courrait un demandeur d’asile dont on ne peut établir l’identité ni les antécédents personnels. Le simple fait d’être originaire de Somalie est pertinent, mais insuffisant; voir (Xiang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 256, aux paragraphes 22 et 23).

V.                Conclusion

[41]           La question restreinte à trancher dans la présente affaire est celle de savoir si peut être dite raisonnable la conclusion selon laquelle la demande d’asile est « manifestement infondée ». La preuve produite en l’espèce est si abondamment convaincante qu’elle s’inscrit bien en deçà des limites de la signification des termes « clairement frauduleuse ». Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que le demandeur essayait activement d’obtenir l’asile par des moyens frauduleux, y compris des mensonges propres à influer sur la détermination de son statut. Il était de même loisible à la SPR de conclure à la fausseté de l’exposé circonstancié présenté au soutien de la demande d’asile. Les arguments avancés au nom du demandeur concernant les documents déclarés faux, malgré tous les efforts de l’avocat, ne sauraient être admis. Enfin, le seul texte cité au soutien de la distinction entre les notions d’« identité » et d’« identité nationale » n’accrédite pas cette différence. Quoi qu’il en soit, je ne connais aucun texte, et aucun n’a été porté à l’attention de la Cour, qui étaierait l’audacieuse thèse selon laquelle il suffirait d’établir une nationalité quelconque pour entrer dans le champ d’application des articles 96 et 97 de la LIPR.

[42]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire. L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4394-15

 

INTITULÉ :

FARHAN HASSAN WARSAME c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MAI 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MAI 2016

 

COMPARUTIONS :

Odaro Omonuwa

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nalini Reddy

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Odaro Omonuwa

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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