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Date : 20160205


Dossier : IMM-2764-15

Référence : 2016 CF 139

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2016

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

BULENT BOZTAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) du Canada datée du 22 mai 2015, avec avis de décision datée du 25 mai 2015, et communiquée au demandeur vers le 11 juin 2015. Dans cette décision, la SPR a conclu que le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger et, de plus, que la demande du demandeur était sans fondement crédible. La demande d’autorisation de contrôle judiciaire a été accordée le 28 octobre 2015.

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie célibataire âgé de 39 ans, qui est un Kurde de la minorité religieuse des alévis. Il a quitté la Turquie le 15 octobre 2012 pour se rendre par avion à New-York, en passant par Paris, France. De New-York, il a pris l’avion à destination de Burlington dans l’état du Vermont, aux États-Unis, puis a pris un taxi pour se rendre à Alburgh (Vermont). Il s’est dirigé à pied vers le poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle, est entré au Canada, puis a été arrêté peu de temps après par les autorités canadiennes. Il a fait une demande d’asile pour des raisons de religion, de nationalité et d’opinions politiques.

[3]               La SPR a conclu que le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, puis a ensuite constaté l’absence de fondement de sa demande au sens de l’article 107(2) de la Loi.

[4]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes : La première concerne la conclusion de l’absence de fondement; le demandeur soumet que la décision n’a pas été rendue conformément à la jurisprudence établie à la Cour. La deuxième question critique un certain nombre de conclusions sur la crédibilité; ces conclusions ne seront pas abordées parce que, selon moi, la conclusion d’absence de fondement crédible est déterminante.

[5]               La norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est la décision raisonnable. Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (l’arrêt Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a statué aux paragraphes 57 et 62 qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse du critère de contrôle si « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Il est bien établi dans la jurisprudence que la norme de la décision raisonnable est le critère de contrôle à appliquer pour déterminer les conclusions relatives à la crédibilité : (Aguilar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 843, au paragraphe 34). Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour lorsqu’elle effectue une révision selon la norme de la décision raisonnable :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. En contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient principalement à l’existence de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel. Toutefois, il est également important de savoir si la décision se situe dans une gamme de résultats possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[6]               Concernant la détermination de la SPR au sujet de l’absence de fondement crédible, il est important de décrire les conclusions de la SPR. Premièrement, la SPR a accepté que le demandeur est un Kurde (origine ethnique) et un alévi (religion). D’abord, la SPR a conclu :

[36]      Le tribunal accepte que les Kurdes, et plus particulièrement les alévis de la Turquie, sont victimes de discrimination et de harcèlement et, dans certains cas, de persécution. Un certain nombre de documents soumis en preuve et associés aux conditions à l’intérieur du pays décrivent les difficultés auxquelles les Kurdes doivent faire face, plus particulièrement dans le sud-est de la Turquie. Cependant, le tribunal conclut que ce ne sont pas tous les Kurdes résidant en Turquie, ou dans un secteur particulier de ce pays, qui sont persécutés exclusivement en raison de leur origine ethnique.

[7]               Ensuite, à l’avant-dernier paragraphe de sa décision, la SPR aborde la question de l’absence de fondement crédible. Cette question n’est abordée à aucun autre endroit. La totalité du commentaire de la SPR à ce sujet était le suivant :

« Absence de fondement crédible »

[50]      Le tribunal établit, en vertu du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qu’il n’y avait aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour rendre une décision favorable.

[8]               Une demande sans fondement crédible est une demande autorisée en vertu des dispositions suivantes de la Loi :

Décision

Decision

107 (1) La Section de la protection des réfugiés accepte ou rejette la demande d’asile selon que le demandeur a ou non la qualité de réfugié ou de personne à protéger.

107 (1) The Refugee Protection Division shall accept a claim for refugee protection if it determines that the claimant is a Convention refugee or person in need of protection, and shall otherwise reject the claim.

Preuve

No credible basis

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

[9]               Il y a plusieurs années, dans l’affaire Rahaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89, la Cour d’appel fédérale décrit les paramètres dans lesquels une décision d’absence d’un minimum de fondement peut être rendue :

[51]      Enfin, bien que je ne puisse pas accepter la thèse de l’avocate de M. Rahaman, je reconnais que la Commission ne devrait pas systématiquement statuer qu’une revendication n’a pas un minimum de fondement lorsqu’elle conclut que le revendicateur n’est pas un témoin crédible. Comme j’ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l’absence de minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

[Non souligné dans l’original.]

[10]           La Cour a examiné une décision d’absence d’un minimum de fondement dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 732 :

[23]      Il apparaît clairement, à la lecture de la décision de la Commission et de la transcription de l’audience, que la question de l’appartenance du demandeur à un groupe social particulier, soit les sikhs baptisés, n’a pas été examinée. Cette question, qui n’a pas été spécifiquement soulevée par le demandeur lors de la seconde audience, l’avait été lors de la première. Lors de la première audience, le demandeur avait effectivement présenté de la preuve documentaire indiquant que, bien que la situation se soit améliorée pour les sikhs baptisés en Inde au cours des dernières années, les membres de ce groupe soulèvent toujours la suspicion des autorités et sont à risque d’être arrêtés. Or, bien que la seconde audience à laquelle le demandeur a eu droit à la suite de l’ordonnance du juge Martineau fût une étude de novo de sa demande d’asile, tous les documents se rapportant à la première audience ont été versés au dossier de la nouvelle audience. Dans cette optique, la Commission ne pouvait pas rejeter la demande de statut de réfugié du demandeur sur la base de l’absence de minimum de fondement sans considérer des éléments de preuve crédibles ou dignes de foi quant au statut de sikh baptisé du demandeur et aux risques de persécution associés à ce statut.

[11]           Pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’un contrôle judiciaire, le seuil à franchir est élevé, tel que l’a mentionné le juge Donald J. Rennie dans Levario c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 314 :

[18]      Pour conclure à l’absence d’un minimum de fondement d’une demande d’asile, le seuil à franchir est élevé, ainsi qu’il est indiqué dans l’arrêt Rahaman, au paragraphe 51 :

[…] Comme j’ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l’absence d’un minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

[19]      C’est donc dire que s’il existe un élément de preuve crédible ou digne de foi quelconque qui est susceptible d’étayer une reconnaissance positive, il n’est pas loisible à la Commission de conclure que la demande d’asile est dénuée d’un minimum de fondement, même si, au bout du compte, elle conclut que cette demande n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités.

[italique et gras dans l’original]

[12]           En l’espèce, il y avait bel et bien des éléments de preuve crédibles ou dignes de foi qui étaient susceptibles d’étayer une reconnaissance positive. La SPR a accepté ces éléments et leur a accordé un certain poids, à savoir :

A.                Des éléments de preuve concernant l’identité du demandeur et la persécution et la discrimination qu’il allègue avoir subies en Turquie en raison de son origine ethnique et de sa religion. La SPR a accepté la preuve documentaire et le fait que le demandeur était un Kurde de confession alévie.

B.                 La SPR a accordé « très peu de poids » aux éléments de preuve associés à des lettres de professionnels. Ces lettres ont été rédigées par le médecin et l’avocat du demandeur en Turquie. Cette preuve indiquait que le 21 mars 2012 et le 15 juin 2012, le demandeur avait reçu des traitements de la part de son médecin de famille pour ses blessures. La lettre du médecin mentionnait que le demandeur lui a dit qu’il avait été blessé après avoir été battu et torturé par des policiers. Quant à la lettre de l’avocat du demandeur, elle indiquait que cet avocat avait tenté, sans succès, d’aider le demandeur à être libéré et à récupérer son passeport en lien avec sa détention de juin 2012. La SPR a accordé peu de valeur probante à ces lettres, mais n’a pas indiqué qu’elles n’avaient « aucune valeur probante », ce qui serait nécessaire pour justifier une décision s’appuyant sur l’« absence d’un minimum de fondement ».

[13]           En gardant cette loi et ces conclusions à l’esprit, je suis poussé à conclure que la SPR a agi déraisonnablement, et je pourrais ajouter de façon erronée, en appliquant le critère juridique régissant l’application de la disposition d’absence d’un minimum de fondement, comme il est décrit ci-dessus.

[14]           La décision doit donc être annulée.

[15]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et aucune question n’a été soulevée.


JUGEMENT

LA COUR accueille la présente demande de contrôle judiciaire, la décision de la SPR est infirmée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué, sans aucune question à certifier et sans ordonnance quant aux dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2764-15

 

INTITULÉ :

BULENT BOZTAS c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 janvier 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 février 2016

 

COMPARUTIONS :

Clarisa Waldman

 

Pour le demandeur

 

Meva Motwani

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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