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Date : 20160310


Dossier : T­517­15

Référence : 2016 CF 307

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2016

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

HENDRIK TEPPER

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le procureur général du Canada (le PGC) cherche à empêcher la communication de certains documents à M. Hendrik Tepper, un demandeur dans une action contre la Couronne, pour des motifs d’immunité d’intérêt public. Dans son action, le demandeur fait valoir qu’il n’a pas reçu une aide adéquate pendant qu’il était détenu au Liban en exécution d’un mandat de l’Organisation internationale de police criminelle (INTERPOL).

[2]               Le PGC réclame l’immunité d’intérêt public concernant certains passages de la totalité ou d’une partie des 424 documents en sa possession, en se fondant sur l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C­5. Le PGC invoque l’article 37 pour les motifs principaux suivants : les renseignements qu’il cherche à protéger sont liés à 1) des renseignements au sujet d’autres personnes ayant demandé de l’aide consulaire auprès du Canada et qui ne sont pas en rapport avec la demande de M. Tepper; 2) des renseignements au sujet de relations étrangères ou bilatérales qui n’ont aucun lien avec les circonstances de M. Tepper; 3) des renseignements obtenus dans le cadre d’activités policières internationales.

[3]               Le PGC soutient que la communication des renseignements en cause compromettrait l’intégrité de ses activités consulaires et irait à l’encontre des attentes des autres citoyens canadiens en matière de vie privée, nuirait aux activités diplomatiques du Canada et mettrait en péril la coopération avec les organismes internationaux de maintien de l’ordre, respectivement.

[4]               M. Tepper fait valoir que 150 des 424 documents en cause lui ont déjà été communiqués et, par conséquent, que le PGC ne peut maintenant pas s’opposer à leur communication pour des raisons d’immunité d’intérêt public. En outre, il soutient que les raisons d’intérêt public qui militent en faveur de la divulgation des documents contestés l’emportent sur toute raison justifiant l’immunité d’intérêt public.

[5]               Au regard de l’application de l’article 37, la Cour doit décider si la demande peut être acceptée à la lecture seule des affidavits à l’appui ou si les documents en cause doivent être examinés avant de rendre une décision concernant la demande. Dans ce cas, et compte tenu des observations écrites et orales des parties, j’ai conclu que les préoccupations du demandeur étaient suffisamment bien fondées pour justifier un examen des documents eux­mêmes en vue de décider si les motifs d’immunité d’intérêt public sont justifiés. Pour arriver à cette conclusion, j’ai examiné la nature des intérêts publics avancés par le PGC, la mesure dans laquelle les preuves documentaires sont liées aux actes de procédure, la nature sérieuse des allégations du demandeur, ainsi que les autres éléments de preuve accessibles au demandeur (en tenant compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Khan c. Canada, [1996] 2 RCF 316 [1re inst.], au paragraphe 26).

[6]               Après un examen attentif de chacun des 424 documents en cause et les suppressions proposées par le PGC, j’ai conclu que la revendication d’immunité d’intérêt public du PGC est justifiée. Par conséquent, j’accueillerai la demande du PGC.

[7]               La présente demande soulève deux questions :

1.      Le PGC peut­il invoquer l’immunité d’intérêt public à l’égard de documents déjà produits?

2.      L’immunité d’intérêt public doit­elle être accordée?

II.                Question no 1 – Le PGC peut­il invoquer l’immunité d’intérêt public à l’égard de documents déjà produits?

[8]               M. Tepper soutient que le PGC lui a déjà remis 150 documents sous une forme non expurgée, et qu’il ne peut donc pas maintenant réclamer l’immunité d’intérêt public à l’égard du contenu de ceux­ci.

[9]               Le PGC souligne que ces documents n’ont jamais été « divulgués » à M. Tepper. En fait, le PGC a accordé aux avocates de M. Tepper la permission d’examiner ces documents pour essayer de démontrer que ces documents n’ont rien à voir avec la présente action. Le PGC fait valoir qu’il n’a jamais renoncé à une quelconque demande d’immunité ou de privilège que ce soit à l’égard de ces documents.

[10]           Dans ces circonstances, je suis d’accord avec le PGC.

[11]           À divers moments pendant que les parties étaient devant moi pour aborder les questions liées à la production de documents, l’avocat du PGC a maintes fois répété que des questions de privilège ou d’immunité restaient encore à déterminer. Même s’il a mis les documents à la disposition du demandeur dans le but de résoudre les questions relatives à la pertinence, à aucun moment le PGC n’a renoncé à son droit d’invoquer l’immunité d’intérêt public ou d’autres motifs de non­divulgation. En fait, le PGC a rappelé à maintes reprises à la Cour que ces questions restaient à déterminer.

[12]           Par conséquent, dans ces circonstances, je ne peux pas souscrire aux arguments du demandeur selon lesquels le PGC aurait renoncé à l’immunité d’intérêt public à l’égard des documents en cause.

III.             Question no 2 – L’immunité d’intérêt public doit­elle être accordée?

[13]           M. Tepper soutient que l’intérêt public milite en faveur de la divulgation du contenu des documents en cause. Les renseignements que le procureur général propose d’expurger, affirme­t­il, sont pertinents pour son recours contre la Couronne et, par conséquent, l’intérêt de la divulgation de ces renseignements l’emporte sur l’intérêt de la Couronne de les protéger.

[14]           Je ne suis pas d’accord. Après avoir examiné tous les documents dans leur intégralité et étudié les suppressions proposées dans leur contexte, je suis convaincu que l’intérêt public de la non­divulgation des renseignements l’emporte sur tous les avantages que M. Tepper pourrait tirer de leur divulgation.

[15]           Pour peser le pour et le contre de la divulgation des renseignements par rapport à l’intérêt public de la non­divulgation, j’ai pris en considération les facteurs suivants :

         la valeur probante des pièces justificatives;

         la nature de l’action intentée par le demandeur, y compris les allégations d’actes fautifs de la part du gouvernement;

         l’effet qu’aurait la non­divulgation des renseignements sur la perception du public à l’égard du système de justice;

         les dates, les sources et la nature délicate des renseignements en cause.

(voir Carey c. Ontario, [1986] 2 RCS 637, au paragraphe 80; Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada, 4e éd. [Markham : LexisNexis, 2014], aux pages 1059 et 1067)

[16]           J’estime que toutes les suppressions proposées sont liées à des renseignements qui ne sont tout simplement pas pertinents dans le cadre de la présente action. Par exemple, une grande partie des suppressions visent des renseignements au sujet d’autres citoyens canadiens ayant besoin d’aide consulaire. M. Tepper affirme que les renseignements seraient pertinents en ce sens qu’ils pourraient permettre à d’autres citoyens de recevoir une plus grande attention et plus d’aide que celles dont il a lui­même bénéficié (une suggestion que je ne constate pas dans les actes de procédure), mais, en réalité, les renseignements concernant d’autres personnes que contiennent les documents contestés ne constituent que des rapports de situation périodiques. Peu, voir aucun, de ces renseignements reflètent le degré d’effort ou de participation des fonctionnaires canadiens en vue d’obtenir la libération de ces personnes ou de leur offrir l’aide qu’elles auraient pu chercher à obtenir. Je n’ai rien trouvé qui appuie la demande de M. Tepper contre la Couronne.

[17]           De plus, presque toutes les suppressions de renseignements au sujet de relations étrangères ou bilatérales n’ont aucun lien avec les circonstances de M. Tepper. Il n’y a que très peu de commentaires de fonctionnaires étrangers au sujet de la situation de M. Tepper, mais ceux­ci n’ont rien à voir avec les questions de la présente action. Une fois de plus, je ne vois rien qui appuie la demande de M. Tepper.

[18]           En ce qui concerne le troisième champ d’immunité invoqué par le PGC – les communications policières –, il n’y a que cinq documents visés. D’après mon examen de ces documents, les renseignements liés aux circonstances de M. Tepper peuvent être décrits comme du texte standard. Je n’ai trouvé ni analyse, ni opinion, ni recommandation, ni aucun autre élément qui seraient pertinents dans le cadre de la présente action. Je ne vois rien qui appuie la demande de M. Tepper.

[19]           J’estime que la valeur probante de tous les éléments de preuve en cause dans la présente demande est négligeable. Il est indéniable que le demandeur a soulevé de graves allégations d’actes fautifs de la part du gouvernement. Cependant, les suppressions proposées par le PGC n’empiètent pas sur la capacité du demandeur d’étayer sa demande. Par conséquent, dans ces circonstances, je ne crois pas que la non­divulgation des renseignements aurait un effet négatif sur la perception du public à l’égard du système de justice. Bon nombre des documents expurgés ont été produits par des hauts fonctionnaires ou conseillers du gouvernement lorsque le demandeur demandait de l’aide gouvernementale, et leur contenu n’est pas ou presque pas pertinent ou n’a pas ou presque pas de valeur pour le demandeur. Je ne peux pas conclure que les intérêts du demandeur concernant la divulgation l’emportent sur l’intérêt public relatif à la non­divulgation.

[20]           Après avoir examiné certains des documents non expurgés, M. Tepper a mentionné expressément plusieurs de ces documents en affirmant que ceux­ci contiennent des renseignements qui seraient certainement importants dans le cadre de sa demande. J’examinerai chacune des suppressions dans ces documents en me référant à leur numéro de production :

[21]           AGCA 0724 : M. Tepper soutient que ce document [traduction] « semble indiquer que le gouvernement fédéral a été bien plus proactif et agressif dans d’autres dossiers consulaires ». Je ne suis pas d’accord. En fait, ce document contient principalement des renseignements généraux au sujet de mesures qui pourraient être prises dans certains dossiers consulaires. Il y a très peu d’information sur d’autres personnes.

[22]           AGCA 0860 : M. Tepper affirme que ce document [traduction] « semble indiquer que, dans certains cas, le gouvernement fédéral n’a pas jugé qu’il était inapproprié d’intervenir en communiquant avec des représentants de haut rang ». Je ne suis pas d’accord avec cette caractérisation. Ce document résume l’état de certains dossiers consulaires et mentionne une seule fois une communication établie avec un chef de mission.

[23]           AGCA 1791 : M. Tepper fait valoir que ce document [traduction] « montre que, lorsqu’un citoyen est détenu dans un État non favorisé politiquement tel que l’Iran, le gouvernement fédéral a adopté une position beaucoup plus ferme (comme le montre la période de questions et les infocapsules) ». Je ne trouve aucun fondement pour justifier cet argument. Ce document ne fait que fournir un rapport de situation de certains dossiers et énonce des infocapsules potentielles comparables à celles proposées à l’égard du dossier de M. Tepper.

[24]           AGCA 4110 : M. Tepper soutient que ce document [traduction] « semble appuyer l’idée que la décision du gouvernement de ne pas intervenir dans le dossier de M. Tepper ait été influencée par le fait qu’il poursuivait le gouvernement du Canada et qu’il était motivé par des considérations politiques ». Cette description est inexacte. Ce document ne fait que fournir des renseignements concernant d’autres personnes ainsi qu’une communication diplomatique. Il ne donne aucune indication quant à la poursuite intentée par M. Tepper.

[25]           AGCA 0886 et 0888 : M. Tepper prétend que ces documents [traduction] « contiennent des renseignements sur la question de savoir si une visite politique de M. Tepper pendant son incarcération serait opportune ». Cette description des renseignements supprimés n’est pas valide. En fait, les suppressions se rapportent à une question bilatérale avec le Liban et qui n’a rien à voir avec M. Tepper.

[26]           AGCA 1108 et 1215 : M. Tepper soutient que ces documents [traduction] « contiennent des renseignements qui pourraient permettre d’identifier un sujet consulaire particulier » et [traduction] « fournissent un exemple précis et des renseignements généraux concernant les conditions de détention inhumaine en Algérie ». Cette affirmation est infondée. En fait, les deux documents contiennent des renseignements au sujet d’un particulier. Les passages non expurgés présentent une description des conditions en Algérie, des renseignements au sujet de M. Tepper et les questions générales liées aux relations consulaires avec l’Algérie.

[27]           AGCA 1335, 1573 et 2781 : M. Tepper affirme que ces documents [traduction] « semblent indiquer que le climat politique entourant le Liban à l’époque […] a influencé les actions du gouvernement et sa façon d’agir envers le demandeur. » Plus particulièrement, le troisième document [traduction] « montre qu’il a délibérément réduit ses efforts envers les députés qui ne sont pas membres du Hezbollah ». Je ne suis pas d’accord avec cette conclusion. Les deux premiers documents contiennent des renseignements supprimés liés aux questions bilatérales avec le Liban. Le troisième document aborde seulement la question de savoir si certains représentants du Liban étaient membres du Hezbollah.

[28]           AGCB 0324 : M. Tepper, qui n’a pas consulté ce document, fait valoir qu’il est [traduction] « difficile de comprendre comment le document AGCB 0324 intitulé [traduction] “résultats pour TEPPER” peut être considéré comme non pertinent dans le cadre de la présente action ». Le PGC réclame l’immunité d’intérêt public à l’égard de ce document, car il contient des renseignements destinés uniquement aux autorités chargées de l’application de la loi. Dans tous les cas, ces renseignements ne sont pas particulièrement révélateurs. Le document contient seulement des renseignements standards au sujet du mandat d’arrêt algérien.

[29]           En résumé, je ne suis pas convaincu que l’intérêt public en faveur de la divulgation des renseignements expurgés à M. Tepper l’emporte sur l’intérêt public en faveur de la non­divulgation de ceux­ci.

IV.             Conclusion et dispositif

[30]           D’après mon examen des 424 documents en cause, je suis convaincu que la revendication d’immunité d’intérêt public du PGC à l’égard de ces documents ou de parties expurgées de ceux­ci est justifiée. Par conséquent, j’accueillerai la demande du PGC avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, avec dépens.

« James W. O’Reilly »

Juge


ANNEXE

Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985), ch. C­5

Canada Evidence Act, RSC 1985, c c-5

Dépôt des documents fabriqués

Impounding of forged instrument

35. Lorsqu’une pièce fabriquée ou frauduleusement altérée a été admise en preuve, le tribunal ou le juge, ou la personne qui l’a admise, peut, à la requête de la personne contre laquelle elle a été admise en preuve, ordonner qu’elle soit déposée au greffe et confiée à la garde d’un fonctionnaire du tribunal ou de toute autre personne, pendant la période et aux conditions que le tribunal, le juge ou la personne qui l’a admise juge convenables.

35. Where any instrument that has been forged or fraudulently altered is admitted in evidence, the court or the judge or person who admits the instrument may, at the request of any person against whom it is admitted in evidence, direct that the instrument shall be impounded and be kept in the custody of an officer of the court or other proper person for such period and subject to such conditions as to the court, judge or person admitting the instrument seem meet.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T­517­15

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. HENDRIK TEPPER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 janvier 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mars 2016

 

COMPARUTIONS :

Gregory Tzemenzkis

 

Pour le demandeur

 

Sally Gomery

Alexa Biscaro

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous­procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Norton Rose Fullbright S.E.N.C.R.L., s.r.l

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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