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Date : 20160212


Dossier : IMM-2424-15

Référence : 2016 CF 191

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2016

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ROBERT BAKOS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur Immigration et la Protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la Loi] de la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) datée du 23 avril 2015 rejetant la demande d’asile du demandeur en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur le fondement qu’il n’a pas fourni d’éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de protection de l’État.

II.                Contexte

[2]               Robert Bakos [le demandeur] est un citoyen hongrois, d’origine ethnique rom qui revendique l’asile au motif qu’il craint pour sa vie et sa sécurité en Hongrie aux mains d’individus et de groupes hostiles à l’égard des Roms.

[3]               Le demandeur a été victime, à divers degrés, de discrimination, d’intimidation et de harcèlement à l’école, au travail et dans sa vie quotidienne.

[4]               En mars 2011, le demandeur a ouvert un salon de beauté dans le district 8 de Budapest. Peu de temps après, il a été abordé par deux hommes offrant des services de sécurité qu’il a refusé. En réponse, ces hommes, accompagnés par un autre homme portant un insigne de police, sont revenus et ont violemment battu le demandeur, lui ordonnant de verser un paiement mensuel. Le demandeur a payé les hommes sur demande jusqu’en novembre 2011, moment où il ne pouvait plus se permettre d’effectuer des paiements. Il a fermé son commerce et s’est réfugié chez lui.

[5]               Le demandeur n’avait aucun moyen de gagner de l’argent et a tenté de rouvrir son commerce pour les vacances. Il a immédiatement été abordé par les mêmes hommes, qui lui ont demandé de l’argent et l’ont agressé. Le demandeur s’est échappé avant d’être trop sévèrement battu et est resté avec son cousin jusqu’à ce qu’il puisse quitter la Hongrie pour le Canada le 30 janvier 2012. Il a demandé l’asile immédiatement après son arrivée.

[6]               La décision de la SPR a été rendue oralement le 23 avril 2015. La SPR a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, la question déterminante étant celle de l’incapacité du demandeur de fournir des éléments de preuve clairs et convaincants de l’incapacité de l’État à assurer sa protection.

[7]               La SPR a expliqué que le demandeur a le fardeau ultime de réfuter la présomption selon laquelle la protection adéquate de l’État existe en produisant des éléments de preuve clairs et convaincants pour persuader la SPR que, selon la prépondérance des probabilités, l’État ne peut pas fournir une protection adéquate à ses citoyens. Dans une démocratie qui fonctionne, comme en Hongrie, il incombe au demandeur d’asile de démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile à l’étranger.

[8]               La SPR a fait référence au rapport du Département d’État des États‑Unis fondé sur le Cartable national de documentation, qui indique que la Hongrie est une démocratie parlementaire multipartite. Les autorités civiles contrôlent efficacement la police et le gouvernement a des mécanismes efficaces d’enquête et de répression des abus et de la corruption. La SPR a fait remarquer qu’il existe un système judiciaire indépendant et impartial et des voies de recours juridiques pour violation des droits de la personne. Après épuisement des recours nationaux, les personnes ont accès à la Cour européenne des droits de l’homme.

[9]               Le demandeur n’a pas signalé à la police qu’il avait été la cible d’extorsion et roué de coups, et il n’a pas démontré qu’il avait pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances pour obtenir une protection en Hongrie.

[10]           En outre, le demandeur n’a pas établi que son entreprise était particulièrement ciblée à cause de son origine ethnique rom. Au contraire, la preuve indique que le demandeur ne savait pas pourquoi il avait été ciblé : il était contraint de payer parce que [traduction] « tout le monde paie ». Ainsi, dans le formulaire d’immigration du demandeur, il affirme craindre la mafia et les criminels; il ne mentionne pas qu’il est Rom. La SPR a conclu que l’explication du demandeur – qu’il pensait que son identité rom était évidente et qu’il n’avait pas besoin de le mentionner – était déraisonnable.

[11]           La SPR a souligné que le demandeur n’avait pas fourni de preuve corroborante pertinente à l’appui de sa demande, malgré qu’il ait eu suffisamment de temps, plus de trois ans, pour le faire.

[12]           Malgré les questions de crédibilité, la SPR a accepté les allégations du demandeur comme étant avérées aux fins de son analyse sur la protection d’État. Le demandeur a expliqué qu’il n’a pas signalé les agressions et l’extorsion à la police, car cela aurait créé une [traduction] « situation bien pire ». Il a expliqué qu’il s’était rendu une fois à un poste de police lorsque son épouse avait été victime d’un vol, mais que la police n’a rien fait. Le demandeur a fait valoir qu’il ne connaît personne qui a obtenu l’aide de la police et qu’il ne connaît pas les mécanismes de plainte ou des organisations roms à Budapest.

[13]           La SPR n’a pas accepté ce témoignage comme étant raisonnable étant donné la preuve documentaire suggérant le contraire. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni les éléments de preuve clairs et convaincants nécessaires établissant, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État hongrois est insuffisante, puisque le demandeur n’a pris aucune mesure pour obtenir une protection avant de venir au Canada.

[14]           La SPR a mentionné la preuve documentaire, résumant ses conclusions comme suit :

[traduction]

a.       Les Roms sont victimes de discrimination dans presque tous les aspects de la vie en Hongrie.

b.      Le gouvernement a pris des mesures pour poursuivre et punir les fonctionnaires qui abusent de leur pouvoir – en effet, quatre officiers ont été inculpés de meurtres racistes de Roms en 2008 et 2009.

c.       La preuve documentaire fait également référence à de l’information sur le parti Jobbik, mentionné par le demandeur, mais elle indique qu’une lourde présence policière maintient l’ordre quand ce groupe organise des manifestations hostiles à l’égard des Roms.

d.      Les policiers reçoivent une formation en gestion des conflits liée aux membres de minorités sociales; un commissaire des droits fondamentaux est en poste au sein de la police; des programmes éducatifs dans les écoles de police traitent des préjugés et de la protection des victimes et des minorités; des agents de liaison avec les minorités sont en poste et des procédures de plainte contre les officiers existent à Budapest.

[15]           La SPR a préféré la preuve documentaire au témoignage sans fondement et peu convaincant du demandeur.

[16]           La décision fait état du fait que ce qui est pertinent dans l’analyse de la protection de l’État est de savoir si une protection adéquate est effectivement fournie à l’heure actuelle, et pas simplement les efforts du gouvernement.

[17]           Lors de l’audience, la SPR a rejeté la demande du demandeur en vertu de l’article 36 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2012-256) [les Règles] d’admettre les observations communiquées après l’audience consistant en : i) un document d’enregistrement d’entreprise certifiant l’existence de l’entreprise du demandeur; ii) un rapport de police du père du demandeur expliquant qu’il avait été abordé et menacé par des personnes à la recherche du demandeur; et iii) une lettre du père du demandeur expliquant que des personnes sont à la recherche. L’avocate a expliqué que le demandeur n’était pas représenté jusqu’à récemment et qu’il ne savait pas qu’il aurait besoin des documents. Après les avoir obtenus, il n’avait pas les moyens de les faire traduire. Bien que la SPR ait accordé la permission d’admettre d’autres documents produits tardivement, elle a décidé de ne pas admettre les documents précités, expliquant que le demandeur a eu suffisamment de temps pour se préparer à l’audience : il lui incombe d’établir le bien-fondé de sa demande et de fournir des documents conformément aux Règles.

III.             Questions en litige

[18]           Voici les questions en litige :

A.    L’analyse de la protection de l’État de la SPR était-elle raisonnable?

B.     La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas établi de lien entre des motifs d’obtention du statut de réfugié au sens de la Convention et sa persécution alléguée est-elle raisonnable?

C.     La SPR a-t-elle contrevenu aux règles de justice naturelle en refusant d’accepter les documents présentés après l’audience?

IV.             Norme de contrôle

[19]           La question de la protection de l’État, de même que la question de l’absence de lien entre des motifs d’obtention du statut de réfugié au sens de la Convention et la persécution alléguée sont des questions mixtes de fait et de droit examinées selon la norme du caractère raisonnable (arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Flores Carrillo), 2008 CAF 94, au paragraphe 36; décision Molnar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 273 [Molnar]).

[20]           La norme de la décision correcte régit les allégations de manquement à l’équité procédurale et à la justice naturelle.

V.                Analyse

A.                L’analyse de la protection de l’État de la SPR était-elle raisonnable?

[21]           Selon le demandeur, la SPR a commis une erreur en évaluant la protection de l’État dans deux domaines : i) en se concentrant sur l’omission du demandeur de solliciter une protection sans tenir compte de la signification pratique de cette déclaration eu égard à la vraie question de la protection de l’État; et ii) en omettant de concilier la preuve contradictoire du caractère adéquat de la protection de l’État pour les Roms en Hongrie.

[22]           Concernant la première question en litige, le demandeur soutient que la SPR a effectivement imposé une obligation de demander la protection de l’État avant de revendiquer le statut de réfugié en accordant une importance décisive au fait que le demandeur ne sollicite pas la protection de l’État. Comme le juge Russel Zinn l’a souligné dans Majoros c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421, au paragraphe 10 [Majoros], chercher à obtenir la protection de l’État peut équivaloir à une exigence de fait, et non pas juridique, de protection des réfugiés. Lorsque la preuve indique que la protection de l’État ne lui serait pas offerte, un demandeur n’est pas tenu de sollicité la protection des autorités (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, au paragraphe 19 [Ward]).

[23]           Le récit du demandeur décrit plusieurs cas d’agressions et d’extorsion – il n’en a signalé aucun à la police. Il n’a pas sollicité la protection de la police parce que selon lui, la police n’aurait rien fait pour l’aider.

[24]           Le demandeur prétend que sa méfiance à l’égard des policiers est étayée par le témoignage de son cousin, Gyula Bakos, qui a obtenu le statut de réfugié au Canada en 2001.

[25]           Le demandeur fait également référence à Molnar, précité, une décision récente avec des faits et des arguments similaires en l’espèce, dans laquelle le juge John O’Keefe a suivi la décision du juge Zinn dans Majoros. Dans les deux cas, la Cour a conclu que la décision de la Commission selon laquelle les demandeurs roms n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État était déraisonnable au motif que ne pas solliciter la protection de l’État lorsque ces efforts seraient vains, n’empêche pas un demandeur de réfuter la présomption de protection de l’État.

[26]           Le deuxième argument du demandeur est que la SPR n’a pas examiné l’efficacité de la protection de l’État hongrois et a omis d’évaluer les éléments de preuve contraires sur le caractère adéquat de la protection de l’État offerte aux Roms. Il soutient qu’alors que les efforts de la Hongrie pour protéger ses citoyens sont pertinents, ils ne sont ni déterminants ni suffisants : la SPR doit tenir compte de la pertinence réelle de la protection de l’État sur le terrain, plutôt que des efforts déployés pour remédier à la discrimination (Graff c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 437, au paragraphe 27 [Graff]; Beharry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 111, au paragraphe 9 [Beharry]).

[27]           Le demandeur invoque la preuve contraire ignorée par la SPR. Le Country Report on Human Rights Practices (rapports sur les pratiques en matière de droits de la personne) du Département d’État américain révèle que des groupes extrémistes hostiles à l’égard des Roms patrouillent illégalement dans les petites villes du nord-est de la Hongrie pour intimider la population Rom locale. Ce rapport fournit également des indications selon lesquelles les tribunaux utilisent la disposition du Code criminel sur le racisme pour condamner plutôt que de protéger les Roms. Les réponses de la CISR aux demandes d’information sur la Hongrie expliquent que la réaction de la police est inefficace face aux crimes commis contre les Roms en Hongrie et qu’il y a absence de procédure propre aux enquêtes impliquant des Roms.

[28]           La Cour fédérale est divisée sur la question de la protection de l’État offerte aux demandeurs roms. La plupart des décisions récentes, malgré l’examen selon la norme du caractère raisonnable, ont rejeté les conclusions de la Commission, selon lesquelles la protection de l’État était adéquate en Hongrie, sur la prémisse que la Commission n’avait pas démontré la pertinence sur le terrain des efforts gouvernementaux de protection de l’État.

[29]           La jurisprudence a établi que la SPR doit considérer le caractère adéquat réel de la protection de l’État, plutôt que simplement la volonté de l’État ou les efforts déployés pour lutter contre la discrimination (Graff, précitée, au paragraphe 27; Beharry, précitée, au paragraphe 9).

[30]           Toutefois, la Cour doit commencer l’analyse de la protection de l’État dans chaque cas en examinant les principes de base. Tel qu’énoncé par la juge Kane dans Kovacs c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 337, aux paragraphes 66 à 68 et 71 et 72 :

66     La Cour suprême du Canada a présenté la raison d’être du régime international de protection des réfugiés dans l’arrêt Ward, au paragraphe 18. Ce régime doit s’appliquer lorsque l’État ne peut fournir à ses ressortissants la protection qu’on s’attend à ce qu’il fournisse. Comme je l’ai déjà dit, il existe une présomption selon laquelle un État qui constitue une démocratie fonctionnelle est en mesure de protéger ses citoyens. Il incombe aux demandeurs qui veulent réfuter cette présomption de produire une preuve claire et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante ou inexistante (Carrillo, au paragraphe 30).

67     Dans la décision Konya, précitée, la juge Judith Snider a répété, au paragraphe 34, que la norme applicable est celle de la protection adéquate de l’État :

[34] Le critère qui s’applique à la protection de l’État n’est pas un critère d’efficacité; il s’agit plutôt de savoir si cette protection est adéquate (Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 25, [2011] ACF no 840; Kis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 606, au paragraphe 16, [2012] ACF no 603). Il ne suffit pas que la demanderesse démontre que l’État n’est pas toujours efficace pour ce qui est de protéger les personnes se trouvant dans la même situation que celle de la demanderesse (Lakatos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1070, au paragraphe 14, [2012] ACF no 1152).

68     Dans la décision Ruszo (aucun lien avec l’oncle du demandeur), précitée, le Juge en chef a examiné les principes directeurs et la jurisprudence récente et s’est penché sur la question de savoir comment un demandeur pourrait réfuter cette présomption s’il ne se trouve plus dans son pays d’origine. Il a souligné ce qui suit au paragraphe 30 :

[30] Pour s’acquitter de ce fardeau, le demandeur d’asile qui se trouve à l’extérieur du pays dont il a la nationalité doit démontrer qu’il « ne peut » obtenir une protection adéquate de l’État ou du fait qu’il craint avec raison d’être persécuté, ne veut pas se réclamer de la protection de son pays. Voici à ce sujet un extrait de l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 49 :

La distinction entre ces deux volets de la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » réside dans la partie qui écarte le recours à la protection de l’État : dans le cas de « ne peut », la protection est refusée au demandeur, tandis que si ce dernier « ne veut » pas, il choisit de ne pas s’adresser à l’État en raison de la crainte qu’il éprouve pour un motif énuméré.

[Souligné dans l’original.]

71     Pour évaluer la protection de l’État et pour décider si elle est adéquate, j’ai tenu compte de l’ensemble de la jurisprudence citée par les demandeurs, y compris des décisions suivantes : la décision Dawidowicz, où le juge a répété que le déploiement d’efforts constitue une maigre consolation et qu’il faudrait évaluer dans sa réalité empirique le caractère adéquat de la protection de l’État; la décision Kumati, qui indique qu’une loi inscrite au code n’a pas nécessairement pour effet la garantie d’une protection adéquate; la décision Majoros, qui précise que la protection de l’État devrait être suffisamment efficace sur le terrain; la décision Salamanca, qui indique que la protection de l’État est adéquate lorsqu’il est plus probable que le contraire que la personne sera protégée; la décision Djubok, qui précise que les facteurs de risque et leur intersectionnalité devaient être examinés.

72     À mon avis, ces directives apportent des précisions sur les indicateurs reflétant le caractère adéquat de la protection de l’État, mais n’ont pas pour effet de rendre la norme plus rigoureuse. Le caractère adéquat demeure la norme et varie en fonction du pays et des circonstances propres aux demandeurs. En l’espèce, l’ensemble des motifs de l’agent révèle qu’il a tenu compte des éléments de preuve contradictoires sur la protection de l’État en Hongrie et sur son efficacité. Ces éléments de preuve ont défini le contexte dans lequel il a évalué le caractère adéquat de la protection de l’État en fonction des risques auxquels étaient confrontés les demandeurs.

[31]           Comme l’a également déclaré la juge Gleason, tel était alors son titre, dans Majlat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 965, aux paragraphes 24 et 25 :

24     Cela étant, selon la norme de la raisonnabilité, la question n’est ni celle de savoir si la cour de justice serait arrivée à la même conclusion que le tribunal administratif, ni celle de savoir si la conclusion que le tribunal administratif a tirée est correcte. La retenue exige plutôt que l’on accorde aux tribunaux administratifs tels que la SPR une certaine latitude pour rendre leurs décisions et que leurs décisions soient confirmées par les tribunaux judiciaires lorsqu’elles sont compréhensibles et rationnelles et qu’elles correspondent à l’un des résultats possibles que l’on pourrait légitimement envisager au vu des faits et du droit applicables.

25     Cela est particulièrement le cas lorsque l’affaire comporte une question qui relève de l’expertise spécialisée de base du tribunal administratif, comme l’évaluation que fait la SPR de la protection de l’État. Comme je l’ai déclaré au paragraphe 5 de la décision Arias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 322, [2012] ACF no 1105 : « [i]l faut faire preuve d’une grande déférence judiciaire à l’égard des conclusions de la Commission en matière […] de protection offerte par l’État […] [lesquelles] se retrouvent au cœur même de l’expertise de la Commission et elles sont liées de près aux faits d’une espèce donnée ».

[32]           Enfin, dans la décision Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 188, le juge Annis, en tenant compte de la protection de l’État pour les demandeurs roms en Hongrie, affirme au paragraphe 50, que de s’attendre à ce que la Commission évalue l’efficacité sur le terrain :

50     … tend en fait, si une autre preuve n’établit pas à la satisfaction de la Cour qu’il y a eu absence de protection de l’État, à libérer le demandeur du fardeau d’établir le caractère inadéquat de la protection de l’État, de façon à ce qu’il incombe à la Commission, si elle veut éviter de commettre une erreur susceptible de contrôle, de démontrer que les mesures prises par le gouvernement hongrois ont assuré « l’efficacité concrète » de la protection fournie par l’État aux citoyens roms.

[33]           Son raisonnement tend à conclure :

                    i.            qu’il n’appartient généralement pas à la Cour d’examiner la preuve dans le but de conclure qu’elle démontre de manière accablante que la Hongrie n’est pas en mesure actuellement d’assurer une protection adéquate à ses citoyens roms. Je crois que cette forme de raisonnement se rapproche de la substitution de l’opinion de la Commission par celle de la Cour sous prétexte qu’elle est déraisonnable (paragraphes 52 à 54);

                  ii.            qu’il ne convient pas non plus d’inverser le fardeau de la preuve concernant la présomption de protection adéquate de l’État et que la Commission doit alors en faire la démonstration dans ses motifs : la Cour s’appuie d’abord sur la présomption de protection adéquate de l’État, et il incombe au demandeur de réfuter cette présomption (paragraphes 55 et 56);

                iii.            que je crois qu’il ne convient pas d’imposer à un gouvernement l’obligation de démontrer l’« efficacité concrète » des mesures de protection qu’il vient juste de prendre – un critère susceptible d’exiger des données empiriques ou d’opinions, et qui se retrouve rarement dans les documents (paragraphes 57 à 59);

                iv.            que la SPR, un organisme possédant de l’expérience pour apprécier les questions de protection de l’État, doit faire preuve de retenue lors d’un contrôle judiciaire, dans le contexte de ses décisions portant sur des questions mixtes de fait et de droit (paragraphes 60 et 61).

[34]           Le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire est d’évaluer la qualité de la décision et les motifs exposés eu égard à la situation particulière du demandeur. Son rôle n’est pas d’annuler les conclusions mixtes de fait et de droit d’un organisme possédant de l’expérience, la SPR, sans justification convaincante quant aux raisons pour laquelle cette décision n’appartient pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : ce n’est pas justifié, transparent ni intelligible.

[35]           En l’espèce, la SPR a conclu que le demandeur n’a pas démontré, comme il le fallait, qu’il a pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances, pour demander une protection en Hongrie, comme il n’a jamais sollicité la protection de la police et n’a fourni aucune preuve corroborante fiable de sa persécution ou de la raison pour laquelle la protection de l’État de la Hongrie serait inexistante, devait-il la solliciter. Ainsi, la SPR a conclu qu’il n’a pas fourni les éléments de preuve clairs et convaincants nécessaires établissant, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante. Selon moi, cette conclusion est raisonnable. La Cour d’appel fédérale a indiqué que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les demandeurs sont tenus d’épuiser tous les moyens dont ils peuvent disposer (Hinzman c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171, paragraphes 56 et 57). Il n’y a en l’espèce aucune circonstance exceptionnelle à mon avis.

B.                 La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas établi de lien entre des motifs d’obtention du statut de réfugié au sens de la Convention et sa persécution alléguée est-elle raisonnable?

[36]           La SPR a exprimé l’avis que le demandeur n’a pas prouvé qu’il a été persécuté en raison du fait qu’il est Rom. Je ne suis pas d’accord avec l’allégation du défendeur selon laquelle l’identité rom du demandeur n’a pas été établie. La SPR a accepté l’identité hongroise du demandeur et a accepté la soumission tardive de documents établissant qu’il est un citoyen d’origine rom. L’exposé circonstancié de son formulaire de renseignements personnels (FRP) indique également qu’il est Rom. La SPR n’a fait aucune déclaration indiquant qu’elle ne croyait pas que le demandeur est Rom, ou qu’elle contestait l’identité des persécuteurs du demandeur comme appartenant au mouvement Jobbik. La SPR a plutôt relevé ses préoccupations quant au fait que le demandeur n’a pas démontré qu’il était persécuté en raison de son origine ethnique rom, et de ce fait l’existence d’un lien avec l’un des motifs de persécution reconnus par la Convention.

[37]           Le demandeur fait valoir que son identité rom et l’identité des persécuteurs en tant que membres du parti Jobbik constituent le lien avec l’un des motifs de persécution reconnus par la Convention, soit d’être persécuté en raison de son origine ethnique. Il prétend que la SPR n’a pas trouvé d’incohérences ou de contradictions entre les différentes sources de sa preuve, les notes au point d’entrée, son FRP et son témoignage à l’audience.

[38]           Contrairement à l’affirmation du demandeur – que le lien requis avait été établi étant donné que la SPR savait qu’il était un Rom et qu’il avait mentionné les membres du parti Jobbik – ce n’est pas le rôle de la SPR de déduire pour quel motif prévu à la Convention repose une demande en fonction du pays qu’un demandeur fuit et sa situation particulière. Il incombait au demandeur de fonder sa demande, y compris que la persécution qu’il a fuie était liée à l’un des motifs prévus à la Convention – son origine rom.

[39]           À mon avis, il était loisible à la SPR de conclure que le demandeur n’a pas établi que son commerce était visé parce qu’il était rom. Quand on lui a demandé pourquoi il était victime d’extorsion, le demandeur a affirmé dans son témoignage qu’il ne savait pas : les hommes qui l’extorquaient lui ont dit que tout le monde payait. En outre, dans son FRP du demandeur, il affirme craindre la mafia et les criminels. Bien qu’il ait mentionné l’extorsion, il n’a pas indiqué que cette situation découlait du fait qu’il est Rom. Le demandeur n’a pas non plus fourni de preuve corroborant ses allégations de persécution ou que la persécution découlait de son origine ethnique.

[40]           En conséquence, la SPR a conclu que le demandeur n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que son commerce était particulièrement visé parce qu’il est Rom – une conclusion qui appartient aux issues raisonnables.

C.                 La SPR a-t-elle contrevenu aux règles de justice naturelle en refusant d’accepter les documents présentés après l’audience?

[41]           Le demandeur fait valoir que le refus de la SPR d’accepter les documents communiqués après l’audience constituait un manquement aux règles de justice naturelle.

[42]           L’article 36 exige que la SPR tienne compte de « tout élément pertinent » pour décider de la recevabilité, y compris : a) la pertinence et la valeur probante du document; b) toute nouvelle preuve que le document apporte à l’audience; et c) la possibilité qu’aurait eue la partie, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document aux termes de la règle 34.

[43]           Le demandeur a fourni des explications concernant la divulgation tardive; il n’était pas représenté par un avocat, ne savait pas que les documents seraient nécessaires et n’avait pas les moyens de les faire traduire. Il allègue que la SPR n’a pas analysé ces circonstances.

[44]           Je ne suis pas d’accord avec l’argument selon lequel le refus de la SPR d’accepter les documents communiqués après l’audience constituait un manquement aux règles de justice naturelle. La transcription révèle que l’audience était équitable et que la SPR a admis les documents qu’elle a jugés pertinents et probants, malgré l’inobservation des Règles.

[45]           Au début de l’audience, le demandeur a tenté d’admettre qu’un certain nombre de documents avait été communiqué tardivement (y compris les cinq ensembles d’éléments de preuve objectifs, les documents relatifs à la blessure au nez du demandeur après avoir été battu, la preuve de ses origines roms, les modifications à son FRP, son enregistrement d’entreprise et la preuve du père du demandeur), ce qui n’est pas conforme à l’article 34, qui exige une communication au moins dix jours avant l’audience. Le demandeur a également demandé que son cousin soit autorisé à témoigner, malgré l’inobservation de l’article 44.

[46]           La SPR a admis les documents personnels du demandeur, les jugeant pertinents et probants, [traduction] « afin de ne pas porter préjudice à M. Bakos ». La SPR a ensuite demandé, conformément à l’article 36, quels éléments de preuve les documents communiqués tardivement apporteraient à l’audience, leur pertinence, leur valeur probante et la raison pour laquelle ils n’ont pas pu être communiqués plus tôt. Après avoir écouté l’explication de l’avocat, la SPR a décidé de ne pas accepter les documents du pays, puisqu’il y a [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve en ce qui concerne la situation des Roms en Hongrie » dans le cartable national de documentation. La SPR a également autorisé le témoin à témoigner à l’audience.

[47]           À la fin de l’audience, la SPR a déterminé qu’elle n’admettrait pas les trois derniers documents – l’enregistrement d’entreprise, le rapport de police et la lettre du père du demandeur. La SPR a mentionné que le document d’enregistrement d’entreprise a été évoqué au cours de l’audience et a refusé d’admettre d’autres documents puisque [traduction] « le demandeur a eu amplement de temps pour se préparer à cette audience ».

[48]           La SPR a le pouvoir discrétionnaire d’admettre un élément de preuve non conforme aux Règles. La transcription de l’enquête démontre que la SPR a été juste, a examiné les exigences de l’article 36 et a en effet admis les éléments de preuve jugés probants et fiables. La SPR a manifestement examiné si le demandeur, après un effort raisonnable, aurait pu fournir les documents comme requis par l’article 34. En ce qui concerne les documents refusés, même si la SPR n’a pas ouvertement communiqué son examen de la pertinence et de la valeur probante des documents ou ce que les nouveaux éléments de preuve ont apporté à l’audience, il est manifeste que la SPR était attentive aux facteurs à prendre en considération. En évaluant ces facteurs avec son mandat de prendre des décisions efficaces et efficientes, la SPR a rendu sa décision en se fondant sur la preuve documentaire dont elle disposait, y compris les documents admis communiqués tardivement, le témoignage du demandeur, les dépositions de témoins, les observations de l’avocat du demandeur, le cartable national de documentation et le FRP et les modifications.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La présente demande est rejetée;

2.                  Aucune question n’est certifiée.

« Michael D. Manson »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2424-15

 

INTITULÉ :

ROBERT BAKOS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 février 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 février 2016

 

COMPARUTIONS :

Raisa Sharipova

Pour le demandeur

Asha Gafar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raisa Sharipova

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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