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Date : 20160202


Dossier : T-760-15

Référence : 2016 CF 113

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2016

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

VIRON QARRI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, interjette appel de la décision d’un juge de la Citoyenneté, datée du 21 avril 2015, dans laquelle ce dernier a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le défendeur, M. Qarri, satisfaisait au critère de résidence prévu à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, dans sa version modifiée (la Loi), laquelle régissait sa demande au cours de la période pertinente.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable, car elle n’est pas étayée par la preuve dont disposait le juge de la Citoyenneté.

I.                   Contexte

[3]               M. Qarri, qui est le défendeur en l’espèce, a quitté l’Albanie pour le Canada, où il a obtenu le statut de résident permanent le 3 décembre 2004. Il a d’abord présenté une demande de citoyenneté le 15 novembre 2008. Cette demande a été rejetée par un juge de la citoyenneté le 14 juillet 2010, au motif que M. Qarri n’avait pas produit de preuve suffisante pour établir sa présence effective au Canada au cours de la période visée.

[4]               M. Qarri a présenté une nouvelle demande de citoyenneté le 16 août 2010. Dans sa demande, il a déclaré 1 310 jours de présence et 150 jours d’absence au cours de la période de référence.

[5]               Une agente de citoyenneté (l’agente) a rempli, en date du 18 décembre 2014, un Gabarit pour la préparation et l’analyse du dossier (GPAD). Elle a noté qu’en ce qui a trait à la présence effective de M. Qarri au Canada, la période de quatre ans pertinente allait du 16 août 2006 au 16 août 2010. L’agente a également relevé que le passeport présenté par M. Qarri au moment où il a obtenu le droit de s’établir aurait été volé en 2007, et qu’un rapport de police non traduit, datant de 2009, a été transmis après coup. En ce qui concerne le plus récent passeport de M. Qarri, l’agente a indiqué que deux de ses voyages en Albanie et son voyage à Cuba ne pouvaient être vérifiés, car aucun timbre d’entrée, ni en Albanie, ni à Cuba, n’avait été apposé sur le passeport; toutefois, des timbres de sortie y figuraient, tout comme des timbres d’entrée au Canada et un rapport du Système intégré d’exécution des douanes (SIED) confirmant son entrée au Canada. L’agente a noté qu’à Cuba, l’estampillage de passeports n’était pas une pratique uniforme, sans toutefois se prononcer sur cette pratique en Albanie.

[6]               L’agente a relevé des divergences entre l’adresse déclarée par le défendeur dans sa demande et celles figurant dans son questionnaire sur la résidence (QR), sa demande précédente et les autres éléments de preuve. Elle a fait remarquer qu’en outre, aucune adresse n’avait été fournie pour la période allant d’août 2006 à octobre 2006.

[7]               L’agente a aussi mentionné que les éléments de preuve concernant les études du défendeur au Canada étaient pour la plupart de type passif, car ils faisaient uniquement état d’une inscription, et non d’une présence à des cours. Par ailleurs, l’agente a noté que les enfants du défendeur avaient été inscrits à l’école au Canada à compter de septembre 2007.

[8]               L’agente a examiné les antécédents du défendeur en matière d’emploi; elle a noté qu’il avait déclaré avoir occupé un emploi d’avril à juillet 2007, mais qu’aucun employeur, ville ou pays n’était précisé dans la demande. Un employeur à Toronto est mentionné dans le QR, mais aucun document d’emploi n’a été soumis comme preuve que le défendeur occupait ce poste. Celui‑ci a été sans travail de juillet 2007 à juin 2010. Des éléments de preuve indiquent qu’il a obtenu un revenu sous forme de prestations d’aide sociale.

[9]               L’agente a passé en revue les relevés bancaires et de cartes de crédit du défendeur. Elle a souligné que ces relevés ne couvraient pas la totalité de la période de référence, et qu’il n’était pas possible de vérifier que les transactions effectuées pendant certaines longues périodes avaient bien été faites au Canada.

[10]           L’agente a également indiqué que les dossiers médicaux du défendeur faisaient état de cinq visites médicales au cours de la période de référence, mais que de longues périodes s’étaient écoulées entre ces visites.

[11]           L’agente a fait observer de manière plus générale que le défendeur avait surtout fourni des indicateurs de résidence passifs. En se fondant sur son examen de la preuve, l’agente a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour confirmer la résidence du défendeur au Canada.

II.                La décision

[12]           Dans sa décision, le juge de la citoyenneté conclut d’emblée que, selon la prépondérance des probabilités, M. Qarri satisfait au critère de résidence. Il note ensuite que la demande de citoyenneté a été renvoyée pour audience en raison des préoccupations liées à la crédibilité soulevées par l’agente ayant examiné la demande, le QR et d’autres documents. Le juge de la citoyenneté traite de la période pertinente et des étapes du processus de demande; il prend alors acte des absences déclarées et précise que la question à trancher était de savoir si M. Qarri satisfaisait au critère de résidence prévu à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, après quoi il énonce cette disposition puis expose les faits.

[13]           Dans la partie « Analyse » de sa décision, le juge de la citoyenneté mentionne les préoccupations soulevées par l’agente, à savoir les absences non vérifiables en raison du vol du passeport du défendeur et les tampons manquants dans son passeport actuel; le fait qu’on pouvait uniquement inférer la fréquentation scolaire de ses enfants d’une fiche faisant état de leur inscription; les importantes lacunes que présentaient ses relevés bancaires; et, enfin, l’absence de documents attestant sa présence active au Canada.

[14]           Le juge de la citoyenneté relève que le défendeur avait un passeport valide qu’il a utilisé pour ses voyages à l’étranger à partir du 15 mars 2007. Il conclut ensuite que l’absence de timbres d’entrée n’est pas un indice qui porte fortement à croire à l’existence d’absences non déclarées, mais qu’elle [traduction« traduit le fait que les agents frontaliers avaient fort à faire ». Le juge de la citoyenneté conclut également que le fait que M. Qarri ait déclaré davantage d’absences que n’en indique son passeport donne à penser que celui‑ci est crédible; toutefois, il ne précise pas de quelles absences il s’agit.

[15]           En ce qui a trait aux relevés bancaires incomplets, le juge de la citoyenneté conclut que les relevés produits font état de versements réguliers de prestations d’aide sociale, ainsi que de retraits normaux et typiques de personnes aux revenus modestes.

[16]           Le juge de la citoyenneté souligne ensuite que le défendeur a établi que sa fille cadette était inscrite en prématernelle en 2007, puis à la maternelle en 2008 et 2009.

[17]           Le juge de la citoyenneté reconnaît que le défendeur a présenté peu de documents établissant sa présence active au Canada, mais estime toutefois qu’on peut trouver un indice de cette présence dans l’historique de ses visites médicales. Il note que M. Qarri, [traduction« qui est un jeune homme en santé, n’est pas allé chez le docteur à de nombreuses reprises, mais [que], si l’on ajoute à cela les autres éléments de preuve, notamment l’absence, dans ses passeports, d’indication qu’il a fait des voyages prolongés; la fréquentation scolaire de sa fille cadette depuis 2007; certains éléments de preuve indiquant qu’il a reçu des prestations d’aide sociale; et l’explication qu’il a fournie au cours de l’audience, il est probable qu’il a résidé au Canada au cours de la période qu’il a déclarée ».

[18]           En conclusion, le juge de la citoyenneté mentionne le critère de résidence énoncé dans la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF no 232 (QL), 62 FTR 122 (CF 1re inst.) [Pourghasemi], pour ensuite conclure que, selon la prépondérance des probabilités, M. Qarri a établi qu’il a résidé au Canada pendant le nombre de jours déclarés, et qu’il satisfaisait par conséquent aux exigences en matière de résidence.

III.             Les questions en litige

[19]           La question à trancher est celle de savoir si la décision est raisonnable. À cette fin, il faut déterminer si les éléments de preuve au dossier appuient la décision du juge de la citoyenneté, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables.

IV.             La norme de contrôle

[20]           Bien qu’il s’agisse de l’appel d’une décision d’un juge de la citoyenneté et non d’un contrôle judiciaire, ce sont, suivant la jurisprudence, les principes du droit administratif régissant le contrôle judiciaire qui s’appliquent en l’espèce : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Rahman, 2013 CF 1274, aux paragraphes 11 à 14, [2013] ACF no 1394 (QL); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Lee, 2013 CF 270, aux paragraphes 15 à 17, [2013] ACF no 311 (QL).

[21]           Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision rendue par le juge de la citoyenneté à l’égard de la demande, laquelle décision soulève des questions mixtes de fait et de droit.

[22]           Le rôle de la Cour consiste dès lors à déterminer si la décision « fait partie des “issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit” (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable. » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[23]           Les parties conviennent également que le caractère insuffisant des motifs ne permet pas à lui seul de faire droit à une demande de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a donné des précisions sur les exigences formulées dans l’arrêt Dunsmuir, en indiquant, aux paragraphes 14 à 16, que le décideur n’est pas tenu de mentionner chaque motif, argument ou détail dans sa décision. Il n’est pas non plus tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui l’a mené à sa conclusion finale. Les motifs doivent « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (au paragraphe 14). En outre, si cela est nécessaire, les cours de justice peuvent examiner le dossier « pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (au paragraphe 15). Le principe clé est résumé en ces termes au paragraphe 16 : « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

[24]           Néanmoins, la cour de justice n’est pas censée examiner le dossier pour combler les lacunes au point de réécrire les motifs. Ainsi que l’a souligné le juge Rennie dans la décision Pathmanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 353, au paragraphe 28, [2013] ACF no 370 (QL) [Pathmanathan] :

[28]      […] L’arrêt Newfoundland Nurses porte sur la norme de contrôle. Il n’a pas pour objet d’inviter la cour de révision à reformuler les motifs qui ont été énoncés, à modifier le fondement factuel sur lequel la décision est fondée, ou à formuler des hypothèses sur ce que le résultat aurait été si le décideur avait correctement évalué la preuve.

V.                Les observations du demandeur

[25]           Le demandeur fait valoir que la décision du juge de la citoyenneté est déraisonnable : non seulement celui‑ci a ignoré des éléments de preuve pertinents, mais il a mal interprété d’autres éléments de preuve et tiré des conclusions de fait erronées qui ne sont pas appuyées par la preuve.

[26]           Le demandeur soutient que la conclusion déterminante, à savoir que le défendeur a démontré, selon la prépondérance des probabilités, avoir résidé au Canada durant le nombre de jours de résidence qu’il a déclarés, c’est‑à‑dire 1 310 jours, n’est pas étayée par la preuve. En particulier, il n’y a aucune preuve de la présence du défendeur entre le 16 août 2006 et le 30 mars 2007. Si le juge avait dûment tenu compte de cette période à l’égard de laquelle le défendeur n’a fourni aucune explication, et qui, selon le demandeur, est de 246 jours, il n’aurait pas pu conclure que le défendeur était effectivement présent durant les jours de présence qu’il a déclarés (le nombre exact de jours correspondant à la période du 16 août 2006 au 30 mars 2007 est en fait de 226 jours).

[27]           Le demandeur avance que, à supposer que le juge ait tenu compte de cet intervalle, il n’est pas possible de déterminer s’il aurait conclu que le défendeur satisfaisait au critère de résidence. Le fait qu’il n’ait pas tenu compte des éléments de preuve ou, inversement, de l’absence de ceux‑ci, amène à se demander s’il a correctement pris en considération et analysé les autres indicateurs de la présence du défendeur, dont la plupart étaient passifs. Bien que le défendeur affirme avoir été présent pendant 1 310 jours au cours de la période pertinente et qu’après soustraction des 246 jours (ou plutôt 226 jours), il aurait tout de même été présent pendant un plus grand nombre de jours que les 1 095 jours requis, la Cour ne peut pas réécrire les motifs.

[28]           Le demandeur souligne que le juge de la citoyenneté a omis de traiter de l’absence d’éléments de preuve qui auraient permis de confirmer les absences déclarées du défendeur ainsi que leur durée. À titre d’exemple, le juge de la citoyenneté a indiqué que l’absence de timbres d’entrée en Albanie traduisait le fait que les agents des services frontaliers là‑bas avaient fort à faire, d’autant plus que des timbres de sortie avaient été apposés. Or, l’agente a fait mention de problèmes sur le plan de l’apposition de timbres aux postes frontaliers à Cuba, mais elle n’a pas parlé de tels problèmes en Albanie. Quant aux activités des agents des services frontaliers en Albanie, rien ne permettait au juge de la citoyenneté de tirer une telle conclusion. L’agente a également souligné que le défendeur avait été prié de produire un relevé des déplacements fourni par les autorités albanaises, mais qu’il ne l’avait pas fait.

[29]           Le demandeur fait également valoir que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en retenant les indices passifs de présence tout en omettant de traiter des préoccupations soulevées par les rares indices actifs. Le demandeur souligne en outre que la première entrée figurant au rapport du SIED pour le défendeur date du mois de mars 2007; que les dossiers médicaux ne font état d’aucune visite entre août 2006 et avril 2007; qu’il n’y a aucun dossier scolaire ou relevé bancaire concernant le défendeur pour la période précédent le mois de mars 2007; qu’aucun élément de preuve n’établit que le défendeur a occupé un emploi au Canada avant mars 2007; que rien n’indique que les enfants du défendeur fréquentaient l’école avant septembre 2007, et que la preuve révèle que la fille aînée du défendeur allait à l’école à l’étranger avant septembre 2007.

[30]           Le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué en quoi le fait que le défendeur ait été bénéficiaire d’aide sociale ou que sa fille ait été inscrite à l’école confirmait la présence effective du défendeur au Canada. Il a également omis de tenir compte des divergences relevées en ce qui a trait à l’adresse du défendeur au Canada, notamment l’absence de preuve relative à une période en particulier.

[31]           Bien que le juge de la citoyenneté ait fait allusion à des explications données par le défendeur lors de l’audience, les notes d’audience ne fournissent aucun renseignement supplémentaire à cet égard, et le défendeur n’a soumis aucun affidavit pour préciser en quoi consistaient ces explications et quel était leur objet.

[32]           Le demandeur attire également l’attention sur la déclaration illogique du juge de la citoyenneté selon laquelle l’absence de visites médicales du défendeur, jumelée à d’autres éléments de preuve, tendait à confirmer sa résidence, alors que tous ces éléments de preuve sont des indices passifs et soulèvent d’autres préoccupations.

VI.             Les observations du défendeur

[33]           Le défendeur soutient que la décision fait partie des issues possibles acceptables, et que la Cour ne peut apprécier de nouveau les éléments de preuve présentés.

[34]           La question que le juge de la citoyenneté devait trancher était celle de la crédibilité de M. Qarri. La véracité du QR et de la demande a été attestée, et il n’y a aucune raison d’en douter. Le juge de la citoyenneté a jugé en personne de la crédibilité du défendeur, et il était le mieux placé pour déterminer si les réponses offertes par celui‑ci répondaient aux préoccupations soulevées. Car tel était l’objet de l’audience devant le juge de la citoyenneté et la raison pour laquelle l’affaire avait été renvoyée aux fins de sa tenue. Le juge de la citoyenneté, après avoir entendu les réponses du défendeur aux questions, les a tenues pour crédibles. Les motifs du juge exposent les raisons pour lesquelles il a conclu que le défendeur répondait aux exigences en matière de résidence.

[35]           Le défendeur souligne qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard du juge de la citoyenneté, surtout dans des cas comme ceux‑ci, où il n’y a pas de transcription de l’audience.  Il renvoie à cet égard à la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Suleiman, 2015 CF 891, [2015] ACF no  932 (QL), où le juge Gascon a noté ce qui suit, au paragraphe 20 :

[20]      […] Plus particulièrement, il y a lieu de faire preuve d’une telle retenue à l’égard des conclusions quant à la crédibilité tirées par les juges de la citoyenneté puisque ces derniers sont les mieux placés pour « tirer une conclusion de fait quant à savoir si a été établie, à titre de question préliminaire, l’existence d’une “résidence” » [Martinez‑Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640, au paragraphe 46].

[36]           Le juge de la citoyenneté a tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait, et il n’était pas tenu de rendre compte en détail de chaque document examiné.

[37]           Le défendeur reconnaît que certains des indices de sa présence effective étaient passifs, mais il fait remarquer que le demandeur n’a invoqué aucune jurisprudence établissant la nécessité d’accorder moins de valeur probante aux indices passifs. En outre, le juge de la citoyenneté était convaincu, au vu des éléments de preuve cumulatifs, que le défendeur avait résidé au Canada pendant le nombre de jours requis.

[38]           En ce qui a trait aux prétendus intervalles, le défendeur reconnaît qu’il aurait été préférable que le juge de la citoyenneté mentionne d’abord la période allant du 16 août 2006 au 30 mars 2007 pour ensuite conclure que le défendeur répondait toujours aux exigences en matière de résidence, mais rien ne permet de croire que le juge a mal compris ou ignoré cet élément de fait. Le juge de la citoyenneté a rappelé avec exactitude la période de quatre ans pertinente, qui inclut celle allant du 16 août 2006 au 30 mars 2007.

[39]           Le défendeur fait également remarquer qu’il a déclaré 150 jours d’absence, dont un voyage de 38 jours en Albanie du 2 février 2007 au 30 mars 2007. Dès lors, l’intervalle en question n’était pas de 246 jours (ou 226 jours), ainsi que l’a allégué le demandeur, mais d’une durée plus courte.

[40]           Le défendeur ajoute que, même après déduction du prétendu intervalle de 246 jours ou moins, il demeure qu’il a établi avoir été présent pendant plus de jours que les 1 095 jours requis pour pouvoir satisfaire au critère de la présence effective prévu à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Le défendeur a invoqué la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khan, 2015 CF 1102, au paragraphe 26, [2015] ACF no 1130 (QL), où le juge Locke a tranché que, même si l’on soustrayait les jours en question, la défenderesse dépassait toujours le nombre exigé de jours de présence physique, et que cette erreur ne changeait pas le résultat du calcul. Qui plus est, au paragraphe 37, le juge Locke a précisé que la juge de la citoyenneté s’était appuyée sur le témoignage du défendeur pour pallier le caractère insuffisant de la preuve concernant sa présence effective.

VII.          La décision est déraisonnable

[41]           Bien que le juge de la citoyenneté ait déclaré, dans sa décision, que ce sont les préoccupations de l’agente quant à la crédibilité du défendeur qui ont conduit à la tenue de l’audience, cette affirmation minimise le rôle d’un juge de la citoyenneté, qui consiste à se prononcer pleinement sur la question de savoir si une personne ayant présenté une demande de citoyenneté satisfait aux critères prévus par la Loi.

[42]           Je reconnais qu’il convient de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions en matière de crédibilité tirées par les juges de citoyenneté, lesquels ont entendu de vive voix les intéressés et détiennent l’expérience nécessaire pour déterminer si les conditions relatives à la résidence ont été remplies. Toutefois, cela ne veut pas dire que leurs conclusions sont à l’abri d’un contrôle, ni que des conclusions de crédibilité tirées à l’égard de certains éléments de preuve peuvent servir à combler les lacunes que présentent d’autres éléments de preuve fondamentaux.

[43]           La conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle le défendeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a résidé au Canada durant le nombre de jours qu’il affirme y avoir résidé n’est pas appuyée par la preuve. En effet, aucun élément de preuve n’atteste la présence du défendeur au Canada entre le 16 août 2006 et le 30 mars 2007. Cet intervalle semble avoir échappé au juge, bien qu’il ait été clairement mis en évidence dans le GPAD. La période d’absence de 38 jours allant de février 2007 à mars 2007, qui correspond au voyage du défendeur en Albanie, n’explique pas l’absence de preuve de sa présence au Canada avant ce voyage.

[44]           Il n’est pas possible de formuler des hypothèses afin de déterminer si le juge de la citoyenneté en serait arrivé à la même conclusion s’il avait tenu compte de cet intervalle, d’autant plus que la majeure partie des autres éléments de preuve d’une présence effective étaient passifs et que d’autres conclusions erronées et illogiques ont été tirées.

[45]           Le juge de la citoyenneté semble avoir utilisé des éléments de preuve passifs pour en renforcer d’autres. Par exemple, la conclusion voulant que l’historique des visites médicales du défendeur témoigne de sa présence effective, alors que cet historique faisait état de visites peu nombreuses séparées par de longues périodes, dont celle allant d’août 2006 à avril 2007, est dénuée de logique. Si l’observation selon laquelle un homme en santé n’a pas besoin d’aller chez le médecin est valable, le fait que le défendeur n’ait pas vu le médecin pour quelque raison que ce soit ne permet pas d’établir sa présence physique au Canada. Les éléments de preuve mentionnés par le juge relativement au fait que le défendeur ait touché des prestations d’aide sociale ou que sa fille soit inscrite à l’école — inscription dont le juge a par la suite parlé en tant que fréquentation scolaire, et ce, en l’absence d’une preuve à cet effet — ne sauraient davantage constituer des indices de la présence effective du défendeur.

[46]           Le juge de la citoyenneté ne disposait d’aucune preuve qui lui permette de déduire que l’absence d’un timbre d’entrée en Albanie était le signe que les agents des services frontaliers albanais avaient fort à faire. Le dossier n’indique pas non plus à quelles absences déclarées le juge faisait référence lorsqu’il a affirmé que les absences déclarées du défendeur ne correspondaient pas aux timbres dans son passeport : toutes les absences déclarées, sauf celles mises en évidence par l’agente, sont apparemment vérifiables dans le passeport.

[47]           Le témoignage du défendeur a été présumé véridique; or, son QR et sa demande présentaient des divergences qui avaient été signalées dans le GPAD, et que le juge de la citoyenneté n’a pas examinées de plus près. Bien que celui‑ci ait fait allusion aux « explications » du défendeur, aucun élément de preuve ne permet d’en connaître la teneur ou de savoir à quelle absence de preuve ou à quelles incohérences elles visaient à remédier.

[48]           En l’espèce, bien que le juge de la citoyenneté ait évoqué certains des problèmes soulevés par l’agente, la décision ne permet pas de conclure qu’il a compris tous les problèmes mis en évidence dans le GPAD. Il s’est fié principalement à des indices passifs qui, dans certaines circonstances, pourraient apporter la preuve d’une résidence. Mais la conclusion erronée selon laquelle le défendeur était effectivement présent au cours d’une période donnée, alors qu’aucun élément de preuve, passif ou autre, ne corrobore une telle présence, entache la décision de nullité. Cette conclusion, qui est déterminante, n’est pas appuyée par la preuve.

[49]           Je n’ignore pas les principes directeurs exposés dans l’arrêt Newfoundland Nurses, et j’ai examiné le dossier pour pouvoir compléter et confirmer le résultat. Néanmoins, le dossier ne précise pas quelle évaluation le juge de la citoyenneté a faite des divergences entre les documents, pas plus qu’il n’apporte quelque autre élément de preuve susceptible d’appuyer les conclusions relatives à la présence effective du défendeur au cours de l’intervalle en cause.

[50]           Ainsi qu’on le souligne dans la décision Pathmanathan, au paragraphe 28, la Cour ne saurait reformuler les motifs qui ont été énoncés ou « modifier le fondement factuel sur lequel la décision est fondée, ou [...] formuler des hypothèses sur ce que le résultat aurait été si le décideur avait correctement évalué la preuve [Non souligné dans l’original.]

[51]           La décision ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable exposée dans Dunsmuir. En conséquence, la demande de citoyenneté du défendeur doit être renvoyée au décideur en vue d’une nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La demande de citoyenneté est renvoyée au décideur pour nouvelle décision.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑760‑15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c

VIRON QARRI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JANVIER 2016

 

Jugement et motifs :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2016

 

COMPARUTIONS :

David Joseph

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Yehuda Levinson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Levinson et associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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