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Date : 20150424


Dossier : T‑1971‑98

Référence : 2015 CF 528

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

FRANK FOWLIE

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une requête visant à obtenir une ordonnance annulant l’ordonnance du 18 juin 2012 par laquelle le juge Scott (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) avait ordonné que tous les documents reliés au dossier de la Cour T‑1971‑98 demeurent confidentiels (l’ordonnance de confidentialité). Pour les motifs exposés ci‑après, la requête est accueillie en partie.

I.                   Les événements ayant mené à la requête présentée devant le juge Scott

[2]               Les événements qui sous‑tendent la présente requête remontent à un passé lointain.

[3]               En 1998, M. Fowlie, un employé du gouvernement du Canada à l’époque, a demandé le contrôle judiciaire d’une décision administrative concernant son droit à certaines prestations d’invalidité découlant de l’emploi. En 2000, la demande de contrôle judiciaire a été rejetée. En 2002, M. Fowlie a remarqué que les motifs de la décision du juge Gibson étaient affichés sur le site Web de la Cour fédérale.

[4]               Des renseignements personnels sur la santé de M. Fowlie étaient révélés au paragraphe 2 des motifs de la décision. Monsieur Fowlie voulait que ces renseignements demeurent privés. Il a communiqué avec le greffe d’Ottawa de la Cour fédérale et a demandé à ce que la version Internet des motifs soit modifiée de manière à ce que les renseignements personnels sur sa santé soient supprimés du paragraphe 2 des motifs de la décision. Le 4 mars 2002, le juge Gibson a donné une directive dans laquelle il permettait que ce paragraphe soit supprimé sur le site Internet de la Cour.

[5]               En 2004, M. Fowlie a été nommé ombudsman à la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ICANN). Il a occupé ce poste du 1er novembre 2004 au 1er février 2011. ICANN est une société sans but lucratif dont le siège social est situé en Californie et qui administre des noms de domaine pour Internet. En tant qu’ombudsman, M. Fowlie exerçait notamment des fonctions liées à la résolution des conflits.

[6]               En 2004, M. George Kirikos a déposé une plainte auprès d’ICANN concernant le processus décisionnel prévu par l’Universal Domain Name Conflict Resolution Policy (UDRP [politique universelle de résolution des conflits concernant des noms de domaine). L’UDRP prévoit une procédure de règlement, par un tribunal, des conflits relatifs à la propriété des noms de domaine. Monsieur Kirikos publie souvent des commentaires dans le domaine des noms de domaine, et il gagne sa vie en achetant et en monétisant des noms de domaine.

[7]               La plainte de M. Kirikos concernait une décision qui avait été rendue dans le cadre de la procédure prévue par l’UDRP. La décision avait été rendue par un tribunal constitué conformément à l’UDRP, qui avait ordonné à un individu ayant enregistré un nom de domaine relié à Hillary Clinton d’en transférer la propriété à la vraie Hillary Clinton. Après quelques échanges avec M. Kirikos, M. Fowlie avait conclu qu’il ne pouvait connaître de la plainte parce que M. Kirikos n’était pas la personne touchée par la décision, et la seule personne qui avait qualité pour agir, était la propriétaire du nom de domaine d’origine, Hillary Clinton.

[8]               Six ans plus tard, en février 2011, M. Kirikos a trouvé des renseignements sur Internet concernant la demande de contrôle judiciaire que M. Fowlie avait déposée en 1998. Monsieur Kirikos a publié des commentaires au sujet de la demande de contrôle judiciaire sur son blogue, et il y a inclus un lien vers le dossier et les motifs de la Cour fédérale dans deux gazouillis distincts sur son compte Twitter. Monsieur Kirikos a également publié un gazouillis qui contenait des renseignements personnels sur la santé de M. Fowlie. Après que ce dernier eut protesté, ce gazouillis a été retiré.

[9]               Monsieur Fowlie a alors constaté que, malgré que la directive du juge Gibson visant à faire modifier la version Internet des motifs de manière à supprimer les renseignements personnels sur la santé de M. Fowlie au paragraphe 2, cela n’avait pas été fait. Les renseignements personnels sur la santé au paragraphe 2 étaient demeurés accessibles au public.

[10]           En mai 2011, après que M. Kirikos a affiché des renseignements en ligne au sujet de la demande de contrôle judiciaire de M. Fowlie et des renseignements personnels sur sa santé, M. Fowlie a déposé une plainte auprès de la Commission des droits de la personne de l’Ontario. Dans sa plainte, M. Fowlie affirmait que dans ses gazouillis, M. Kirikos avait fait preuve de discrimination fondée sur la déficience à son égard. Monsieur Fowlie agissait pour son propre compte à l’époque, et il pensait que le Tribunal des droits de la personne était l’instance compétente qu’il pouvait saisir concernant les gazouillis dits discriminatoires de M. Kirikos.

[11]           Monsieur Fowlie s’est par la suite rendu compte que le Tribunal des droits de la personne n’avait pas compétence, et il a retiré sa plainte. Le 31 mai 2011, M. Kirikos a affiché sur son blogue que la plainte avait été retirée. Dans le commentaire qu’il a affiché sur son blogue, M. Kirikos a écrit qu’il considérait que la plainte de M. Fowlie était [traduction« complètement frivole et totalement dénuée de fondement ». Monsieur Kirikos avait également ajouté sur son blogue des liens permettant d’accéder aux motifs de la décision du juge Gibson concernant la demande de contrôle judiciaire de 1998 et un lien permettant d’accéder à une décision de 2010 de l’Office des transports du Canada concernant une plainte déposée par M. Fowlie. Monsieur Kirikos a également publié un gazouillis sur le retrait de la plainte de M. Fowlie, et il a inclus dans son gazouillis un lien menant au commentaire qu’il avait publié sur son blogue.

[12]           Monsieur Fowlie a quitté l’ICANN le 1er février 2011, et il a accédé à un poste au sein de l’Organisation internationale pour les migrations à Genève en mai 2012, où il travaille actuellement.

II.                La requête pour l’obtention d’une ordonnance de confidentialité

[13]           Vers la fin de mai 2012, M. Fowlie a déposé une requête auprès de la Cour dans laquelle il sollicitait une ordonnance de confidentialité visant le dossier sous‑jacent en l’espèce. L’intimée dans le cadre de la requête était la Couronne, étant donné que la Couronne avait été la défenderesse dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire de 1998. Bien que la requête lui ait été signifiée, la Couronne n’a déposé aucune observation pour contester la requête de M. Fowlie et elle n’a pas comparu. Monsieur Fowlie n’a pas signifié la requête à M. Kirikos.

[14]           Dans les observations écrites qu’il a présentées à la Cour, M. Fowlie a décrit M. Kirikos comme un [traduction] « cyberharceleur » qui avait entrepris une [traduction] « campagne pour diffuser largement le diagnostic médical [de M. Fowlie] sur Internet, et plus précisément pour répandre ces renseignements dans le lieu de travail [de M. Fowlie] et auprès de ses collègues et de la collectivité qu’il desservait comme ombudsman ». En outre, M. Fowlie alléguait que M. Kirikos avait diffusé ces renseignements pour [traduction] « embarrasser et humilier [M. Fowlie] ou [encore] lui causer préjudice », et, ce faisant, M. Kirikos faisait preuve de discrimination à l’endroit de M. Fowlie.

[15]           Le 18 juin 2012, le juge Scott a rendu l’ordonnance de confidentialité :

[traduction]

ORDONNANCE

VU la requête déposée par M. Frank Fowlie (le demandeur) dans laquelle il sollicite une ordonnance de confidentialité en application des articles 152 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106;

ET VU les motifs au soutien de la requête exposés dans les observations écrites du demandeur et les éléments de preuve déposés au soutien de la requête;

ET VU que la défenderesse n’a déposé aucune observation pour contester la requête du demandeur;

ET VU les directives données par le juge Gibson le 4 mars 2002 par lesquelles il ordonnait que le dossier soit retiré du site Internet de la Cour;

ET VU que la Cour conclut qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’une ordonnance de confidentialité soit accordée pour prévenir la diffusion de renseignements personnels confidentiels;

LA COUR ORDONNE que :

1. La requête du requérant soit accueillie;

2. Tous les documents reliés au dossier de la Cour no T‑1971‑98 soient gardés confidentiels.

[16]           Peu de temps après, le 26 juin 2012, et fort de l’ordonnance de confidentialité du juge Scott, M. Fowlie a communiqué avec Twitter et a demandé à ce que Twitter retire les gazouillis de M. Kirikos :

[traduction] Cette semaine, la Cour fédérale du Canada a émis une ordonnance de confidentialité concernant l’affaire au sujet de laquelle M. Kirikos publie des gazouillis. Par conséquent, je vous serais reconnaissant de bien vouloir vous assurer que ces gazouillis sont retirés de Twitter, sans quoi Twitter risquerait de contrevenir à une ordonnance de la Cour fédérale.

[17]           Twitter a répondu qu’elle ne s’immisçait pas dans les différends entre usagers. Monsieur Fowlie a écrit à nouveau à Twitter :

[traduction] Je suis désolé, mais il ne s’agit pas d’un différend entre abonnés de Twitter, il y a une ordonnance judiciaire en vigueur, et je demande à Twitter de s’y conformer.

[18]           Le 30 juillet 2012, Twitter a communiqué avec M. Kirikos au sujet de la demande de M. Fowlie de supprimer les gazouillis. Twitter a également transmis à M. Kirikos une copie des courriels échangés entre M. Fowlie et Twitter et une copie de l’ordonnance de confidentialité. C’est à ce moment que M. Kirikos a appris l’existence de l’ordonnance.

[19]           Le 1er novembre 2012, M. Kirikos a déposé un avis de requête visant à faire annuler l’ordonnance de confidentialité.

III.             Analyse

A.                Monsieur Kirikos, ayant qualité pour agir dans l’intérêt privé, peut présenter la présente requête

[20]           Monsieur Kirikos soutient que l’article 399 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles) permet à la Cour d’annuler une ordonnance sur requête. L’article 399 est ainsi rédigé :

399. (1) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier l’une des ordonnances suivantes, si la partie contre laquelle elle a été rendue présente une preuve prima facie démontrant pourquoi elle n’aurait pas dû être rendue :

399.(1) On motion, the Court may set aside or vary an order that was made

a) toute ordonnance rendue sur requête ex parte;

(a) ex parte; or

b) toute ordonnance rendue en l’absence d’une partie qui n’a pas comparu par suite d’un événement fortuit ou d’une erreur ou à cause d’un avis insuffisant de l’instance.

(b) in the absence of a party who failed to appear by accident or mistake or by reason of insufficient notice of the proceeding,

if the party against whom the order is made discloses a prima facie case why the order should not have been made.

(2) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans l’un ou l’autre des cas suivants :

(2) On motion, the Court may set aside or vary an order

a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue;

(a) by reason of a matter that arose or was discovered subsequent to the making of the order; or

b) l’ordonnance a été obtenue par fraude.

(b) where the order was obtained by fraud.

[21]           Monsieur Kirikos soutient qu’il a qualité pour présenter une requête fondée sur l’article 399 des Règles parce qu’il est directement touché par l’ordonnance de confidentialité. Bien que l’article 399 n’énonce pas expressément qu’une personne dont les intérêts sont touchés par une ordonnance peut présenter une requête pour la faire annuler ou modifier, dans l’arrêt Nu‑Pharm c Canada (Procureur général), [1999] ACF no 1004 (CA), la Cour d’appel a statué qu’une personne ainsi touchée pouvait présenter une telle requête.

[22]           À mon avis, dans les circonstances de la présente espèce, M. Kirikos a qualité pour présenter une requête fondée sur l’article 399 des Règles. Monsieur Fowlie a obtenu l’ordonnance de confidentialité pour empêcher M. Kirikos de diffuser publiquement des renseignements relatifs à la demande de contrôle judiciaire que M. Fowlie a présentée en 1998. La cible, pour ainsi dire, de l’ordonnance de confidentialité était M. Kirikos.

[23]           Puisque M. Kirikos a été touché directement par l’ordonnance, il a le droit de présenter des observations et de déposer une requête visant à la faire annuler. Le fait que M. Kirikos n’était pas partie à la demande sous‑jacente est sans conséquence. Le droit d’être entendu fait partie intégrante de l’obligation de la Cour de chercher la vérité et d’assurer l’équité.

IV.             L’ordonnance de confidentialité devrait être modifiée

A.                Principes généraux

[24]           La présomption de « publicité » des procédures judiciaires est désormais bien établie au Canada : Toronto Star Newspapers Ltd. c Ontario, 2005 CSC 41, au paragraphe 4. Le principe de la publicité des débats judiciaires est une caractéristique d’une société démocratique, et il s’applique à toutes les procédures judiciaires : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Harkat , 2014 CSC 37. Ce principe est « inextricablement lié à la liberté d’expression » : A.B. c Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, au paragraphe 11. Il garantit aux citoyens l’accès aux tribunaux, leur permettant ainsi de commenter le fonctionnement de ces institutions et les procédures qui s’y déroulent : Société Radio‑Canada c Canada (Procureur général), 2011 CSC 2.

[25]           Compte tenu de ce principe, la Cour ne prononce pas régulièrement des ordonnances de confidentialité, sauf en matière de propriété intellectuelle et de sécurité nationale, deux domaines où des considérations concernant la preuve et des considérations stratégiques distinctes entrent en jeu. En général, toutefois, l’accès public ne sera restreint que lorsque « le tribunal compétent conclut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice » : Toronto Star, au paragraphe 4. En outre, la Cour s’est montrée réticente à reconnaître l’humiliation, l’embarras ou la perte de réputation comme motifs justifiant le prononcé d’ordonnances de confidentialité : voir A c Canada (Procureur général), 2008 CF 1115 (protonotaire); Doe c Canada (Justice), 2008 CF 916.

[26]           Ces principes sont illustrés dans l’arrêt récent de la Cour d’appel de l’Ontario MEH v Williams, 2012 ONCA 35. Dans cette affaire, l’intimée entendait intenter des procédures dans lesquelles elle comptait demander le divorce et des mesures de réparation accessoires à son époux, David Williams, un ancien commandant de la base des Forces canadiennes Trenton, en Ontario. Monsieur Williams avait plaidé coupable relativement à des accusations criminelles relatives à une série de meurtres et d’agressions sexuelles. L’intimée a présenté une requête visant à obtenir une ordonnance de mise sous scellés de tout le dossier dans la procédure de divorce. Monsieur Williams n’a pas contesté la requête; toutefois, différents médias ont reçu signification d’un avis de la requête, et plusieurs d’entre eux se sont vu reconnaître la qualité d’intervenant pour contester la requête. Bien que l’intimée ait présenté des éléments de preuve d’ordre médical démontrant que la publication des détails de son divorce risquait réellement de porter gravement atteinte à son bien‑être psychologique, la Cour d’appel a conclu que l’ordonnance ne devrait pas être accordée.

[27]           À la différence de l’intimée dans l’affaire Williams, M. Fowlie n’a produit en l’espèce aucun élément de preuve indépendante d’ordre médical quant au préjudice. Il a plutôt soutenu que l’ordonnance de confidentialité était justifiée étant donné son désir de protéger sa vie privée et sa réputation et d’éviter tout stigmate social associé à la divulgation.

[28]           Plus précisément, M. Fowlie affirme que M. Kirikos veut diffuser des renseignements personnels sur sa santé. Monsieur Fowlie soutient qu’il craint, si l’ordonnance de confidentialité est annulée, que M. Kirikos ne diffuse des renseignements relatifs à son état de santé sur Twitter et sur des blogues afin de l’humilier, de nuire à sa réputation professionnelle et de nuire à sa capacité de vivre une vie exempte de discrimination.

[29]           Monsieur Kirikos, en revanche, soutient qu’il fait partie des médias, puisqu’il écrit fréquemment sur des sujets concernant l’industrie des noms de domaine, ICANN et la gouvernance d’Internet sur son propre site Web, sur des sites Web de l’industrie et sur Twitter. Il a écrit plusieurs milliers de gazouillis et de messages affichés sur Internet concernant l’industrie des noms de domaine, et il renvoie régulièrement à des procédures judiciaires pertinentes au regard de ce domaine en fournissant des liens permettant d’y accéder. Il affirme que cette liberté d’expression supplante les préoccupations de M. Fowlie.

V.                Analyse

[30]           Après avoir examiné les observations des deux parties, la directive donnée par le juge Gibson, le dossier dont disposait le juge Scott et l’ordonnance de confidentialité, je suis d’avis que le présent contexte factuel justifie de modifier l’ordonnance de confidentialité.

[31]           En fait, je crois que l’ordonnance de confidentialité datée du 18 juin 2012 a une portée excessive. Afin de respecter la publicité des débats judiciaires et d’assurer qu’ils demeurent accessibles au public et aux médias, sauf pour ce qui est de l’exception mentionnée, les motifs de décision seront publics, et les documents reliés au dossier de la Cour T‑1971‑98 ne seront plus confidentiels.

[32]           Toutefois, les intérêts et l’administration de la justice sont mieux servis si les renseignements personnels sur la santé de M. Fowlie demeurent confidentiels. Par conséquent, la dernière phrase du paragraphe 2 des motifs de décision du juge Gibson sera caviardée. Le caviardage des renseignements précis et limités concernant la santé de M. Fowlie que l’on retrouve dans les motifs de décision ne porte pas atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. J’en arrive à cette conclusion sur le fondement des quatre considérations suivantes.

[33]           Premièrement, le contexte factuel précis du présent différend et la relation contentieuse entre M. Fowlie et M. Kirikos m’éclairent. La relation, ou l’absence de relation, est marquée par une animosité qui trouve son origine dans la décision, rendue par M. Fowlie en 2004 en sa qualité d’ombudsman d’ICANN, par laquelle il concluait qu’il ne pouvait connaître de la plainte que M. Kirikos avait déposée auprès d’ICANN concernant une décision rendue conformément à l’UDRP relativement au nom de domaine « Hillary Clinton ». Depuis cette époque, M. Fowlie et M. Kirikos ont tous deux agi, et réagi, avec hypersensibilité l’un envers l’autre.

[34]           Deuxièmement, pour trancher la question de savoir s’il y a lieu de modifier l’ordonnance de confidentialité, il est nécessaire de pondérer les risques opposés en l’espèce, à savoir le préjudice inhérent à la divulgation des renseignements concernant la santé de M. Fowlie qui relèvent de sa vie privée et le risque d’atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires si les renseignements sont caviardés dans les motifs du juge Gibson; A.B., au paragraphe 10. Pour qu’une ordonnance de confidentialité soit justifiée, elle doit être nécessaire afin d’éviter le risque d’une sérieuse atteinte à la bonne administration de la justice parce qu’aucune autre mesure n’est raisonnablement envisageable pour neutraliser ce risque.

[35]           Bien qu’une preuve directe de préjudice soit pertinente pour déterminer si une ordonnance de confidentialité est nécessaire pour protéger un intérêt juridique important, les tribunaux peuvent également agir lorsque le préjudice est objectivement discernable. En d’autres termes, en l’absence d’une preuve empirique de la nécessité de restreindre l’accès, la Cour peut déduire un préjudice en appliquant la logique et la raison : A.B., au paragraphe 16, citant RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199, au paragraphe 72.

[36]           En l’espèce, permettre que les renseignements sur la santé de M. Fowlie soient accessibles au public porterait des atteintes objectivement discernables au droit de M. Fowlie au respect de sa vie privée et à sa réputation. Étant donné les rapports acrimonieux de longue date entre MM. Fowlie et Kirikos et l’intention démontrée de M. Kirikos de diffuser largement les renseignements sur la santé de M. Fowlie, les effets préjudiciables potentiels que M. Fowlie allègue sont une possibilité réelle, plus que de la simple conjecture.

[37]           Troisièmement, s’agissant de la question de savoir si l’intérêt public dans la confidentialité l’emporte sur l’intérêt public dans la publicité, je ne vois pas en quoi, d’un point de vue objectif, et dans le contexte factuel précis de la présente affaire, l’état de santé de M. Fowlie en 1998 pourrait présenter quelque intérêt public que ce soit en 2015. Il importe également de souligner que M. Kirikos n’a évoqué aucun intérêt public qui serait servi par la diffusion continue des renseignements sur la santé de M. Fowlie. Ces renseignements ne peuvent avoir aucune pertinence pour l’industrie dans laquelle M. Kirikos fait partie des médias. Monsieur Fowlie a quitté l’ICANN il y a plus de trois ans, en février 2011. Monsieur Kirikos affirme toutefois que sa liberté d’expression constitue à elle seule un fondement suffisant de l’intérêt public en jeu et qu’aucune autre justification n’est requise.

[38]           Bien que M. Kirikos oppose son droit à la liberté d’expression au droit de M. Fowlie au respect de sa vie privée, d’après les arguments présentés à la Cour, la seule conclusion que l’on peut tirer est que M. Kirikos souhaite, pour des raisons qu’il est le seul à connaître, discréditer et embarrasser M. Fowlie en divulguant ses antécédents médicaux passés. Il s’agit d’un cas de droits opposés qui commande une réflexion soigneuse. Le principe de la publicité des débats judiciaires cédera rarement le pas, mais il cédera le pas dans des circonstances où, par exemple, il y a un intérêt public limité dans la divulgation de renseignements qui, s’ils sont divulgués, causeront, objectivement, un préjudice.

[39]           Enfin, le caviardage des renseignements sur la santé de M. Fowlie au paragraphe 2 des motifs du juge Gibson ne modifie d’aucune façon la décision. Ces renseignements ne sont pas nécessaires à la compréhension de la décision ni à la compréhension du raisonnement que le juge Gibson a suivi pour parvenir à sa décision. En d’autres termes, le caviardage de ces renseignements n’a aucune incidence sur les intérêts publics servis par le principe de la publicité des débats judiciaires. Les motifs qui sous‑tendent la décision du juge Gibson demeurent transparents et accessibles.

[40]           En outre, toute limite imposée au principe de la publicité des débats judiciaires et à la liberté d’expression de M. Kirikos est minime. Il y a lieu de faire une analogie avec l’arrêt Canadian Newspapers Co. c Canada (P.G.), [1988] 2 RCS 122, dans laquelle la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité d’une disposition du Code criminel interdisant la divulgation de l’identité des plaignants victimes d’agression sexuelle. La Cour a expliqué ce qui suit, à la page 133 : « [L]es limites imposées aux droits des médias par [l’interdiction de publication de l’identité] sont minimes. […] Rien n’empêche les médias d’assister à l’audience et de relater les faits de l’affaire ainsi que le déroulement du procès. » C’est aussi vrai en l’espèce. Rien dans l’ordonnance de confidentialité modifiée n’empêche M. Kirikos de publier ses commentaires au sujet de la demande de contrôle judiciaire de 1998. Seuls les renseignements relatifs à la santé de M. Fowlie qui relèvent de sa vie privée sont caviardés. Cela correspond à une phrase.

[41]           Dans les circonstances précises de la présente espèce, étant donné la relation passée entre les parties, les effets bénéfiques que M. Fowlie peut escompter de la modification de l’ordonnance de confidentialité par le caviardage de renseignements concernant sa santé, qui relèvent de sa vie privée, dans les motifs de décision l’emportent sur les effets préjudiciables, plus précisément sur l’intérêt public dans la publicité des débats judiciaires.

[42]           Par conséquent, j’ordonne que la requête visant à faire annuler l’ordonnance de confidentialité soit accueillie en partie. Les motifs de décision seront rendus publics, et les documents relatifs au dossier de la Cour no T‑1971‑98 ne seront plus confidentiels; toutefois, les trois derniers mots de la dernière phrase du paragraphe 2 de la décision du juge Gibson seront caviardés dans tout document accessible au public.

[43]           Tout rapport médical dans le dossier de la Cour no T‑1971‑98 qui contient des renseignements personnels sur la santé de M. Fowlie sera mis sous scellés et le greffe devra en préserver le caractère confidentiel.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE : La requête visant à faire annuler l’ordonnance de confidentialité du 18 juin 2012 est accueillie en partie. Les motifs de la décision rendue par le juge Gibson et les documents concernant le dossier de la Cour no T‑1971‑98 seront rendus publics, mais les trois derniers mots de la dernière phrase du paragraphe 2 des motifs de décision seront caviardés. Tout rapport médical dans le dossier de la Cour no T‑1971‑98 qui contient des renseignements personnels sur la santé de M. Fowlie sera mis sous scellés et le greffe devra en préserver le caractère confidentiel. Il n’y a aucune adjudication des dépens.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1971‑98

INTITULÉ :

FRANK FOWLIE c SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 FÉVRIER 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 24 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Frank Fowlie

pour LE DEMANDEUR

 

Andrew Bernstein

Yael Bienenstock

pour la partie requérante

George Kirikos

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tory’s LLP

Toronto (Ontario)

pour la partie requérante

George Kirikos

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour LA DÉFENDERESSE

 

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