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Date : 20151029


Dossier : IMM-3559-14

Référence : 2015 CF 1225

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

JUAN MONTES BASTIDAS

MARITZA QUINTERO PADILLA

ANA VALERIA MONTES QUINTERO

SOFIA VALENTINA MONTES QUINTERO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les demandeurs sollicitent, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 9 avril 2014, qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), laquelle avait statué que les demandeurs n’étaient, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi, ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[2]               Pour les motifs ci‑dessous exposés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II.                Le contexte

[3]               Les demandeurs, une famille de quatre personnes, sont citoyens de la Colombie. En septembre 2012, ils ont quitté la Colombie pour se rendre aux États‑Unis (les É.‑U.). En juillet 2013, ils ont quitté les É.‑U. pour le Canada, où ils ont demandé l’asile, faisant valoir qu’ils étaient exposés à de graves sévices aux mains des guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC) et qu’ils ne pouvaient pas s’attendre à une protection étatique efficace de la part des forces de l’ordre colombiennes.

[4]               Selon le demandeur principal, M. Bastidas, ces dernières années, il a travaillé sur les marchés de Cali comme négociant en bétail et en porcs, et a fait l’objet de tentatives d’extorsion de la part des FARC, les membres des FARC pensant que le demandeur principal, comme d’autres négociants, avait de l’argent. Il affirme qu’en mai 2011, les FARC ont tenté de l’extorquer, menaçant de le tuer. Il affirme aussi que, le 27 juillet 2012, trois hommes sont venus le voir chez lui pour lui soutirer une partie de ses gains du jour précédent. C’est alors que M. Bastidas a décidé d’emménager, avec sa famille, chez sa mère qui ne vivait pas loin. Comme il a déjà été mentionné, deux mois plus tard, il a quitté la Colombie avec sa famille pour se rendre aux É.‑U.

[5]               Le 5 décembre 2013, la SPR a jugé que les demandeurs n’étaient pas crédibles et qu’ils n’avaient par conséquent pas établi qu’ils éprouvaient effectivement une crainte subjective d’être persécutés en Colombie. Devant la SAR, ils ont soutenu que, pour décider s’ils étaient des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger, la SPR i) n’a pas appliqué les critères juridiques qu’il fallait; ii) a, dans l’évaluation de leur crédibilité, commis huit erreurs; iii) a conclu à tort qu’ils avaient une possibilité de refuge intérieur.

[6]               La SAR a rejeté leur appel. Après avoir conclu que, dans le cadre de son analyse de la situation au regard des articles 96 et 97, la SPR n’avait effectivement pas employé les bons critères, la SAR a cependant jugé que, le témoignage des demandeurs n’étant pas crédible, cette erreur n’était pas de nature à vicier la décision de la SPR. Voici en quels termes la SAR s’est exprimée au sujet de la crédibilité du témoignage livré par les demandeurs.

[53] La question de la crainte subjective des appelants est déterminante puisque c’est sur cette question que se fondent leurs allégations selon lesquelles ils seraient ciblés et exposés à une possibilité sérieuse d’être persécutés s’ils retournaient en Colombie. La SAR conclut que l’évaluation menée par la SPR à l’égard du témoignage des appelants quant à leur prétendue crainte subjective est raisonnable, surtout compte tenu des conclusions défavorables tirées en matière de crédibilité. Par ailleurs, la SAR juge que la conclusion de la SPR selon laquelle les appelants ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse d’être persécutés à leur retour en Colombie est également raisonnable.

[54] La SPR a conclu que les appelants n’avaient pas réussi à établir de façon crédible les allégations importantes sur lesquelles repose leur demande d’asile. Après avoir examiné l’ensemble des conclusions relatives à la crédibilité, la SAR conclut que la décision rendue par la SPR rejetant les demandes d’asile des appelants appartient aux issues possibles acceptables pouvant être justifiées au regard des faits et du droit.

III.             La question en litige

[7]               Les parties ont, dans leurs arguments tant écrits que verbaux, consacré une énergie considérable à la question de la norme de contrôle que devrait employer la SAR lors d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la SPR. La principale question à trancher en l’espèce est donc de savoir si, dans son examen de la décision en cause, la SAR a appliqué une norme en accord avec le rôle que le législateur a entendu lui confier.

[8]               Je conclus que ce n’est pas le cas.

IV.             Analyse

[9]               Se fondant sur l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, ainsi que sur l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Newton c Criminal Trial Lawyers’ Assn, 2010 ABCA 399, 493 AR 89, la SAR a qualifié ainsi la fonction d’appel qu’elle exerce :

[30] Pour ces motifs, la SAR conclut qu’il convient de faire preuve de déférence, dans le cadre du présent appel, à l’égard des conclusions tirées par la SPR relativement aux questions de fait et de crédibilité. La norme de contrôle applicable au présent appel est celle de la décision raisonnable.

[31] Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel de la SPR, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[Renvoi omis.]

[10]           La question du rôle de la SAR – question qui ne se pose que depuis peu de temps, puisque l’existence juridique de la SAR ne remonte qu’à décembre 2012 – est à l’origine de plusieurs décisions rendues au cours de la dernière année par la Cour. Or, la Cour a invariablement estimé que la SAR commettait une erreur lorsqu’elle appliquait, dans l’examen d’une décision de la SPR, la norme de la décision raisonnable. Dans Pataraia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 465, le juge Simon Fothergill résume ainsi la jurisprudence de la Cour sur la question :

[10] La Cour a constamment statué que la SAR commet une erreur lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable à l’examen des conclusions de fait de la SPR (Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080 [Djossou], aux paragraphes 6 et 7). Quoi qu’il en soit, la SAR doit faire montre de retenue à l’égard des évaluations de la crédibilité de la SPR qui se fondent sur les témoignages (R c NS, 2012 CSC 72, au paragraphe 25).

[11] La plupart des juges de la Cour ont statué que, étant donné que la SAR est un tribunal spécialisé qui instruit des [traduction« appels fondés sur les faits », elle n’est tenue de faire preuve de retenue à l’égard de la SPR que lorsque la crédibilité d’un témoin est cruciale ou déterminante, ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica], aux paragraphes 54 et 55; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858, au paragraphe 17; Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063 [Akuffo], au paragraphe 39; Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245 [Bahta], au paragraphe 16; Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 C 295, 2015 CF 295, au paragraphe 13; pour l’opinion contraire, voir Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913, au paragraphe 40 [Spasoja]).

[12] Même s’il n’y a pas unanimité sur cette question (voir Spasoja, au paragraphe 39), la plupart des juges de la Cour estiment que la SAR doit procéder à sa propre évaluation indépendante de la preuve (Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 41; Huruglica, au paragraphe 47; Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859 [Njeukam], au paragraphe 15; Akuffo, au paragraphe 45; Djossou, au paragraphe 53). L’obligation qu’a la SAR de procéder à une évaluation indépendante de la preuve s’applique aux questions de crédibilité.

[13] Dans certaines décisions de la Cour, les auteurs ont statué que la SAR ne commet pas une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable à des conclusions reposant purement sur la crédibilité (Njeukam; Akuffo, Allalou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1084; Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209 [Yin]). Cependant, comme l’explique le juge Simon Noël dans la décision Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182, au paragraphe 32, la Cour ne confirme l’application de la norme de la décision raisonnable par la SAR aux conclusions de la SPR fondées sur la crédibilité que lorsque la SAR a manifestement procédé à sa propre évaluation de la preuve.

[14] C’est également la teneur de la décision du juge Shore dans l’affaire Youkap c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 249, 2015 CF 249, aux paragraphes 36 et 37, lorsqu’il souligne que dans les affaires où il est question de conclusions fondées purement sur la crédibilité, l’important n’est pas quelle norme a été appliquée, mais plutôt [traduction« si la SAR a procédé à une évaluation indépendante de l’ensemble de la preuve ». Le juge Shore a aussi expliqué que « l’idée selon laquelle la SAR pourrait substituer une décision attaquée pour celle qui aurait dû être rendue sans d’abord évaluer la preuve est incompatible avec l’objet de la LIPR » (Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975, au paragraphe 25 [Triastcin]).

[11]           Dans Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1236, j’ai pris la position défendue par mes collègues qui estiment qu’un appel devant la SAR est censé être « un appel complet fondé sur les faits », et non pas simplement une autre forme de contrôle judiciaire, et qu’il suppose par conséquent un examen complet des questions de fait, de droit, ainsi que des questions mixtes de fait et de droit soulevées en appel. Autrement dit, je considère que la SAR doit se livrer à une appréciation indépendante des éléments de preuve et que cette appréciation englobe les questions de crédibilité.

[12]           Je constate qu’en l’espèce la décision de la SAR est entièrement fondée sur une analyse des conclusions de la SPR quant à leur caractère raisonnable. Rien dans les motifs exposés par la SAR ne montre qu’elle se soit livrée à une appréciation indépendante des éléments de preuve en rapport avec les questions soulevées par les demandeurs. En ce qui concerne les questions qu’ont soulevées les demandeurs, la SAR a sur tous les points jugé que les conclusions auxquelles était parvenue la SPR étaient raisonnables et faisaient partie des issues possibles acceptables se justifiant au regard des faits et du droit. C’est le principe même d’une analyse axée sur le caractère raisonnable de la décision. Autrement dit, la SAR a statué dans cet appel comme s’il s’agissait simplement d’une autre forme de contrôle judiciaire.

[13]           S’ajoutant au fait que la SAR a conclu que, dans son analyse des articles 96 et 97 de la Loi, la SPR avait appliqué le mauvais critère juridique, l’erreur est déterminante pour ce qui est de la présente demande de contrôle judiciaire.

[14]           Précisons, pour être juste envers le commissaire de la SAR qui a rendu la décision contestée en l’espèce, qu’en avril 2014, quand est intervenue la décision en cause, la Cour ne s’était pas encore prononcée sur le rôle de la SAR en tant qu’instance d’appel, et sur la norme au regard de laquelle elle est censée examiner les décisions de la SPR. La Cour a depuis eu l’occasion de se prononcer sur ce point et comme nous l’avons vu, des questions ont été à cet égard certifiées dans au moins cinq affaires à ce jour (Huruglica; Triastcin; Yetna; Akuffo; Spasoja). La Cour d’appel fédérale aura donc bientôt l’occasion de trancher cette question importante.

[15]           En attendant, ce qui importe, c’est que, par cette décision, la SAR a, selon moi, privé les demandeurs du recours en appel institué par le législateur dans l’intérêt des demandeurs d’asile déboutés.

[16]           Les demandeurs souhaitaient proposer une question à certifier au cas où leur demande serait rejetée, mais ce n’est pas le cas du défendeur. Aucune question n’est donc certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision de la Section d’appel des réfugiés en date du 9 avril 2014 est annulée, et l’affaire est renvoyée devant un autre commissaire pour nouvelle décision.

3.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3559-14

INTITULÉ :

JUAN MONTES BASTIDAS, MARITZA QUINTERO PADILLA, ANA VALERIA MONTES QUINTERO, SOFIA VALENTINA MONTES QUIINTERO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MAI 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 29 OCTOBRE 2015

COMPARUTIONS :

M. Jack Davis

pour les demandeurs

Mme Margherita Braccio

pour lE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis and Grice

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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