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Date : 20151027


Dossier : IMM-1886-15

Référence : 2015 CF 1215

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

HAROUN WOUCHE BRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 20 février 2015 rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés [la SPR] par laquelle celle‑ci déclarait que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention,ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

II.                Le contexte

A.                La crainte alléguée du demandeur

[2]               Le demandeur est un citoyen tchadien, de 26 ans, d’origine ethnique gorane. Il est arrivé au Canada le 13 août 2014 et a demandé l’asile le même jour.

[3]               Le demandeur soutient qu’il a commencé à avoir des problèmes avec les autorités tchadiennes au début du mois de juin 2013 à partir du moment où son cousin, un membre de l’opposition et résident des États‑Unis, a commencé à l’appeler au téléphone pour lui parler notamment de la situation politique au Tchad. Le demandeur affirme que son téléphone était surveillé par les autorités tchadiennes et que, le 10 juin 2013, des hommes armés l’ont amené dans un camp de l’Agence nationale de sécurité où il a été interrogé et torturé pendant huit jours, jusqu’à ce que ses parents obtiennent sa mise en liberté en soudoyant un gardien de sécurité. Il est alors parti pour la ville de Dougia où il est resté caché auprès de membres de la famille jusqu’à ce qu’il quitte ce pays pour les États‑Unis en mars 2014. Pendant qu’il se trouvait à Washington, le demandeur a participé à une manifestation en août 2014, au cours de laquelle il a été pris en photographie.

B.                 La décision de la SPR

[4]               Après avoir constaté qu'il existait plusieurs contradictions entre les notes de point d’entrée de l’agent d’immigration, le formulaire de renseignements personnels du demandeur et son témoignage, la SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible. Certaines de ces contradictions portaient sur le fait que le demandeur n’a pas mentionné au point d’entrée que le dissident politique qui avait communiqué avec lui au Tchad était en fait son cousin et que le demandeur a fourni des versions contradictoires de la fréquence, des dates et des contenus des conversations qu’il a eues avec son cousin. D’après la SPR, le demandeur a également donné des versions incompatibles de son évasion de prison. Compte tenu de ces conclusions défavorables en matière de crédibilité, la SPR a estimé qu’il était invraisemblable que le demandeur se soit caché à Dougia, étant donné que sa carte nationale d’identité a été délivrée à N’Djamena en janvier 2014.

[5]               Étant donné que la SPR a estimé que le demandeur n’était pas crédible, elle n’a accordé aucune force probante aux documents médicaux présentés par le demandeur, ni à la lettre transmise par le cousin du demandeur.

[6]               La SPR a également examiné les preuves documentaires concernant le groupe ethnique des Goranes et elle a jugé que, si certains membres de l’ethnie gorane étaient visés par le régime parce qu’ils participaient aux actions de factions rebelles, le groupe ethnique dans son ensemble n’était pas systématiquement persécuté au Tchad. La SPR a admis que le demandeur avait participé à une manifestation à Washington en août 2014, mais elle a conclu que celui‑ci n’avait fourni aucun élément établissant que les autorités tchadiennes étaient au courant de sa participation à cette manifestation ou qu’elle pourrait prendre connaissance de ce fait.

C.                La contestation de la décision de la SPR par le demandeur

[7]               Le demandeur soutient que la SPR n’a pas examiné de façon appropriée les preuves médicales qu’il a présentées et qui expliquaient les contradictions de son témoignage puisque [traduction] « les traumatismes qu’il a subis peuvent expliquer le fait que le témoignage d’un demandeur soit confus ». Le demandeur affirme que les contradictions que l’on trouve dans son témoignage sont de nature mineure et que la SPR a adopté une approche déraisonnable lorsqu’elle a tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité parce qu’elle a « examiné à la loupe les dépositions » (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF no 444, au paragraphe 9, 15 ACWS (3d) 344).

[8]               Le demandeur soutient en outre que l’analyse à laquelle la SPR a procédé sur la question de savoir si le demandeur avait présenté une demande d’asile sur place valide est incomplète, étant donné que la SPR n’a pas examiné la question de savoir s’il était probable que les autorités tchadiennes prendraient connaissance de la participation du demandeur à la manifestation en question, compte tenu de la situation actuelle dans le pays, à savoir, que les autorités interdisent les manifestations qu’elles estiment susceptibles d’être critiques à l’endroit du gouvernement. Cet aspect, combiné au fait que le régime cible les opposants d’origine ethnique gorane, mettrait le demandeur en danger dans le cas où il retournerait dans son pays. Le demandeur affirme que la demande d’asile sur place n’est pas influencée par les conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par le tribunal.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[9]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève la question de savoir si la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle, au titre du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, c F‑7, lorsqu’elle a tiré les conclusions en question.

[10]           Il est bien établi que la norme de contrôle applicable aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité est celle de la raisonnabilité. La présente affaire soulève des questions de fait et mixtes de fait et de droit qui font partie du domaine d’expertise de la SPR et envers lesquels il faut, par conséquent, faire preuve de retenue (Nouveau-Brunswick (Conseil de gestion) c Dunsmuir, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 42 ACWS (3d) 886, au paragraphe 4, 160 NR 315; Nava Flores c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1147, aux paragraphes 25 et 26; Hidalgo Carranza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 914, au paragraphe 16).

[11]           Pour les mêmes motifs, l’appréciation de la validité des demandes d’asile présentées sur place appelle également l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité (Ahmadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 812, au paragraphe 15 [Ahmadi]; Matute Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074, au paragraphe 23).

IV.             Analyse

A.                Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient‑elles déraisonnables?

[12]           Je conviens avec le défendeur que les contradictions et les divergences constatées dans le témoignage du demandeur constituent des motifs justifiant de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité (Kumar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) 39 ACWS (3d) 1027, [1993] ACF no 219).

[13]           En outre, contrairement aux arguments du demandeur, j’estime que la SPR a tenu compte des rapports psychologiques et médicaux du demandeur présentés à titre de preuve. Le demandeur a été qualifié de « personne vulnérable » aux fins de l’audience de la SPR, et ce, sur le fondement du rapport de son médecin qui mentionnait que le demandeur souffrait de dépression et de trouble de stress post‑traumatique. La SPR a examiné de façon approfondie le diagnostic dont avait fait l’objet le demandeur et elle a conclu que le comportement dont avait fait preuve celui‑ci à l’audience ne correspondait pas à ce qui ressortait de l’examen du demandeur fait par le médecin. Le demandeur a certes déclaré à son médecin qu’il était extrêmement angoissé à l’idée de témoigner et qu’il craignait d’avoir une attaque de panique au cours de l’audience, mais la SPR a estimé que le demandeur n’avait éprouvé aucune difficulté à témoigner. La SPR s’est alors fondée sur Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379, aux paragraphes 37 et 39, [2014] 2 RCF 3 [Kaur], pour conclure que l’état psychologique du demandeur ne pouvait expliquer les contradictions flagrantes relevées dans la preuve, en particulier compte tenu du fait qu’il était représenté par un avocat.

[14]           Dans Kaur, le juge en chef Paul Crampton a déclaré ce qui suit au sujet de ce qui précède :

[37] Par exemple, le fait que le rapport psychologique, comme c’est le cas en l’espèce, établisse un lien de cause à effet entre un trouble de stress post‑traumatique ou un autre état pathologique et la tendance du demandeur d’asile à se montrer vulnérable, désorienté, anxieux, bouleversé ou ému lorsqu’il est interrogé, ou à réagir au stress par la dissociation mentale, ne constitue pas ordinairement une explication raisonnable de ce qu’il ait omis un élément important de sa version des faits dans son FRP, surtout s’il a établi celui‑ci avec l’aide d’un conseil. Compte tenu des passages précités dans les arrêts Newfoundland Nurses, Alberta Teachers et Halifax, on ne voit pas non plus de prime abord comment de tels troubles psychologiques suffiraient à priver de son fondement rationnel ou de toute assise raisonnable une conclusion défavorable sur la crédibilité motivée par des contradictions flagrantes ou des divergences importantes.

[15]           À mon avis, même en tenant compte de l’état psychologique du demandeur, le fait qu’il ait nié, à l’audience, avoir parlé à son cousin de politique, ce qui constitue un aspect essentiel de sa demande d’asile, est une contradiction que la confusion associée aux traumatismes subis ne permet pas d’expliquer. Je conviens avec le défendeur qu’il était loisible à la SPR d’en arriver à une conclusion défavorable en matière de crédibilité, étant donné que cette contradiction touchait un élément central de la demande.

[16]           Cette contradiction, combinée avec les autres contradictions constatées par la SPR, m’amène à conclure que la conclusion défavorable en matière de crédibilité tirée par la SPR appartient aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). La SPR a conclu que le demandeur avait fourni une version différente des faits concernant ce qui s’était produit le jour où les agents de l’ASN l’avaient capturé. À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il était chez lui lorsqu’il avait parlé avec son cousin et que des agents de l’ASN l’avaient capturé deux heures après la conversation, mais il a informé l’agent au point d’entrée que les agents de l’ASN l’avaient capturé au moment même où il prenait l’appel de son cousin et qu’il avait délibérément pris cet appel à l’extérieur de sa résidence parce que cela aurait été autrement [traduction] « trop dangereux ». Le demandeur a également fourni des versions contradictoires de ce qui s’était passé après son évasion du camp de l'ASN. Au début, il a déclaré à l’agent au point d’entrée qu’il ne savait pas où il s’était rendu et il a ensuite déclaré qu’il avait été amené à l’ambassade américaine pour obtenir un visa américain alors qu’à l’audience il a déclaré que son oncle l’avait amené à Dougia, où il avait vécu jusqu’à ce qu’il quitte le Tchad. Il a également témoigné que son oncle et deux des amis de son oncle étaient venus le trouver dans le camp de l’ASN pour le mettre en sécurité, mais au point d’entrée, le demandeur a déclaré que seuls son oncle et un ami étaient là.

[17]           Étant donné que la SPR n’a pas conclu que le demandeur était crédible, ni cru aux faits sous‑jacents à sa demande, il lui était tout à fait loisible de n’accorder aucune force probante à l’examen médical ou à la lettre de son cousin (Murji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 148, au paragraphe 16; Danailov c Canada (MCI), [1993] ACF no 1019, au paragraphe 2; Garcha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1012, aux paragraphes 19 à 21, 2002 ACF no 1393).

B.                 L’analyse de la demande d’asile présentée sur place effectuée par la SPR était‑elle raisonnable?

[18]           La Cour a déclaré qu’un demandeur peut validement faire une demande d’asile sur place lorsqu’il est en mesure d’établir qu’il a manifesté contre des politiques gouvernementales de son pays d’origine et que cette activité est venue à l’attention des autorités de son pays d’origine, ou qu'elle y viendra probablement (Kammoun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 128, au paragraphe 18; Win c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 398, au paragraphe 30).

[19]           En l’espèce, la SPR a reconnu que le demandeur avait participé à une manifestation à Washington, mais elle n’a toutefois pas fait droit à sa demande d’asile sur place parce qu’elle a estimé que la preuve ne démontrait pas que les photos avaient été divulguées aux autorités tchadiennes, ni que celles‑ci avaient connaissance de ces photos ou en prendraient connaissance par la suite.

[20]           Je reconnais que les personnes qui manifestent à l’intérieur des frontières tchadiennes sont ciblées par le régime, mais le demandeur a participé à une manifestation aux États‑Unis. La Cour a déjà jugé que, lorsqu’un demandeur manifeste à l’extérieur de son pays d’origine, c’est à lui qu’il incombe de démontrer que le gouvernement de son pays d’origine sera au courant de ses activités ou le deviendra (Ahmadi, précitée, au paragraphe 19). Le juge Richard Mosely a déclaré ce qui suit dans Ahmadi, au paragraphe 19 :

[19] […] Le demandeur allègue que le document du Département d’État des États‑Unis mentionné ci‑dessus indique que toute forme de manifestation est réprimée en Iran. Cela est exact, mais le demandeur parle de manifestations en Iran. Or, il a manifesté à l’extérieur de l’Iran et, en conséquence, il devait démontrer que le gouvernement iranien était au courant de ses activités politiques. L’agent a estimé qu’il ne l’avait pas fait. Compte tenu de la preuve dont il disposait, l’agent pouvait parvenir à cette conclusion.

[21]           À mon avis, la présente espèce est semblable à l’affaire Ahmadi, précitée. Il ressort de la preuve documentaire présentée par le demandeur que le régime tchadien réprime les manifestations organisées à l'intérieur de ses frontières, mais le demandeur n’a pas démontré que le gouvernement tchadien serait au courant ou était déjà au courant de sa participation à une manifestation politique qui s’est déroulée à l’extérieur du pays. Dans sa décision, la SPR n’a pas fait référence aux preuves documentaires à ce sujet, mais j’ai examiné ces preuves et j’estime que rien n’indique que le gouvernement tchadien recherche activement les manifestants qui agissent dans des pays étrangers dans le but de les cibler s’ils revenaient au Tchad. Compte tenu de ce qui précède, il était tout à fait loisible à la SPR de conclure que le demandeur ne répondait pas aux conditions exigées pour une demande présentée sur place.

[22]           La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

[23]           Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties. Aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1886-15

INTITULÉ :

HAROUN WOUCHE BRAHIM c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 27 OCTOBRE 2015

COMPARUTIONS :

Styliani Markaki

POUR LE DEMANDEUR

Lynne Lazaroff

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Markaki, Styliani

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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