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Date : 20151123


Dossier : T-157-15, T-158-15

Référence : 2015 CF 1152

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Gleeson

Dossier : T-157-15

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

KHALID L. ABDUL MUTTALIB

défendeur

Dossier : T-158-15

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET  

DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

DENA N. MAJEED

défenderesse

JUGEMENT MODIFIÉ ET MOTIFS DU JUGEMENT

[1]               Il s’agit de demandes de contrôle judiciaire présentées par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le demandeur) conformément à l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi), des décisions d’un juge de la citoyenneté (le juge) datées du 14 janvier 2015, selon lesquelles les défendeurs satisfont à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, et qui leur accordent leur citoyenneté canadienne.

[2]               Le 18 février 2015, compte tenu de la requête écrite ex parte du demandeur, la Cour a statué que le demandeur pouvait être exempté de l’exigence de signifier en personne la demande d’autorisation de contrôle judiciaire, et a permis au demandeur de signifier la demande d’autorisation de contrôle judiciaire par messagerie à l’adresse du dernier domicile connu des défendeurs.

[3]               Les défendeurs n’ont pas déposé d’avis de comparution et n’ont pas comparu à l’audience de la présente affaire.

[4]               Pour les motifs exposés ci-après, les demandes sont accueillies.

I.                   Le contexte

[5]               Les défendeurs, Khalid L. Abdul Muttalib et Dena N. Majeed, sont mariés et citoyens de l’Irak. Ils sont arrivés au Canada et ont reçu leur statut de résident permanent le 13 mars 2005. Le 28 octobre 2008, ils ont présenté une demande de citoyenneté canadienne. La période pertinente pour le calcul de leur résidence au Canada aux fins de l’alinéa 5(1)c) de la Loi est du 13 mars 2005 au 28 octobre 2008.

[6]               Les demandes des défendeurs ont été renvoyées à une audience devant un juge de la citoyenneté en raison de problèmes de crédibilité soulevés par l’agent de la citoyenneté qui a étudié les demandes et les documents justificatifs présentés par les défendeurs.

II.                La décision

[7]               Dans deux décisions datées du 14 janvier 2015, le juge a fait droit aux demandes de citoyenneté des défendeurs.

A.                Monsieur Muttalib

[8]               Le défendeur M. Muttalib a déclaré 44 jours d’absence pendant la période pertinente et 1 280 jours de présence pour un total de 1 324 jours, ce qui dépasse le seuil de 1 095 jours de présence effective requis par la Loi.

[9]               Le juge indique que M. Muttalib avait présenté une traduction de tous les timbres de l’étranger dans son passeport, et il a exposé les explications de M. Muttalib concernant ses antécédents professionnels au Canada. Le juge a aussi fait mention des préoccupations soulevées par l’agent de la citoyenneté : (1) l’absence de passeport pour la période du 19 septembre 2006 au 17 janvier 2008; (2) les questionnaires sur la résidence (QR) incomplets et non retournés; (3) une liste téléphonique inexacte; (4) l’absence d’avis de cotisation faisant état de revenus pour les années 2005 et 2006.

[10]           Le juge a abordé chacune des préoccupations : (1) le défendeur a allégué qu’il n’avait pas de passeport valide du 19 septembre 2006 au 17 janvier 2008 parce qu’il n’avait pas eu besoin de voyager – le juge a accepté cette explication en soulignant que la présence du demandeur au Canada était étayée par des avis de cotisation et par des demandes de remboursements de frais médicaux déposés après l’audience; (2) le juge a écrit que l’explication selon laquelle les défendeurs n’avaient jamais reçu de QR était incompatible avec la preuve documentaire, mais il a conclu que cela était attribuable à moment de distraction plutôt qu’à une volonté d’induire en erreur; (3) le juge a expliqué que la liste téléphonique inexacte ne soulevait pas de doutes quant à la crédibilité parce que cette erreur était difficilement corrigible; (4) le juge a mentionné que le défendeur a fourni, après l’audience, des avis de cotisation qui étaient conformes aux antécédents professionnels fournis par le demandeur lors de l’audience.

[11]           Sur cette base, le juge a conclu, en appliquant le critère de présence effective pour déterminer la résidence établi par le juge Muldoon dans la décision Pourghasemi, (Re), [1993] ACF no 232, aux paragraphes 4 et 6, 19 Imm LR (2d) 259 (TD) [Pourghasemi], que M. Muttalib avait démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait satisfait à l’obligation de résidence dont il est question dans la Loi.

B.                 Madame Majeed

[12]           La défenderesse, Mme Majeed, a déclaré 24 jours d’absence au cours de la période pertinente et 1 300 jours de présence effective pour un total de 1 324 jours.

[13]           Le juge a effectué une analyse similaire à l’égard de Mme Majeed. Dans son cas, l’agent de la citoyenneté avait fait les observations suivantes : (1) des QR non retournés et non remplis; (2) une absence déclarée de manière inexacte dans laquelle la demanderesse a fait état qu’elle avait quitté le Canada le 9 avril 2005 alors que son passeport indiquait qu’elle était arrivée en Arabie Saoudite le 1er avril 2005; (3) l’absence de timbres de sortie du Canada ou de l’Arabie Saoudite dans son passeport; (4) l’absence d’avis de cotisation pour les années 2005, 2006 et 2008.

[14]           Le juge a conclu que Mme Majeed se fiait à son mari pour la présentation de sa demande, et même si elle n’était pas en mesure de fournir une explication quant aux QR non retournés, le juge a estimé que les explications de son mari ne soulevaient pas de doutes quant à la crédibilité de la défenderesse. En ce qui a trait à l’absence inexacte du Canada, le juge a convenu que ce n’était qu’une simple erreur, et que même si on déduisait les huit jours, cela ne faisait pas en sorte que la défenderesse n’avait pas séjourné au Canada pendant les 1 095 jours requis pour la résidence. Le juge a retenu les explications et la documentation fournies par la défenderesse et son mari après l’audience.

[15]           Le juge, en appliquant le critère de la décision Pourghasemi, a conclu que Mme Majeed avait aussi satisfait, selon la prépondérance des probabilités, à l’obligation de résidence dont il est question dans la Loi.

III.             La position du demandeur

[16]           Le demandeur affirme que le seuil d’admissibilité relatif à l’obligation de résidence ne repose pas sur des éléments de preuve crédibles. La preuve devant le juge laisse trop d’interrogations à l’égard de la question de la résidence. Le demandeur prétend également que le juge a négligé de tenir compte adéquatement de la preuve, et que, par conséquent, les décisions manquent de justification et de transparence.

[17]           Le demandeur fait valoir qu’une grande partie de la preuve de résidence est passive, et qu’elle n’appuie pas les allégations des défendeurs quant à leur résidence au Canada. À cet égard, le demandeur indique l’incapacité des défendeurs à fournir des QR remplis et un rapport d’antécédents de voyageur de l’Agence des services frontaliers du Canada.

[18]           En outre, le demandeur fait mention du faible revenu de M. Muttalib pendant la période pertinente, revenu qui, selon le demandeur, ne semble pas suffisant pour lui permettre de soutenir sa femme et, ultimement, deux enfants. Malgré ces faibles revenus, le demandeur fait remarquer que les défendeurs ont acheté un logement en copropriété pendant cette même période. Le demandeur ajoute que le juge n’a pas tenu compte des relevés bancaires et des dossiers médicaux. Le demandeur fait valoir que les relevés bancaires démontrent des périodes d’inactivité régulière et que le dossier médical de Mme Majeed démontre qu’elle n’a pas consulté les autorités médicales avant les huit dernières semaines de sa grossesse en juin 2006.

[19]           Le demandeur allègue qu’il est faux de prétendre que tous les timbres de l’étranger dans le passeport de M. Muttalib ont été traduits, même si le juge a déclaré le contraire. Le demandeur allègue que les visas, les observations et certains timbres n’ont pas été traduits. Le demandeur fait valoir également que le juge a omis d’examiner l’absence de timbre de retour au Canada dans les deux passeports des défendeurs et le timbre de renouvellement du passeport de M. Muttalib. Le timbre de renouvellement indique que le passeport a été renouvelé en septembre 2006 en Irak et que la nouvelle date d’expiration était le 3 juillet 2009. Le demandeur fait valoir que cela contredit la déclaration de M. Muttalib selon laquelle il n’avait pas de passeport valide pendant cette période parce qu’il n’avait pas eu à voyager.

IV.             La position des défendeurs

[20]            Comme il a été mentionné ci-dessus, les défendeurs n’ont pas déposé d’avis de comparution ni d’observations, et n’ont pas comparu à l’audience.

V.                Les questions en litige

[21]           Le demandeur ne soulève qu’une seule question :

  1. La conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle les défendeurs ont satisfait à l’obligation de résidence dont il est question à l’alinéa5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté était-elle déraisonnable?

VI.             La norme de contrôle

[22]           Le demandeur plaide que les conclusions du juge selon lesquelles les défendeurs satisfont à l’obligation de résidence visée par la Loi supposent sont des questions mixtes de fait et de droit qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (El Falah c Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 736, au paragraphe 14, 183 ACWS (3d) 916; Farag c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 783, aux paragraphes 24 à 26). Je suis d’accord.

VII.          Analyse

[23]           Je suis d’accord avec la position du demandeur; le juge a commis une erreur en ne tenant pas compte adéquatement de la preuve, et, par conséquent, a omis d’en reconnaître et d’en examiner les éléments qui contredisaient ses conclusions. En raison de ce manquement, la Cour n’est pas en mesure de comprendre pourquoi la décision a été rendue.

[24]           Dans son examen de la question de la résidence, le juge s’est appuyé sur le critère de résidence énoncé dans la décision Pourghasemi, qu’il a adopté. Le critère est fondé sur le compte strict de jours de présence effective au Canada, qui doivent totaliser 1 095 jours pour les quatre années précédant la demande de citoyenneté (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Bayani, 2015 CF 670, au paragraphe 20 [Bayani]). Au moment de recourir au critère de présence effective pour satisfaire à l’obligation de résidence, les preuves documentaires attestant les entrées et les sorties au Canada sont importantes, car elles servent de base documentaire au calcul des jours de présence (Bayani, au paragraphe 40).

[25]           En l’espèce, les passeports ont été fournis, mais ce ne sont pas toutes les pages de celui de M. Muttalib qui ont été traduites, et ni l’un ni l’autre n’a reflété des retours au Canada établissant une concordance avec les absences déclarées des demandeurs. Le juge a cru à tort que [traduction« le demandeur a présenté une traduction de tous les timbres de l’étranger dans son passeport ». En outre, ni l’un ni l’autre des défendeurs n’a fourni de rapport d’antécédents de voyageur malgré la demande qui leur avait été faite. Le juge n’a pas tenu compte et n’a pas traité de ce manquement manifeste dans les antécédents de voyages des défendeurs. De plus, le juge n’a pas reconnu et, par conséquent, n’a pas examiné la preuve contradictoire liée à la question de savoir si M. Muttalib était en possession d’un passeport valide ou non entre le 19 septembre 2006 et le 17 janvier 2008. Chacune de ces questions a éventuellement une incidence directe sur la question de savoir si les défendeurs se sont acquittés ou non de leur fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ont satisfait à l’obligation de résidence prescrite par la Loi, et chacune d’elles est éventuellement contradictoire avec la conclusion dégagée (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 15 et 17, 157 FTR 35 (TD).

[26]           Les lacunes dans la preuve relative aux antécédents de voyage des défendeurs prennent encore plus d’importance lorsqu’elles sont comparées à la preuve corroborant leur résidence. La preuve médicale de Mme Majeed indique que ce n’est que vers la fin de sa grossesse qu’elle a reçu des soins obstétricaux assurés par le régime public. Les relevés bancaires et de carte de crédit démontrent des périodes où il y a eu peu ou pas d’activités bancaires, et les revenus déclarés par M. Muttalib ne semblent suffire pour soutenir une famille ni pour financer l’achat d’un logement en copropriété. Là encore, ces circonstances sont éventuellement contradictoires avec la conclusion rendue par le juge, mais celui-ci n’en a pas traité.

[27]           Évidemment, il est bien établi que la validité d’une décision ne sera pas contestée selon l’analyse de la décision raisonnable parce qu’elle ne touche pas à tous les détails et les arguments dont le juge chargé du contrôle de la décision aurait souhaité qu’ils soient abordés par le décideur. Toutefois, les motifs doivent permettre à l’instance révisionnelle de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si elle appartient aux issues acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16). Les observations de ma collègue, la juge Danièle Tremblay-Lamer, dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Matar, 2015 CF 669, au paragraphe 31, s’appliquent en l’espèce :

[31]      Si le juge de la citoyenneté avait affirmé avoir accordé plus de poids à certains éléments de preuve qu’à d’autres, la Cour aurait pu conclure qu’il avait tenu compte des incohérences (Safi, au paragraphe 44). Toutefois, je ne suis pas en mesure de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté ni quels facteurs et éléments de preuve l’ont amené à être convaincu que le défendeur avait été présent au Canada pendant le nombre de jours requis. Comme l’a fait valoir le défendeur, il y a des explications possibles quant aux incohérences dans la preuve qui ont été soulevées par le demandeur. Sans la prise en considération de ces incohérences dans les motifs, il est impossible de savoir si le juge de la citoyenneté en était conscient et s’il a jeté un regard critique sur la preuve à cet égard. En conséquence, les motifs en révèlent trop peu pour aider la Cour à apprécier le caractère raisonnable de l’issue.

[28]           En résumé, après avoir examiné les décisions dans le contexte du dossier, je ne suis pas en mesure de comprendre pourquoi les décisions ont été rendues ni de déterminer si elles appartiennent aux issues acceptables.

[29]           Pour les motifs qui précèdent, la demande est accueillie. Le demandeur n’a pas soulevé de question à des fins de certifications.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies et les dossiers renvoyés à un autre décideur pour qu’il les étudie de nouveau. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

T-157-15 ET T-158-15

 

INTITULÉ :

T-157-15, LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c KHALID L. ABDUL MUTTALIB

T-158-15, LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c DENA N. MAJEED

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 septembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT :

MODIFIÉ :

LE 8 OCTOBRE 2015

LE 23 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

KAREENA WILDING

POUR LE DEMANDEUR

 

AUCUNE COMPARUTION

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

AUCUN AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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